Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.

 

COMMISSARIAT A L'ÉNERGIE ATOMIQUE










Capter et créer le capital savoir

Jean-Louis Ermine

(A paraître dans Réalités Industrielles,


Annales de l'Ecole des Mines)

1998


Capter et créer le capital savoir

Jean-Louis Ermine

Commissariat à l'Energie Atomique

Direction de l'Information Scientifique et Technique

Service Ingénierie de l'Information et Applications

Centre d'Etudes de Saclay

91191 Gif sur Yvette CEDEX France

ermine@cartier.cea.fr


La gestion des savoirs s'inscrit désormais dans la réalité de l'entreprise : la connaissance est un enjeu économique majeur de demain. Créer, capitaliser et partager son capital de connaissances est une préoccupation de base de toute organisation performante.

Mais gérer son capital savoir ne consiste pas seulement à diffuser les informations par la mise en place de nouvelles technologies. C'est une programme à long terme qui part d'une volonté stratégique, qui passe par une bonne analyse de la nature même du savoir et du savoir-faire de l'entreprise, et qui aboutit à la mise en place d'outils variés et adaptés.


Le " Knowledge Management ", un nouveau mythe ?

Le monde économique et/ou scientifique est traversé régulièrement par des modes qui relèvent autant du fantasme que de la réalité. Les consultants du Gartner Group ont bien modélisé, avec une certaine malice, ce phénomène par ce qu'ils appellent " The Hype Cycle " (le cycle de l'esbroufe), qui part du " Signal de départ ", culmine au " Sommet des attentes exagérées ", descend au " Creux de la désillusion " et amorce ensuite une " Remontée de l'éclaircissement " jusqu'à un raisonnable " Plateau de la productivité ". Il semble qu'un tel mouvement se dessine pour ce que les anglo-saxons appellent le " Knowledge Management ", que nous traduirons par " gestion des connaissances ", dont l'intitulé même traduit tout le programme : il s'agit rien moins que de capitaliser et faire fructifier le " capital savoir " des entreprises.

Certaines entreprises ont pris la décision stratégique d'officialiser l'importance donnée à la gestion des connaissances en créant une fonction spécifique, directement reliée à la direction générale. Aux USA, on parle de Chief Knowledge Officer (Hoffman-Laroche, GE Lighting, Xerox Park, ...), de Knowledge Manager, de Chief Learning Officer, etc. (General Electric, Coca Cola, Dow Chemical, Steelcase ...). En Europe, Skandia AFS (première entreprise financière suédoise) est citée très souvent, en tant que pionnier, pour son " Directeur du Capital Intellectuel ". Dans les entreprises européennes, le mouvement est moins perceptible, car il est plutôt à la charge des directions de la qualité ou de la direction des systèmes d'information, voire de la direction des ressources humaines. Pourtant la réflexion y est intense et la dimension stratégique apparaît de plus en plus clairement, y compris dans les organisations publiques (recherche, défense ...)

D'un autre côté, l'offre dans ce domaine explose. Les grandes sociétés d'audit et de conseil sont en train de peaufiner leur proposition en " Knowledge Management ", en parallèle au travail de petites sociétés de conseil qui accompagnent les décideurs. Du côté des éditeurs de logiciels et des SSII, les offres sont pléthoriques et parfois assez floues. Toutes les technologies dites " nouvelles " de l'information sont présentes sur le marché, de l'intranet au groupware, en passant par la gestion électronique des documents, le datawarehouse, data mining etc.

Quelle est la part " d'esbroufe " dans tout cela ? Ce n'est pas ici qu'on trouvera la réponse, le temps n'est pas encore au bilan. Cependant, le problème est suffisamment intéressant, intellectuellement et économiquement, pour essayer de faire le point.

