Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.
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Résumé :
La science économique a longtemps considéré que le comportement économique de l'homoeconomicus pouvait être déterminé par une théorie du choix rationnel qu'elle empruntait à la physique énergétique plutôt qu'à la psychologie cognitive. Son langage et ses modes d'interprétation sont encore souvent ceux de l'énergétique, le principe de maximisation de l'utilité marginale se substituant à celui du principe de moindre action. La discussion des multiples et complexes formes de rationalité exercées par les acteurs socio-économiques relancée à partir de 1955 par H.A. Simon, va susciter une critique épistémologique interne qui contribue à la ré-émergence de paradigmes économiques oubliés (le "tournant pragmatique") : discussion qui met aujourd'hui en valeur le rôle des processus de conception-construction des modèles (entendus par des systèmes de symboles) dans l'interprétation des phénomènes socio-économiques complexes.
Mots clefs :
Conception de représentation, contextualisation, délibération,
dialectique, énergétique, modélisation systémique,
phénoménologie, pragmatique, rationalité procédurale,
système complexe, téléologie, théorie du choix
rationnel.
"Modéliser est ni plus ni moins logique que raisonner".
H.A. Simon et L. Kaplan, 1991 (p. 19).
Longtemps la science économique considéra la psychologie comme
une discipline ancillaire, à laquelle elle pouvait prêter, non
sans condescendance, les modèles bien formés de
l'Homo-Economicus calculant rationnellement son comportement optimum,
sur lesquels elle s'était établie il y a deux siècles.
Si les comportements des agents économiques que pouvaient observer
les chercheurs-cliniciens en psychologie n'étaient pas conformes à
ceux que préconisaient la théorie économique du choix
rationnel, il importait de les tenir pour anormaux et de chercher les
thérapies susceptibles de les ramener dans le droit chemin. Attitude
que la psychologie ne contesta pas d'emblée, non seulement parce qu'elle
trouvait ainsi dans la théorie économique (souvent
mathématisée) les gages de respectabilité académique
voire scientifique qui lui manquaient encore, mais aussi, plus banalement,
parce qu'elle avait assez à faire en explorant les autres champs du
comportement humain, que l'on tenait pour "non économiques" : familiaux,
tribaux, classiques, politiques, didactiques, génétiques ou
psychotiques. Qui, en 1896, il y a un siècle, aurait osé faire
sien l'étonnement de P. Valéry contestant "une portion
importante du travail de M. Walras" dont il rendait compte dans "la
Revue générale du Droit" (RGDLJ, novembre 1896, p. 574-596)
: la troisième édition du déjà célèbre
"Eléments d'Economie politique pure" fondant une Economie
mathématique. Traité dans lequel le jeune P. Valéry
avait l'audace de trouver "maints paragraphes dépourvus de rigueur
et de criticisme". C'est surtout "l'analyse primitive des faits, qui
doit précéder l'analyse mathématique" dont il soulignait
l'insuffisance. "Dès que le calcul peut intervenir, ajoutait-il,
on peut dire que les difficultés sont terminées".
Aujourd'hui encore, cette critique semble encore incongrue à bon nombre
d'économistes, si bien que les psychologues qui pourraient la
considérer maintenant qu'ils ont enfin le loisir de s'intéresser
aussi à "la psychologie économique" (l'I.A.R.E.P. a vingt ans
!) n'osent guère encore s'interroger publiquement sur cette
dépendance ancestrale de leur discipline à "l'analyse des
faits" que leur a livrée la science économique !...
Ces interrogations furent pourtant relancées outre Atlantique dès
1963 par le premier "économiste devenu psychologue en restant
économiste", H.A. Simon (qui obtiendra la Médaille d'Or
de la Société Américaine de Psychologie en 1969 avant
d'obtenir le Prix Nobel d'Economie en 1978), dans l'article ("Psychology
and Economics", 1963, avec A. Stedry, repris dans M.B.R. II, p.
218, 355) qui reposait crûment la question de l'antériorité
des "modèles d'amorçage" (on dira depuis :
"bootstraping models") : est-ce à l'Economie de les livrer
entièrement formatés à la psychologie, ou est-ce à
la psychologie de proposer à l'Economie ses divers modèles
pragmatiques du comportement humain, lequel intègre nécessairement
une composante économique ? Ainsi posée la question impliquait
bien sûr la réponse : comment récuser l'évidence
des observations empiriques ? Comment ne pas privilégier le descriptif
sur le prescriptif, dès lors qu'on veut faire oeuvre de scientifique
plutôt que de théologien ?
H. Simon soulignait d'ailleurs que quelques économistes tels que T.
Veblen ou J.R. Commons (et les premiers institutionnalistes) avaient,
avant lui tenté de combler "ce no-man's land" entre les sciences
économiques et les sciences du comportement" ; mais qui, à
l'époque prêtait attention à ces déviants qui
s'étaient écartés du paradigme dominant ? Leur oeuvre
n'achèvera d'ailleurs sa traversée du désert qu'il y
a une dizaine d'années avec la progressive renaissance du paradigme
évolutionniste en économie.
Pour l'essentiel la discussion d'H.A. Simon portait plus sur celle des modes
de raisonnement effectivement exercés par les agents économiques
que sur la remise en question explicite du modèle de cet agent dans
son contexte : individuel ou collectif (organisation) il sera acheteur et
vendeur, éventuellement entrepreneur et producteur, plus rarement
travailleur ou consommateur, citoyen ou militant d'une cause humanitaire.