On ne peut prétendre à l'exhaustivité : le problème de la gestion des connaissances est très vaste. Il concerne en général la gestion des flux internes de connaissances dans une organisation, la gestion des flux externes étant du ressort d'autres domaines, bien que s'y rattachant fortement (par exemple : la veille technologique ou stratégique pour les flux externes entrant ou encore la diffusion, le transfert et la valorisation de savoir-faire pour les flux sortant etc.). Cette gestion a des aspects multiples :

· la Recherche et Développement (capitalisation, partage des connaissances, ...),

· le management ("Business Process Reengineering", qualité, ...),

· la production (gestion des données, des documents, savoir-faire, ...),

· la gestion des ressources humaines (gestion des compétences, formation, ...),

· voire la culture ou la politique (partage, diffusion des connaissances, bien être...).

Vouloir donner une vue synthétique est une entreprise trop risquée. Il vaut mieux procéder en donnant des éclairages divers, donner différents points de vue (en y mêlant inévitablement des visions personnelles). C'est ce que nous allons tenter de faire ici.

La connaissance, une valeur stratégique pour les entreprises

Le modèle industriel taylorien qui a régné en maître depuis le début du siècle, se voit peu à peu remplacé par un nouveau modèle qui traduit un nouveau type d'économie ou d'entreprise, dite " basée sur la connaissance ". Les facteurs de productivité ne sont plus seulement le capital physique et la force de travail, mais aussi, et en priorité, le " capital connaissance ", qui matérialise le savoir faire, la capacité créatrice d'une entreprise, et qui garantit désormais sa valeur de marché.

Ceci correspond à une vision nouvelle de l'entreprise sur le marché concurrentiel. Les entreprises ne se différencient plus par leurs outils de production, qui sont maintenant standardisés à travers le monde. Elles doivent assurer à leur client qu'elles savent non seulement produire, mais produire mieux que les concurrents. La première étape est l'assurance qualité, qui certifie les procédés de réalisation. Mais la démarche qualité ne constituera bientôt plus un différentiel concurrentiel suffisant. L'étape suivante consiste alors à assurer au client qu'elles intègrent dans leur produit tout leur capital de savoir-faire et d'expérience.

C'est ainsi que la connaissance prend une place nouvelle dans l'entreprise. L'entreprise n'est plus seulement une boîte noire destinée à transformer des matières premières et de l'information en produit ayant une valeur de marché. Elle est une organisation " apprenante " qui crée de la connaissance en interne, source de nouvelle richesse qui lui assure une place prépondérante dans le monde économique. Le management moderne (post-moderne ! ?) se doit donc de prendre en compte cette nouvelle fonction de production dans sa stratégie d'entreprise.

Cette nécessité du " Knowledge Management " est d'autant plus cruciale que les entreprises sont confrontées à ce qu'on appelle " l'économie de la variété " : globalisation de la concurrence, modification des critères de compétitivité, accélération de l'innovation, renouvellement des modes d'organisation, processus de production évolutifs et réactifs, extension de l'espace des productions possibles ... Elles ont donc besoin pour y répondre d'une gestion saine de leur capital connaissance qui assure une meilleure maîtrise de la complexité de l'environnement, et fournit un facteur de stabilité interne.

C'est ainsi qu'apparaissent dans les entreprises, actuellement surtout dans les grands groupes, des plans stratégiques de gestion des connaissances. Ils varient tous autour de trois axes essentiels : créer, capitaliser et partager leur capital de connaissances. Créer parce que l'entreprise ne peut désormais survivre que si elle est en constante innovation. Capitaliser car le patrimoine de savoir-faire est fragile (il suffit de voir comment il est dilapidé lors des départs en retraite ou des restructurations) et qu'on ne peut créer de nouvelles connaissances qu'à partir des anciennes. Partager car l'enjeu est bien de passer d'une intelligence individuelle à une intelligence collective, accessible à tous les membres de l'organisation.

Le problème se pose alors de passer de la volonté managériale à la réalisation opérationnelle d'un plan de gestion des connaissances.

Les outils pour la gestion des connaissances

Pour beaucoup, réaliser un plan de gestion de connaissances se réduit à mettre en place un outil informatique approprié. Cette vision technologique est erronée à plus d'un titre. Les déboires de l'intelligence artificielle nous ont appris à nous méfier des outils destinés à gérer les connaissances. Par ailleurs, les outils informatiques ne traitent, par définition, que de l'information, qui est la partie émergée et tangible de la connaissance. L'approche outil consiste donc à affirmer que tout ce qui traite l'information qui n'est pas spécifiquement une information destinée à la gestion de production est un outil de gestion des connaissances. La porte est donc ouverte à rebaptiser et promouvoir toute technologie, nouvelle ou non, de traitement de l'information : Microsoft n'annonce-t-il pas que ses outils sont désormais " Knowledge Management oriented " ? Que dire aussi des technologies documentaires, des moteurs de recherche et autres agents intelligents présentés comme autant de solutions ? Enfin, si l'outil informatique est incontournable et sa mise en place un jalon nécessaire, il peut être extrêmement varié, et constitué de briques innombrables dont la fonction, la réalisation et le coût n'est pas réductible à celui de ses composants technologiques.

Pour s'y retrouver un peu, nous allons donner une classification des briques de base utilisables dans un système de gestion des connaissances. Ce n'est pas une approche par type de technologie, mais par type de connaissance gérée. Cela nous amène à envisager des approches qui peuvent être méthodologiques, informatiques ou organisationnelles, et révèle un tant soit peu la complexité inhérente à ce genre de système.

Le premier type de connaissances à prendre en compte est ce qu'on appelle les connaissances " tacites ". Elles font l'objet de toute une école de pensée (qui nous vient du Japon, dont c'est la culture de base), basée sur l'idée que " nous savons plus que ce que nous pouvons dire ". Pour d'aucuns, la connaissance tacite, non formalisable, est le cœur de la richesse cognitive d'une entreprise. Le partage des connaissances tacites (fortement liées à la " culture d'entreprise ") est l'enjeu de cette gestion des connaissances. Ces connaissances se diffusent par des outils de travail partagé, où les nouvelles technologies de l'information et des réseaux interviennent fortement (intranet, groupware ...). Elles s'organisent dans et par des méthodes de management modernes (pour ne pas dire à la mode), comme l'ingénierie simultanée (" Concurrent Engineering "), la reconfiguration de processus (" Business Process Reengineering "), la gestion des compétences qui pointent sur les connaissances essentielles à l'entreprise etc. Elles se transmettent par le compagnonnage, de plus en plus rare et coûteux.

Par opposition aux connaissances tacites, il y a les connaissances explicites. Parmi celles-ci, on peut distinguer celles qui sont " explicitables ", mais pas encore explicitées : c'est toute l'expérience, le savoir-faire des spécialistes, des experts, difficiles à verbaliser et communiquer de manière structurée, c'est la connaissance enfouie dans les documents de toutes sortes et que l'on ne retrouve jamais par une simple consultation, qu'il faut " exhumer " de manière systématique, etc. L'explicitation de ces connaissances ne peut jamais être complète, car elle sera toujours limitée par la barrière du tacite. Mais un grand nombre de méthodes et d'outils sont déjà disponibles pour cette tâche.

Certaines de ces connaissances peuvent être explicitées simplement, en les transcrivant, de manière plus ou moins structurée. C'est le cas dans la mise en place de systèmes qualité (dont la première règle est "écrire ce qu'on va faire"), ou de fiches de retour d'expérience, ou dans la rédaction de publications. C'est aussi le cas des " documents secondaires " qui synthétisent les connaissances contenues dans des documents donnés.

Certaines connaissances peuvent être explicitées grâce à des outils de modélisation. La modélisation est une démarche qui peut être assez lourde à mettre en œuvre, mais très puissante par rapport à la simple transcription On peut modéliser les connaissances :

soit en observant les systèmes étudiés et en faisant un modèle formel : mathématique, physique, automatique ... ou semi-formel : analyse fonctionnelle, analyse des systèmes,

soit en interrogeant directement les " sources de connaissances " (essentiellement les experts et spécialistes ou un corpus documents qu'on analyse), en mettant en œuvre des techniques de représentation spécifiques, c'est l'ingénierie des connaissances (Knowledge Engineering).