Archétypes commodes et familiers, dont les différences sont
tenues pour relativement peu importantes, aussi longtemps que leurs comportements
cognitifs peuvent être perçus et interprétés comme
permanents (le directeur ne "cogite" pas de façon différente
du balayeur !). Puisque c'est par la qualité (mathématique)
de ses raisonnements, plutôt que par la pertinence ou la
représentativité des modèles sur lesquels s'exercent
ces raisonnements que l'économique se considère comme scientifique,
H.A. Simon va s'intéresser d'abord à la "rationalité
économique", avant de discuter de la formation et de la
légitimité des représentations des phénomènes
socio-économiques, sur laquelle s'exerce cette - ou plutôt
dira-t-il, ces diverses formes de - rationalité, pour élaborer
(... calculer ou inférer) les comportements prévisibles des
agents.
Il s'appuie pour ce faire sur le "Modèle comportemental du choix
rationnel" ("Behavioral model of rational choice", 1955, repris
dans M.B.R. II, P. 239-258) qu'il a publié en 1955, et qui est toujours
considéré comme l'article de référence du
"paradigme de la Rationalité Endogène" ("Bounded
rationality" appelé parfois "paradigme de la décision
"satisficing"", modèle qui vise à prendre en compte les
caractéristiques psycho-cognitives des acteurs (acteurs
caractérisés par des aspirations dont les niveaux peuvent varier
au fil du temps et des circonstances, et qui vont souvent devoir contourner
les contraintes que leur imposent les limites de leurs propres capacités
cognitives internes).
Ce modèle privilégiant les conditions pratiques d'exercice
du raisonnement en situation d'élaboration de décision, va
progressivement conduire à une profonde remise en question du paradigme
dit néo-classique de l'homo-economicus, remise en question dont la
communauté des économistes prendra acte par l'attribution du
Prix Nobel d'Economie en 1978, mais à laquelle elle ne s'est pas encore
complètement résignée. De classiques considérations
de sociologie des communautés scientifiques explique cette
résistance habituelle (la psychologie a connu une tension comparable
lors du passage de la psychologie behavioriste à la psychologie cognitive,
passage auquel H. Simon, sous sa casquette de psychologue cette fois, ne
fut pas non plus étranger : en témoignent sa contribution et
son appel à J. Piaget lors du colloque de Paris, 1965 sur "les
modèles et la formalisation du comportement", CNRS 1967, p. 305).
Mais s'y ajoute semble-t-il une autre difficulté, d'ordre plus
épistémologique, à laquelle H. Simon ne fut pas
aisément attentif en 1963, et qui n'apparaîtra
qu'ultérieurement dans les études, au demeurant relativement
peu nombreuses, qu'il consacrera à la modélisation des
phénomènes économiques après 1978 :
ré-interroger les modes de rationalité, c'est reconsidérer
aussi le substrat cognitif, le paysage mental ("mindscape"
M. Maruyama) dans lequel s'exerce le raisonnement ; autrement dit,
reconsidérer les modèles des phénomènes et des
comportements économiques : sont-ils réductibles à des
mécanismes stables de coordination entre des "agents" (procureurs
ou consommateurs,...) ? ou à des jeux de rôles entre des "acteurs"
(acheteurs ou vendeurs) ? Ou à des individus suffisamment homogènes
pour qu'on puisse les agréger statistiquement pour les mesurer et
les comparer ? Peut-on réduire le comportement d'une organisation
à celle d'un entrepreneur cherchant seulement à maximiser son
"utilité subjective espérée" ?... De telles
interrogations avaient déjà été formulées
par les économistes "institutionnalistes", mais il faudra que
l'expérience modélisatrice de la psychologie et de la
psychosociologie se dégage du paradigme behavioriste (K. Lewin, 1951),
qu'elle avait, comme celle de la modélisation économique,
emprunté à la physique énergétique), pour qu'elle
puisse proposer à la science économique des hypothèses
de modélisation des phénomènes moins réductrices
que celles du paradigme néoclassique. En 1963, cette transformation
s'amorçait à peine et H.A. Simon ne pouvait qu'espérer
les progressives transformations que la modélisation en psychosociologie
allait apporter à la modélisation en économie. A
l'époque, le mouvement se faisait encore en sens inverse : psychologues
et psychosociologues semblaient (et semblent encore parfois) fascinés
par l'élégance formelle des théories mathématiques
du choix rationnel qu'achevaient de mettre au point les économistes.
Le dilemme du prisonnier n'avait pas encore infecté la
théorie des jeux.
L'Economique se forme par le langage de l'Energétique
Cette fascination n'était-elle pas compréhensible ? Le crédit
scientifique de la science économique ne tenait-il pas à
l'excellence de sa méthodologie, que révélait son
langage ? En empruntant à la physique mécanique et
énergétique qui va se développer au long du XIXe
siècle ses modèles de référence, ses modes de
raisonnement et surtout son langage, la science économique, pourtant
ignorée par le tableau synoptique des disciplines positives
dressé par A. Comte en 1828 (tableau qui, 150 plus tard, est encore
celui de la plupart des académies scientifiques), parvint à
imposer dans nos cultures sa réputation de discipline scientifique
sérieuse. Privons-la des concepts quantifiables qu'elle a empruntés
sans les modifier à l'énergétique (équilibre,
pression, flux, stock, capacité, débit, efficience, rendement,
travail, potentiel, régulation,...) et elle ne pourrait décrire
les situations sur lesquelles elle doit raisonner. En reconnaissant dans
le concept de "prix", qu'ignorait l'énergétique, un "facteur
d'intensité" (non additif) analogue au concept énergétique
de "température", elle se dotait d'une clef lui permettant
d'interpréter par analogie les phénomènes économiques
pratiquement dans les mêmes termes que les phénomènes
énergétiques. Il ne lui manquait qu'un concept pouvant exprimer
l'équivalence avec la dynamique de la fonction d'état
de l'énergétique pour disposer d'un paradigme explicatif qui
assure à la fois la modélisation et l'interprétation
à fin de prévision. La physique énergétique avait
dégagé "le principe de moindre action" (qu'elle appelait
parfois principe "d'économie naturelle"), qui lui offrait un
algorithme universel d'interprétation, déterminant le gradient
d'une fonction de potentiel à optimiser, et donc le calcul de "la
forme optimale" à donner à un système fermé
: l'exemple fameux de la forme des cellules de cire dans les ruches d'abeilles,
qui passionna l'Académie des Sciences de Paris au XVIIIe siècle,
illustre bien ce principe : si les abeilles cherchaient à minimiser
la quantité de ressources rares (la cire) pour stocker un volume
donné de miel, en s'aidant du calcul différentiel pour
déterminer la forme à donner au fond rhomboédrique qui
ferme ces cellules, elles trouveraient exactement la forme, familière
et universelle, que chacun peut observer (d'Arcy Thompson, "On growth
and form", 1917-1969, décrit la discussion du célèbre
mémoire de Koenig qui concluait : "Un tel accord entre la solution
et les mesures actuelles a assurément de quoi surprendre", p.
111).
En inventant le concept d'utilité (et d'utilité marginale),
puis en l'affinant par celui d'utilité subjective
espérée, la science économique se dotait d'une
fonction d'état dont la valeur optimum sous contrainte était
théoriquement calculable ou ordonnable. Le principe de maximisation
de l'utilité subjective espérée marginale pouvait alors
être substitué au principe de moindre action de
l'énergétique, et les appareils de calcul et de raisonnement
de celle-ci pouvait être appliqué à l'économique
d'autant plus aisément qu'il s'exerçait sur des modèles
décrits dans le même langage.
H.A. Simon, discutant par des considérations empiriques, la pertinence
de ce concept d'utilité pour la science économique, observait
en 1963 que même pour la psychologie behavioriste il ne semblait pas
très convaincant : n'ignore-t-il pas les processus cognitifs supportant
ce comportement déclaré rationnel : "Il n'est pas certain
que le rat connaisse sa fonction d'utilité, et que, connaissant toutes
les alternatives, il maximise consciemment son utilité... L'économie
classique, tout en s'incorporant une hypothèse de rationalité,
tend à éviter toute considération explicite des processus
mentaux. Ces théories ressemblent à celles du "principe de
moindre action" en physique..." (M.B.R. II, p. 276).
En remettant en question la légitimité du principe marginaliste
d'utilité subjective espérée, à partir d'observations
empiriques aisées à rappeler (il en citera quelques unes dans
sa "Conférence Nobel" en 1978 : M.B.R. II, p. 474+), H.A. Simon
suscitait un profond renouvellement de nos représentations des
raisonnements en socio-économie. Il poursuivra ses investigations
en développant ses recherches dans le champ de la psychologie cognitive,
en introduisant le paradigme du système de traitement de l'information
dans le cadre duquel il discernera les deux formes de rationalité,
substantive et procédurale (1976) et le principe d'action
intelligente (1976) qu'il empruntera à J. Dewey.
Mais cette discussion méthodologique porte sur le traitement des
modèles plus que sur la conception de ces modèles eux-mêmes.
Le legs de la modélisation énergétique doit-il être
le seul que la modélisation économique puisse considérer
? Est-elle définitivement contrainte à cette "réduction",
alors que l'action économique révèle à chaque
instant sa complexité : irréversibilité,
évolutivité, incertitude... ne sont-elles pas les
caractéristiques familières de toute "politique économique",
qu'elle soit domestique ou planétaire ?
Certes la résurgence des paradigmes oubliés de la
modélisation socio-économique, ceux de l'évolutionnisme
et de l'institutionnalisme, puis ceux de l'organisation et de
l'auto-éco-organisation, ceux de l'économie des conventions
et maintenant ceux de l'économie de l'immatériel et de
l'économie des connaissances, transforment progressivement depuis
trente ans, nos modes de représentation des comportements, qui
d'économiques, s'entendent désormais socio-économiques.
Certes ces paradigmes alternatifs, qui ne bénéficient pas de
la caution formelle de la physique théorique, peinent encore à
s'implanter dans la culture économique contemporaine, mais leur
légitimation épistémologique est encore bien
légère. La discussion de la légitimité de la
métaphore énergétique vaut pour les métaphores
concurrentes qu'elles soient de type biologique ou évolutionniste,
ou de type socio-politique ou anthropo-sociale (G. Hodgson présente
celles formées dans les cultures anglo-saxonnes dans une brillante
synthèse "Economics and Evolution : Bringing life back into
Economics", 1993) : aussi longtemps qu'elles ne sont pas argumentées,
ces métaphores autorisent des langages qui suggèrent de nouvelles
hypothèses modélisables, mutuellement indépendantes,
localement plausibles, mais très difficiles à interpréter
de façon cohérente et à valider empiriquement. La plupart
d'entre elles impliquent un postulat déterministe (de type
darwinien plus souvent que de type lamarkien que l'on est tenté de
contester dès qu'il devient apparent ou explicite. H.A. Simon l'a
fait dans un chapitre important de "Reason in human affairs" (1983)
qu'il a intitulé : "Rationalité et téléologie"
(chap. 2) consacré aux interprétations de l'évolution
considérée comme un processus d'adaptation
rationnel.