Dans la catégorie des connaissances explicites, il y a celles déjà transcrites, disponibles dans l'entreprise et accessibles sous forme d'information. Une première forme de transcription, très courante, est la base de données, gérée par un système de gestion de base de données (SGBD) ou système de gestion des données techniques (SGDT).... Ces bases de données peuvent atteindre des tailles gigantesques et le problème n'est plus le stockage, mais l'extraction de connaissances à partir de ces gisements (on parle de "Data Warehouse"), d'où de nouvelles problématiques appelées "Data Mining" ou "Knowledge Discovery" !

Une seconde forme de transcription de connaissances disponibles dans les organisations est concrétisée sous forme de documents. Sous forme papier, ils constituent des fonds documentaires souvent considérables et cette forme, même à l'heure de l'informatique, est encore la plus pérenne et la plus utilisée. Numérisés, les documents sont gérés par des logiciels de gestion électronique de documents (GED), selon des techniques similaires à celles utilisées pour les données. Des outils sophistiqués de recherche documentaire permettent de trouver un élément d'information dans un texte en s'appuyant sur des analyses syntaxiques, sémantiques ou pragmatiques.

Comme on le voit, mettre en place un système pour gérer un capital de connaissances est un problème complexe, aux multiples facettes, avec des solutions qui peuvent être extrêmement variées. Ces solutions peuvent utiliser des outils très divers et impliquer des changements organisationnels importants.

La maîtrise de cette complexité, pourtant essentielle, est rarement évoquée dans les approches pragmatiques de gestion des connaissances. Si les analyses stratégiques, voire économiques, font l'objet de nombreuses méthodes, consultances, analyses ..., elles aboutissent en général directement à une proposition d'outils à mettre en place (en général autour d'un intranet), sans se poser la question du contenu même des connaissances, de la manière de structurer le patrimoine de connaissances que ces outils doivent gérer.

Les professionnels des systèmes d'information ont pallié depuis longtemps à ce travers bien connu. En effet, la compréhension de la valeur stratégique de l'information pour l'entreprise a été concomitante au développement de l'outil informatique et des systèmes de gestion de bases de données. A partir d'un schéma stratégique de l'information, les premiers systèmes ont été directement implantés sur les outils informatiques, pour s'apercevoir rapidement, après quelques échecs, que la complexité du problème nécessitait une étape complémentaire entre l'analyse stratégique et la mise en place d'outils informatisés opérationnels. Cette étape tactique manquante est une étape d'analyse et de structuration des données informationnelles de l'entreprise. De nombreuses méthodes existent dorénavant, et font florès dans la plupart des organisations. Citons seulement la méthode française MERISE, largement employée en France.

Bizarrement, il n'existe pas beaucoup d'équivalent pour la connaissance, permettant une analyse et une structuration d'un patrimoine de connaissances, après la réflexion stratégique et avant l'implantation du système informatisé. C'est d'autant plus étonnant que le problème de la connaissance dans l'entreprise n'est pas réductible au problème de l'information, et semble intuitivement bien plus complexe. Ce n'est peut-être qu'une " erreur de jeunesse " due sans doute à l'intrusion en force de nouvelles technologies telles que l'intra ou l'internet. Il est probable que l'approche par l'analyse et la structuration d'un patrimoine de connaissances se développera fortement ces prochaines années.

Pour illustrer notre propos, nous allons maintenant évoquer le cas d'une méthode d'analyse et de structuration développée et utilisée au sein du Commissariat à l'Energie Atomique (CEA) et diffusée dans quelques grands groupes industriels, financiers, privés ou publics.