Si bien que, souvent encore, la modélisation économique se
réfère aux hypothèses épistémologiques
qu'avait forgées la physique, discipline positive, au siècle
dernier. Non parce qu'elle y est contrainte, mais parce que ayant emprunté
son langage et par là ses méthodes de modélisation
analytique et raisonnement déductif (le "principe de moindre
action" est un archétype du "principe de raison suffisante"),
elle n'a pas été assez incitée à s'assurer de
la pertinence de ses hypothèses gnoséologiques pour établir
des connaissances sur cet "objet" quelque peu évanescent qu'est "le
phénomène économique" ! Peut-on ?, doit-on ?, ou
veut-on ? le tenir comme un objet réel, ayant substance propre,
indépendante de l'observateur (hypothèse ontologique),
et le considérer comme certainement soumis à quelques lois
stables qui déterminent, ou qui expliquent son comportement,
lois que la science économique se donnerait pour vocation de
"découvrir", cachée sous les apparences des désordres,
voire de "l'horreur économique" ? A l'instar de toutes les
sciences classiques, victime de son grand âge (deux siècles,
c'est long pour une discipline scientifique !), la science économique
bien que friande de discussions sur ses méthodologies, n'a guère
reconsidéré encore les hypothèses
gnoséologiques (sur la nature de la connaissance) sur laquelle
elle repose... autrement dit les hypothèses sur lesquelles elle
établit les représentations interprétables de son "objet"
: les hypothèses ontologiques (qui l'inciteront à une
méthodologie de modélisation analytique) et les
déterministes (qui l'inciteront à une méthodologie
de raisonnements déductifs linéaires) qu'elle a
emprunté presque à son insu à la physique
énergétique du siècle dernier, ne mérite-t-il
pas pourtant d'être aujourd'hui reconsidéré ?
L'économique peut s'exercer à sa critique
épistémologique interne
"Le fait nouveau, et de conséquences incalculables pour l'avenir
est que la réflexion épistémologique surgit de plus
en plus à l'intérieur même des sciences", observait
J. Piaget en 1967 en s'interrogeant sur l'évolution de la nature
et des méthodes des connaissances scientifiques (Introduction de
l'Encyclopédie Pléiade : "Logique et connaissance
scientifique", p. 51). Les réflexions épistémologiques
que la psychologie et les sciences de la cognition développent depuis
trente ans sur l'étude des processus cognitifs d'attention et de
décision, et la sociologie et les sciences de l'organisation
développent sur l'étude des processus de communication et
d'information, ne pouvaient pas ne pas se diffuser au sein de la science
économique alors qu'elle cherche à prendre en compte les processus
décisionnels et organisationnels complexes qui caractérisent
manifestement de façon de plus en plus prégnante nos perceptions
collectives des phénomènes économiques (qu'on les restreigne
à l'étude des procédures d'échange ou de distribution
de biens économiques présumés rares, ou qu'on les
étende à l'étude des processus de production et
transformation de "valeurs"). L'expérience modélisatrice
de ces "nouvelles sciences" (sciences de la décision, de la
communication, de l'information, de la cognition, de la computation, de
l'organisation, de la gestion, de l'éducation...) au développement
de laquelle la psychologie, la psychosociologie et l'anthropologie ont tant
contribué (il suffit de citer les noms de J. Piaget, de G. Bateson,
d'H. Simon ou d'E. Morin) ne pouvait pas ne pas affecter l'expérience
modélisatrice de la science économique, dès lors qu'elle
acceptait de s'exercer, elle aussi, à sa critique
épistémologique interne. Le déjà lointain
souvenir de l'expérience accumulée par l'économie
institutionnaliste et l'économie marxiste ou par l'économie
sociale (Charles Gide) voire par les pré-physiocrates au 18e siècle
(J.C. Perrot : "Une histoire intellectuelle de l'économie politique
au XVIIe, XVIIIe siècles, 1992) revient peut-être alors
à la mémoire des économistes qui développent
aujourd'hui les théories de l'économie des
régulations ou l'économie des conventions comme
bien sûr l'école néo-institutionnaliste
(relancée par l'ouvrage désormais classique de Nelson et Winter,
1983)... Expériences modélisatrices encore
enchevêtrées, bouillonnantes et même parfois bruyantes,
qu'H.A. Simon proposait il y a peu de synthétiser en faisant de
l'économique non plus une science d'analyse mais une science de conception
(une science du génie aurait-on dit au XVIIe siècle)
: "Une science de l'artificiel", dira-t-il à partir de 1992
dans un article dont il reprendra l'essentiel dans la 3e édition de
"The sciences of the artificial" (1996). Proposition que l'on tiendrait
pour provocante si l'on ne s'arrêtait aux considérations
épistémologiques qu'elle appelle aujourd'hui.
Une métaphore célèbre de K. Marx peut ici nous servir utilement de transition :
"L'abeille confond, par la perfection de ses cellules de cire,
l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès
l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il
a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la
ruche" (Le Capital, dans Oeuvres, Pléiade I, p.
728.
L'économiste qui voulait considérer l'objet économique
avec le regard de l'abeille se la représentait par des cellules dont
il voulait expliquer la forme qu'il tenait pour parfaite par appel à
un principe d'optimisation de gradient de potentiel (L'optimum paretien
ou l'équilibre de Nash, dira-t-il). Les cellules sont pour
lui des faits, donnés, qu'il lui appartient d'analyser afin de tenter
de relier ensuite les éléments par quelque "longue chaîne
de raisons déductives" : s'il en trouve, il parlera de lois d'airain
du marché ou de déterminisme technologique !
En revanche l'attitude de l'économiste qui emprunterait le regard
de l'architecte de la fable s'interrogerait sur ses propres intentions, et,
en tâtonnant, élaborerait quelques modèles a priori du
phénomène économique qu'il souhaite voir. Très
vite conscient en général de la multiplicité de ses
propres buts et de ceux qu'il envisage d'attribuer au phénomène
qu'il veut modéliser (Ecosystème de production ?, et de
distribution ?, et de commercialisation ? et de coordination ? et de financements
? s'insérant dans quels écosystèmes politique, culturel,
territorial ? etc.), il va construire quelques représentations a priori
qu'il cherchera à mettre pragmatiquement en correspondance empirique
avec les perceptions du phénomènes, perceptions qu'il établit
ou dont il dispose. Représentations sans doute initialement instables
qu'il s'efforcera cognitivement de faire converger vers quelque "modèle
communicable" qu'il tiendra alors pour suffisamment stable pour pouvoir
l'interpréter intelligiblement. La construction tâtonnante de
ces modèles sera d'autant plus difficile à stabiliser qu'elle
affectera le propre système de finalisation du modélisateur,
à la manière de la formation d'un diagnostic : l'inadéquation
perçue d'un modèle aux buts initiaux incitant souvent à
la reformulation de buts un peu différents. En outre le modélisateur
dispose rarement de la certitude objective de l'anatomiste : s'il découpe
pour voir et pour tenter d'établir ainsi une preuve "objective" de
l'adéquation de son modèle à la réalité,
il risque de détruire le phénomène qu'il voulait
modéliser, et il n'est plus certain de la généralité
de son modèle. Cet économiste-architecte est plus volontiers
un clinicien-physiologiste, concevant des systèmes articulés
en sous-systèmes qu'il ne verra jamais, mais qui constituent des
représentations intelligibles du phénomène, qu'un
chirurgien anatomiste postulant que sa découpe n'affectera
ni la nature ni les interactions de l'"objet" (plutôt que
phénomène) considéré.
Ainsi entendue, la démarche modélisatrice de l'économiste
tendra à privilégier deux hypothèses
gnoséologiques différentes de celle que retenait
l'économiste analyste empruntant a priori ses modèles et son
langage à la physique énergétique "positive".
Une hypothèse phénoménologique, qui se
différencie de l'hypothèse ontologique en ceci qu'elle ne
sépare pas la réalité de sa perception : "Nous ne
percevons que des opérations c'est-à-dire des actes", insistera
P. Valéry (Cahier, Pléiade I, p. 562) évoquant une
méditation de Léonard de Vinci : ce n'est pas l'objet arbre,
indépendant du modélisateur, que celui-ci perçoit :
il perçoit et représente l'interaction de l'arbre et
de son contexte. Le "sfumato", le "clair obscur" rend compte
de cette perception active, il ne dit rien des éventuelles limites
d'un corps fermé, ayant substance en soi, que suggérerait
l'hypothèse ontologique. Mais il vise à représenter
cette interaction perçue par un observateur, sans astreindre un autre
observateur à une représentation identique de ce même
phénomène. La modélisation d'un phénomène
est celle de l'expérience qu'un sujet modélisant a de ce
phénomène. Le modèle est celui d'un système
observant actif, dira H. Von Foerster ("Observing Systems", 1980)
plutôt que d'un système observé passif et que l'observation
n'affecterait en rien : "Ma main se sent touchée aussi bien qu'elle
touche. Réel veut dire cela, et rien de plus" (P. Valéry,
Mon Faust, Oeuvres Pléiade, T. 2, p. 323).
Une hypothèse téléologique, qui se différencie
de l'hypothèse déterministe depuis la classique distinction
des causes efficientes et des causes finales d'Aristote. Légitime
a priori pour interpréter les phénomènes en termes de
correspondance de comportements et d'intentions, la
téléologie, étude des systèmes de
finalisation avait été restaurée par Kant dans nos
cultures il y a deux siècles, ("Critique de la Faculté de
juger"), puis vite oubliée sous la pression des
épistémologies positivistes, qui la réduisait à
un finalisme (ou à une théologie) pour mieux rejeter cette
hypothèse gnoséologique alternative plausible à
l'hypothèse déterministe. Les expériences
modélisatrices contemporaines de la biologie (F. Jacob, "La logique
du vivant", 1971, p. 17) et des sciences de l'homme lui rendent une
légitimité qu'annonçait déjà G. Bachelard
dans "Le nouvel esprit scientifique" en 1934 : "Au-dessus du sujet,
au-delà de l'objet immédiat, la science moderne se fonde sur
le projet. Dans la pensée scientifique, la méditation de l'objet
par le sujet prend toujours la forme du projet" (p. 15). H.A. Simon invitera
à nouveau les économistes à méditer sur cette
double complexité de la modélisation téléologique
(dans "Reason in human affairs", 1983, chap. 2) : elle doit à
la fois assumer l'intentionnalité ou les projets du modélisateur,
et celle qu'elle est incitée à attribuer, par inférences
plausibles successives, au comportement du phénomène
modélisé. Entre le hasard de "l'ordre social
spontané" et la nécessité de "la planification
centralisée impérative", l'économie ne peut-elle
s'entendre dans une pragmatique délibérée de
comportements intentionnels, émergent des stratégies
finalisantes et tâtonnantes des acteurs ? Pour rendre compte d'un
phénomène par un complexe, ne pouvons-nous l'interpréter
en terme de "A fin de..." (téléologique) plutôt qu'en
terme de "Parce que..." (causalisme ou déterminisme) suggérera
H. Von Foerster (L. Segal : "H. Von Foerster et le constructivisme",
1986/90, p. 80). Faites l'expérience, ajoute-t-il avec humour, et
vous verrez que vous aurez souvent beaucoup d'idées modélisatrices
qui s'avéreront plausibles et même judicieuses.