Une étude de cas 

Le CEA est un organisme public de recherche et développement. Avec ses 16000 salariés, répartis sur une dizaine de centres, il est un des principaux " producteur de connaissance " en France. Cette connaissance a des caractéristiques particulières. Prenant ses racines dans la recherche sur l'atome en général, elle s'est diversifiée de la recherche fondamentale à la recherche industrielle, du domaine nucléaire (civil et militaire) à des domaines variés (électronique, matériaux, sciences du vivant, astrophysique...). La valorisation de ce patrimoine est également un souci permanent du CEA, comme en témoignent son portefeuille de brevets et le nombre d'entreprises qu'il a essaimées. Le CEA a très tôt investi dans les technologies de la connaissance : systèmes experts, intelligence artificielle, ingénierie des connaissances, ingénierie documentaire, ce qui s'est traduit par de nombreuses réalisations et des produits qui sont maintenant sur le marché (SPIRAL, SPIRIT, REX, SAGACE ...). Il était donc naturel qu'il soit un des premiers organismes en France (et dans le monde) à se poser sérieusement le problème de la gestion de son patrimoine de connaissances. Dès 1994, le CEA inscrit, dans son manuel qualité, sous forme d'une directive, la gestion des connaissances comme une activité propre à s'intégrer dans les activités des unités. De grands programmes de gestion des connaissances ont été lancés : le projet CEC (Conservation et Exploitation des Connaissances), destiné à conserver les connaissances et les savoir-faire sur la conception et la réalisation des armes nucléaires, après la signature par la France du traité d'interdiction des essais, le projet ACCORE (ACcès aux COnnaissances REacteurs) pour mettre à la disposition des chercheurs la documentation et le retour d'expérience sur les différentes filières de réacteurs nucléaires (notamment Superphénix), le projet LCS (Livre de Connaissances SILVA), destiné à livrer à l'opérateur industriel COGEMA les connaissances accumulées pendant la phase de R&D (dix ans par 300 personnes) du procédé SILVA d'enrichissement de l'uranium, afin que celui-ci prenne en charge dans les meilleures conditions l'industrialisation du projet, etc.

Pour soutenir les actions de gestion des connaissances au CEA, une unité de conseil et d'expertise s'est créée au sein de la nouvelle direction opérationnelle (la 7ième du CEA) : la Direction de l'Information Scientifique et Technique, qui a vu le jour en 1995. C'est en son sein que s'est développée l'approche par l'analyse et la structuration d'un patrimoine de connaissances, avec une méthode opérationnelle dénommée MKSM, utilisée par exemple dans les projets CEC et LCS cités ci-dessus, mais aussi dans nombre d'autres projets.

Cette approche méthodologique repose sur le postulat fondamental que la connaissance dans une entreprise est de nature spécifique : le patrimoine des connaissances est un système à part entière de l'entreprise, au sens de la théorie générale des systèmes (chère à la méthode MERISE déjà citée en exemple). C'est à dire que la connaissance s'organise selon une structure, des finalités, une cohésion propres. Toute tentative pour maîtriser ce système via d'autres systèmes (système d'information, système qualité, système documentaire, système organisationnel ...) est donc voué à une réussite tout au plus partielle. Ce postulat implique également que tout projet de gestion de connaissances est un projet de maîtrise de ce système, et doit nécessairement s'articuler autour de sa structure et de ses finalités.

Définir les connaissances de l'entreprise comme un système est une vue théorique. Encore faut-il fournir les moyens de le rendre intelligible aux acteurs de l'entreprise, afin de pouvoir concevoir l'outil de gestion approprié. C'est l'objectif d'une méthode comme MKSM, qui fournit une structure générique permettant d'analyser un patrimoine de connaissances. Cette analyse se fait à partir d'entrevues structurées avec les détenteurs de la connaissance : experts, spécialistes, ... ou d'analyse de documents. Elle est basée sur la modélisation des connaissances (technique classique d'ingénierie des connaissances), qui fournit différents cadres pour le recueil. Le résultat est un document d'analyse très structuré, qui fournit une vue condensée du patrimoine analysé. Ce document, mis en forme, s'appelle le Livre de Connaissances. A titre d'exemple le Livre de Connaissances sur le procédé SILVA cité ci-dessus, a mobilisé près de 120 experts, il fait environ 2300 pages et sa réalisation s'est étalée sur plus d'un an et demi.