Ces deux hypothèses gnoséologiques ne sont pas encore très
volontiers entendues par les économistes qui craignent souvent qu'elles
affectent leur respectabilité académique. Mais comme ils se
sentent de plus en plus mal à l'aise dans l'exercice des principes
méthodologiques que lui ont légué une physique
énergétique qui s'est développée au sein des
épistémologies positivistes, ils commencent à
s'inquiéter sérieusement des conséquences potentielles
des insuffisances de la "critique épistémologique interne"
de leur discipline. Les réflexions qu' H.A. Simon avait demandé
à la psychologie cognitive qui se reformait dans les années
1960-70, ou l'attention que l'économiste F. Perroux avait accordée
au concept d'équilibration des structures cognitives introduit
par J. Piaget lors de leur rencontre à la fin des années
70, témoignent de la fécondité potentielle de la
méditation de la psychologie sur le concept de représentation
pour la science économique contemporaine.
Inter, voire transdisciplinarité aidant, cette méditation
épistémologique des sciences de l'homme et de la
société sur l'explicitation de leurs propres fondements contribue
depuis une vingtaine d'années à une discussion sur les processus
cognitifs de modélisation des phénomènes perçus
complexes que ces disciplines se proposent de nous présenter
intelligiblement : les connaissances ainsi produites intentionnellement pouvaient
supporter l'exercice de "la raison dans les affaires humaines".
Engrangeant les leçons de l'expérience modélisatrice
de toutes les disciplines dès lors qu'elles assument l'effort de
"critique épistémologique interne" auquel les
épistémologies piagétiennes, batesoniennes et simoniennes
les invitent, les développements méthodologiques
synthétisés par les sciences des systèmes et de la
complexité s'attachant à expliciter les procédures
de "modélisation des systèmes complexes", s'avèrent
aujourd'hui praticables et enseignables (phénoménologique et
téléologique) que reconnaissaient les critiques
épistémologiques internes de toutes ces disciplines, principes
qui contribuent aujourd'hui à privilégier la formation des
représentations intentionnelles des phénomènes que la
socio-économie contemporaine s'efforce de présenter
intelligiblement pour permettre pragmatiquement les exercices de
délibérations finalisantes constitutives de l'ingénierie
de l'organisation et de la décision individuelle et collective.
Le principe de modélisation systémique, dont on
redécouvre aujourd'hui qu'il est héritier de la méthode
de l'inventio de la rhétorique de la Grèce antique,
s'est reconstruit initialement en se référant aux principes
de la modélisation cybernétique : à la question
rituelle de la modélisation analytique classique : "De quoi c'est
fait ?" (le deuxième précepte du "Discours de la
Méthode" dira : "le diviser en autant de parcelles qu'il se
pourrait"), la modélisation cybernétique dira "Qu'est-ce
que ça FAIT ? POUR quoi ?", incitant ainsi à passer d'une
représentation anatomique à une représentation
physiologique. Le symbole de "la boîte noire" (qu'il vaudrait
mieux appeler "l'engin noir" puisque c'est l'activité plutôt
que le contenant qui nous intéresse) évoque en général
cette démarche modélisatrice, sans mettre pourtant assez en
valeur la nécessaire identification de la fonction
téléologique qu'assure toute boîte noire : le verbe,
ou le substantif verbal (qui décrira à la fois l'action, l'acteur
et son produit, le processus, le processeur et le processé) devient
l'outil langagier privilégié de toute modélisation
cybernétique puis systémique (alors que le substantif nominal
reste l'outil principal de la modélisation analytique). L'écologie
plus que l'économie, la psychosociologie plus que la psychologie,...
inciteront vite à enrichir la procédure de la modélisation
cybernétique en "ouvrant" délibérément le
modèle dans le temps ("ça DEVIENT quoi ?") et dans
l'espace ("ça fait quoi et ça devient quoi DANS quoi ?"). Le
concept de Système Général va alors prendre sa
forme canonique, caractérisant les procédures de la
modélisation systémique : représenter par un système
(de symboles), l'inséparable conjonction d'un fonctionnement et
d'une transformation dans un contexte et par rapport à quelques projets
eux-mêmes changeants.
La représentation de cette conjonction fondatrice se complexifiera
à nouveau en assumant le caractère à la fois transitif
et récursif de toute action ; ainsi généralisée
par cette "organisaction" (E. Morin, La Méthode T. I, 1977)
qui, à la fois organise et s'organise (produit et se produit :
autopoïèse ; maintient et se maintient :
auto-régulation ; relie et se relie :
auto-référence) la modélisation systémique
rend possible l'exercice cognitif de la modélisation de la
complexité (le processus : modélisation plutôt
que le résultat : le modèle ; la complexité
étant irréductible à un modèle fini tout en
étant cognitivement intelligible) : "L'organisation, la chose
organisée, le produit de cette organisation et l'organisant sont
inséparables" concluait dès 1920 P. Valéry
(Cahiers, Pléiade I, p. 562). Inséparables et pourtant
intelligibles, dès lors que nous nous attachons à la
modéliser sans la séparer en composants disjoints (distinguer
n'est pas disjoindre). Cette possibilité ouverte (ou ré-ouverte)
par la modélisation systémique à nos exercices de
représentation des phénomènes que nous percevons complexes,
constitue sans doute la contribution la plus prometteuse de la critique
épistémologique interne de nos disciplines, à la formation
de la connaissance scientifique. En passant de l'analyse à la
conception de représentation, le scientifique, d'analyste devient
ingénieur ou architecte (au sens de la métaphore de K. Marx).
Transformation qui lui demande une ascèse épistémologique
dont il sait vite la nécessité éthique : "En tant
que concepteurs, ou que concepteurs de processus de conception, nous avons
à être explicites, comme jamais nous n'avions eu à
l'être auparavant, sur tout ce qui est en jeu dans la création
d'une conception et dans la mise en oeuvre même des processus de
création". (H.A. Simon, "La science des systèmes, science
de l'artificiel", 1969-1991, p. 141).
Le principe de raison dialectique (que j'aimerais appeler "de raison
avisante", pour souligner sa dualité avec le "principe de raison
suffisante" que les positivismes ont entendu de façon trop exclusive,
incitant trop les disciplines à s'y conformer pour bénéficier
des labels de scientificité académique). A l'insistance
portée sur l'enrichissement des procédures de
modélisation doit répondre un enrichissement symbiotique
des procédures de raisonnement ou d'interprétation.
Aristote l'avait déjà souligné en introduisant le
raisonnement syllogistique parfait : les situations où l'on
peut raisonner de façon déductive et (donc) "certaine"
sont bien rares, mais la raison humaine "a plus d'un tour dans son sac" (Les
ruses de la raison) : tirant parti de la complexité des
représentations symboliques (en particulier discursive) qu'elle sait
construire, elle saura produire des inférences plausibles par lesquelles
elle donnera sens ou intelligibilité aux phénomènes
qu'elle cherche à interpréter. "Les ruses de l'intelligence,
la métis des Grecs" (M. Détienne et J.P. Vernaut, 1974),
comme la dialectique Héraclitéenne, la rhétorique
sophistique (Protagoras), la topique et la critique (G. Vico), la
sémiotique et la pragmatique Peircéienne, l'herméneutique
et aujourd'hui la logique naturelle (J.B. Grize), la "nouvelle
rhétorique" (C. Perelman), la "nouvelle dialectique" (Y.
Barel, F. Van Eemeren,...) ou la dialogique morinienne sont autant
de formes de bon usage de la raison, formes reproductibles, enseignables
et intelligibles, que chacun peut "procéduralement" mettre
en oeuvre. H.A. Simon proposera d'appeler "procédurales" ces
formes de la rationalité exprimant les
"délibérations" de l'esprit développant consciemment
ces "interactions moyens-fins-moyens-fins..." qui caractérisent
la dialectique récursive, la pensée des moyens de la fin devenant
le moyen de repenser les fins. Nous tiendrons alors pour vrai ce que l'esprit
humain peut construire par tâtonnements heuristiques, reproductibles
et intelligibles, plutôt que ce que la déduction syllogistique
peut démontrer par algorythmiques, "longues chaînes de raisons
toutes simples... (ordonnées pour que l'on puisse)... les déduire
les unes des autres". "Les vérités sont choses à faire
et non à découvrir. Ce sont des constructions et non des
trésors" (P. Valéry, Cahier VIII, p. 319).
Représenter et Raisonner : le "tournant pragmatique"
(Contextualiser et Délibérer)
"Nous ne raisonnons que sur des modèles", constructions
artificieuses de systèmes illimités de symboles ("Le symbole
est méta technique humaine d'action sur le monde et de pensée
du monde", Y. Barel 1990) par lesquelles nous prétendons
représenter ou décrire nos expériences ressenties ("le
vivant, sentant, mouvant, pensant", dira P. Valéry, Cahier
Pléiade I, p. 857). Et, nous savons qu'une fois ces représentations
établies, nous parvenons à conduire notre raison de multiples
façons qui souvent nous satisfont. Les tenants de "l'économie
cognitive" nous disent souvent qu'il en est certaines dont ils assurent
en bons logiciens, qu'elles sont plus "économiques" que d'autres
(N. Rescher, "Cognitive Economy", 1989, p. 150) ; pourtant ils ne
nous convainquent pas toujours ("Severin, qu'il n'était certes
pas un bon logicien, réfléchissait cependant selon sa propre
expérience" : U. Eco, "Le nom de la rose", 1982), et nous regrettons
souvent que ces "bons logiciens" aient longtemps dissuadé nos
systèmes d'enseignement d'enseigner "les logiques naturelles"
pour ne privilégier que "les logiques déductives formelles"
(tout en oubliant de nous rappeler les trois contraignants axiomes d'Aristote
hors desquels il n'est plus de certitude logique imposable en raison à
tout être humain !). Mais la richesse de nos ressources en terme
d'entendement (qu'il soit d'inférence plausible ou récursive
ou de déduction linéaire) dissimule peut-être la
pauvreté de nos capacités modélisatrices : si nous ne
raisonnons que sur des modèles, comment construirons-nous les
modèles sur lesquels nous raisonnons ? La tentation est grande et
légitime de répondre en nous invitant à les chercher
tout faits dans les catalogues de modèles qu'ont construits pour nous
les disciplines, scientifiques, chacune s'efforçant d'accueillir quelque
esprit novateur de génie qui, mystérieusement, produira quelque
nouveau modèle qui viendra s'ajouter au catalogue. L'idéologie
scientiste de la plupart des épistémologies positivistes
("Ordre e(s)t Progrès") longtemps cautionna cette méthode
qui invitait chaque modèlisateur à "se ramener au modèle
précédent", sans s'interroger sur les fondements
téléologiques (en général oubliés) de
ce modèle précédent.