Le Livre de Connaissances MKSM est le point de départ pour une gestion diversifiée du patrimoine de connaissances. Tel quel, il peut être utilisé pour le partage ou la transmission des connaissances, pour la formation, pour la capitalisation. Mis sous forme électronique (hypermedia intranet), il peut se diffuser sélectivement à travers l'entreprise et surtout se lier aux autres sources d'information dont il fournit un cadre d'accueil structuré : références documentaires, bibliographiques, documents électroniques, bases de données, bibliothèques de logiciels etc. Ceci montre l'intérêt d'une activité d'analyse des connaissances en vue de structurer un système d'information, pour l'orienter vers la gestion des connaissances.

Une méthode d'analyse et de structuration comme MKSM repose sur la modélisation des connaissances. En fait, il n'y a pas un modèle de connaissances mais des modèles de connaissances. Chacun de ses modèles reflète un point de vue, et l'ensemble des points de vue traduit toute la diversité de la connaissance que l'on peut rencontrer dans une organisation humaine. Pour MKSM, ces points de vue s'organisent autour d'un outil conceptuel qui s'appelle le " macroscope de la connaissance " (en référence à J. De Rosnay).

Le macroscope s'organise autour de trois axes qui représentent la structure fondamentale de la connaissance : la connaissance, c'est de l'information, qui prend du sens dans un certain contexte. Représenter la connaissance, c'est donc représenter cette information, avec le ou les sens qui lui sont attachés et le ou les contextes dans lesquels ses sens peuvent être compris.

Prenons un exemple simple, pour décrire la connaissance autour d'une recette de pâte patissière. L'information peut être représentée classiquement sous forme des données et des traitements mis en œuvre : les données sont les ingrédients nécessaires à la réalisation de la recette : le nombre de kg de farines, d'œufs, le type de beurre utilisé, la température du four ... les traitements correspondent aux procédures de réalisation : gestion des stocks de provisions, conduite du four de cuisson, actions diverses de réalisation de la recette ...

On pourrait croire ainsi avoir décrit toute la connaissance nécessaire et suffisante pour gérer la réalisation de la pâte. Il n'en est rien. Le sens attaché à ces données ou ces procédures est beaucoup plus profond et plus enraciné dans la compréhension humaine que leur simple intitulé. Une recette de pâte particulière n'a de sens qu'à travers toute une classification de pâtes (feuilletée, brisée, sablée ...) qui relèvent d'une connaissance approfondie du domaine, la procédure de réalisation n'a vraiment une utilité que si on lui adjoint un ensemble de savoir-faire (de " trucs "), qui sont des savoirs " ancestraux " ! D'où une seconde dimension dans le macroscope, celle de la signification, décliné en termes de classifications d'objet et de tâches de savoir-faire.

Ce n'est encore pas suffisant pour compléter la description des connaissances. En effet, une recette et ses " secrets " ne peuvent être les mêmes suivant le contexte. Il faut donc décrire le " processus " dans lequel elle s'inscrit : est-ce dans le cadre d'un processus de restauration rapide, d'une restauration de luxe, d'une restauration familiale ?...Par ailleurs si l'on veut vraiment pérenniser cette connaissance, il est utile de décrire les phénomènes de base qu'il est nécessaire de maîtriser pour bien accomplir le travail : la cuisson, le pétrissage etc. à l'instar d'une encyclopédie. C'est le troisième axe du macroscope qui s'attache ainsi à décrire le contexte de la connaissance dans ses aspects structurels, fonctionnels et historiques.

C'est sur cet exemple simple qu'on peut voir comment se bâtit une démarche méthodique pour analyser et structurer la connaissance stratégique dans une organisation. C'est bien sûr un effort important, mais des méthodes comme MKSM permettent sa réalisation à des échelles industrielles et à des coûts " raisonnables ". C'est encore une approche " à la française ", avec son rationalisme et son abstraction, assez éloignée encore des approches pragmatiques des anglo-saxons ou celles organisationnelles des japonais. Mais gageons que dans un proche avenir, si l'intérêt économique et industriel de la gestion des connaissances se confirme, toutes les approches convergeront et se compléteront dans un seul but : l'efficacité. C'est à cette condition que les entreprises pourront valoriser et faire fructifier leur capital de connaissances.

Bibliographie succincte

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