Ses limites aujourd'hui nous apparaissent de plus en plus patentes. la "fuite en avant" qui consistait, progrès des technologies informatiques aidant, à compenser par la virtuosité et la vitesse des raisonnements la pauvreté des représentations sur lesquelles ils s'exercent, ne parvient plus à masquer la médiocrité ou la perversité des résultats. Que l'on s'intéresse à l'économie du travail ou du transport, ou de l'éducation, on doit convenir que les modèles naïfs et décontextualisés du type "intersection de la courbe d'offre et de la courbe d'emploi" sur lesquels on initialise le raisonnement ne sont manifestement pas "adéquats". L'économiste interpellé répond en général qu'il en est conscient mais qu'il s'en sert faute de mieux, car il n'en a pas trouvé de meilleurs dans le catalogue des modèles économiques (on rencontre des réponses similaires dans toutes les disciplines... à commencer ici par la psychologie : c'est pourquoi, incidemment, les contributions des psychothérapeutes systémiciens dans l'inspiration de G. Bateson nous semblent si importantes, comme d'ailleurs, dans un domaine fort différent, les contributions des architectes développant une architecturologie, une science des processus de conception architecturale ; Ph. Boudon, 1992).
L'enjeu dès lors ne devient-il pas manifeste ? Ne nous faut-il pas
développer, fort pragmatiquement, en situation dans chaque
contexte des méthodes de représentations évolutives
des phénomènes complexes auxquels nous intéressons
intentionnellement ("Designing the evolving artefact" dira H.A. Simon
dans le chapitre 6 de "The sciences of the artificial"). Non plus
en cherchant des modèles qui s'adaptent à nos méthodes
de raisonnement déjà programmées (à l'image de
ces économistes d'entreprise qui ne veulent connaître de
l'entreprise que les données qu'ils peuvent présenter sous
une forme compatible avec celle de la matrice du programme
linéaire d'optimisation qu'ils veulent faire tourner)... mais
en se proposant de concevoir et construire intentionnellement des modèles
évolutifs du phénomène considéré dans
ses contextes. Les modes de raisonnement que nous exercerons sur ces
modèles "s'inventeront" pragmatiquement ensuite, souvent déjà
disponibles dans nos cultures, et presque toujours élaborés
de façon acceptable par le jeu familier de la
délibération, qui transformant par touches successives
le modèle initial, fait émerger quelques nouvelles solutions
que nul n'avait prévues et qui pourtant s'avèrent plausibles
et "satisficing". Les méthodes de modélisation, par
contextualisation téléologique (... que l'on a
présentées ici sous la forme canonique de la
modélisation systémique) et les méthodes de
raisonnement par délibérations heuristique et dialectique,
se forgeant pragmatiquement dans l'expérience cognitive contemporaine
de "production des connaissances valables" (J. Piaget) des sciences
de l'homme et de la société comme des nouvelles sciences de
l'ingénierie, nous invitent à de nouveaux exercices de critique
épistémologique interne. Une dernière métaphore,
empruntée aussi à H.A. Simon (qui témoigne depuis si
longtemps des vertus de la rencontre de l'économiste et du psychologue)
nous suggère une conclusion... chemin faisant... de cette méditation
sur les processus cognitifs de représentation dans l'exercice de
l'intelligence des phénomènes socio-économiques :
"La réalisation de conceptions complexes exécutées
sur une longue période de temps et modifiées continuellement
au cours de leur exécution, ressemble beaucoup à la peinture
à l'huile. Dans la réalisation d'une peinture à l'huile,
chaque nouvelle touche de couleur déposée sur la toile crée
une sorte d'organisation qui fournit une source continue d'idées nouvelles
au peintre. L'action de peindre est un processus d'interaction cyclique entre
la peinture et la toile, dans lequel les objectifs en cours conduisent vers
de nouvelles applications de peinture, pendant que l'organisation graduellement
changeante du tableau suggère de nouveaux objectifs..."
("Sciences des systèmes, sciences de l'artificiel", 1969/91,
p. 166).
Méditation que développait déjà P. Valéry
en 1942 nous invitant à de nouvelles méditations
épistémologiques dont économie et psychologie saurant,
pragmatiquement "se servir pour faire" : "Je n'ai jamais cru aux
explications, mais j'ai cru qu'il fallait chercher des représentations
sur lesquelles on put opérer, comme on travaille sur une carte ou
l'ingénieur sur une épure - et qui puissent servir à
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