Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.

Retour à la page principale

Jean-Louis LE MOIGNE

Octobre 1997

Pour le BIC - EDF

______________________________________________________________________


Les "nouvelles" sciences de l'Homme et de la Société :

"Les vérités sont choses à faire et non à découvrir"

___________________________


Les Sciences de l'Homme et de la Société (SHS) eurent longtemps, dans les académies comme dans les entreprises, un statut ancillaire : on les tenait volontiers pour les petites dernières, qui se développent plus lentement que leurs grandes sœurs, lesquelles se targuent d'être des "sciences exactes" (sous le prétexte fallacieux qu'elles démontreraient la vérité de leurs énoncés par des calculs arithmétiques et logiques) ; parfois même en les tenant pour des bâtardes, enfants d'une mésalliance des nobles sciences exactes avec les belles lettres ou les humanités (le pluriel importe !). Sciences mondaines, voire demi-mondaines, les SHS semblaient plus utiles pour briller dans les salons que dans les bureaux ou les laboratoires ; et on convenait que les scientifiques exacts (ou durs, dira-t-on plus tard) devaient disposer d'un vernis SHS suffisant pour pouvoir intervenir aussi dans les salons : il y a quelques années encore la plupart des écoles d'ingénieurs françaises délivraient, en dernière année, quelques heures de cours de SHS, voire de "culture générale", qui étaient généralement perçues comme la cerise qu'on met sur le gâteau pour faire joli avant de le servir !

Cette réputation de bâtardise scientifique a certes beaucoup évolué depuis vingt ans (depuis le déclin du structuralisme), et l'examen et l'interprétation de cette évolution vont mériter qu'on s'y intéresse si l'on veut réfléchir aux rapports contemporains de la société et de la science, (Les "rapports du faire et du savoir"). Mais il faut d'abord noter que les S.H.S. s'accommodèrent souvent de ce statut de sciences au rabais : l'essentiel n'était-il pas d'apparaître comme un membre de la prestigieuse famille des sciences et de n'être pas banni dans les familles de parias que sont les commerçants, les charlatans, les littérateurs, les artistes ?... Psychologie, linguistique, sociologie, économie, histoire, sciences politiques, voire juridiques, ..., toutes ces disciplines s'efforcèrent de témoigner de leur volonté de scientificité, en sollicitant l'indulgence que l'on doit aux jeunes disciplines : laissez-nous le temps de mûrir, comme vous l'avez accordé à la physique au XVIIIe siècle, à la chimie au XIXe siècle ou à la biologie au XXe siècle, demandaient-elles humblement, pour qu'on ne les confonde pas avec les Beaux-Arts ou avec la littérature.

La science économique eut ici un comportement exemplaire : dès le siècle dernier, elle s'attacha avec ténacité à mathématiser son discours, afin d'obtenir l'onction des sciences dures au moins pour les économistes-mathématiciens, et elle y parvint presque avec l'établissement du Prix Nobel d'Economie en 1969 : moins prestigieux que les Nobel de Physique ou de Physiologie, certes, mais fort symbolique... la sociologie ou la linguistique n'ont pas encore le leur. Aussi on comprend l'amertume de ces économistes mathématiciens souffrant de l'opprobre méprisante des mathématiciens patentés qui contestent leur statut et la qualité ou l'originalité de leurs travaux mathématiques !

Les SHS sciences molles ou sciences douces ?

Cette soumission symbolique des SHS aux sciences dures - qui s'exprimait par le fait qu'elles acceptaient d'être traitées en France de sciences molles, alors qu'elles auraient dû revendiquer le statut de sciences douces (traduction correcte de soft sciences que les cultures anglo-saxonnes associent aux hard sciences) - peut se comprendre par l'absence d'un critère de scientificité alternatif. Depuis Descartes (la séparation de l'Objet et du Sujet) et Leibniz (le Principe de Raison Déductive Suffisante), les sciences dures avaient dégagé un critère simple, celui d'objectivité scientifique, qui se déclinait sur les modèles de l'analyse causale et de l'hypothético-déduction ; l'usage de ces méthodes garantissant, assuraient-elles, la qualité de la scientificité objective (indépendante des observateurs) des énoncés ainsi produits. Les SHS n'avaient apparemment pas le choix : si elles voulaient être tenues pour des sciences véritables (assermentées par les académies), il leur fallait se soumettre à ce critère quasi sacré de l'objectivité : "Le postulat d'objectivité est consubstantiel à la science, il a guidé tout son prodigieux développement depuis trois siècles. Il est impossible de s'en défaire, fût-ce provisoirement ou dans un domaine limité, sans sortir de celui de la science elle-même... La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l'objectivité de la Nature... postulat pur, à jamais indémontrable". Ce rappel catégorique de J. Monod, Prix Nobel de physiologie prestigieux (1964), introduisant "Le Hasard et la Nécessité" (1970, p. 32-33), n'était-il pas impressionnant ? Il fallait, il faut encore aux SHS, un grand courage épistémologique pour se dresser contre cette "austère censure posée par le postulat d'objectivité" et pour proposer d'autres critères de scientificité, requérant au moins autant d'"obstinée rigueur" (Léonard de Vinci) de la part des chercheurs scientifiques, et permettant de légitimer ces représentations intelligibles des relations de l'Homme à l'Univers que nous tenons aujourd'hui pour nos connaissances scientifiques. Ce passage du critère de "vérité (présumée) objective" à celui de "représentation (tenue pour) intelligible", pour établir des connaissances scientifiques pouvant concerner l'action humaine, implique sinon une "Révolution Scientifique", au moins un renouvellement ou une transformation paradigmatique ou épistémologique, transformation dont les SHS furent pour une part les initiatrices, et dont elles deviennent aujourd'hui les premières bénéficiaires.

Trois traits marquant de l'évolution des sciences au XX' siècle

Pour interpréter cette transformation de l'image et du statut social dans nos cultures contemporaines des connaissances scientifiques, il nous faut sans doute observer l'évolution des SHS au cours du XXe siècle dans le contexte d'ensemble de l'évolution de toutes les sciences, dures et douces, et de celle des activités scientifiques et technologiques qu'elles suscitent. Cette évolution de la représentation de la science dans les sociétés contemporaines est souvent perçue par trois caractéristiques que l'on tient pour plus particulièrement significatives.

1. Les transformations profondes que la Physique, (et en particulier la mécanique quantique et la dynamique des systèmes non-linéaires) a connues, développées, et progressivement assumées, de Niels Bohr à B. d'Espagnat ou I. Prigogine au fil du XXe siècle. En introduisant les notions d'objectivité faible, d'indétermination, d'imprévisibilité, de récursivité entre l'observé et l'observateur, d'émergence, la physique quantique contribue à transformer et à complexifier le référentiel dans lequel elle reconnaît la scientificité des énoncés qu'elle produit. Les articles du dossier "Les Sciences et l'Homme", publié par le BIC (n° 27, 1995, 1), présentaient quelques traits saillants de cette évolution profonde des sciences dures : "La notion même d'objectivité est remise en cause : le réel ne s'atteint pas en tant que tel, la conception que nous pouvons en avoir est forcément "voilée" par notre perception" (p. 57). Une belle étude du Pr Mioara Mugur-Schächter, publiée peu après dans "Le Débat" (n° 94, mars 97, p. 169-192) reprend et développe ces "Leçons de la mécanique quantique" (titre de l'article), dans un dossier consacré à "La connaissance selon la physique contemporaine" ; connaissance qui ne peut pas ne pas concerner aussi les autres disciplines... et donc les SHS.

2. Les transformations des référentiels épistémologiques dans lesquels les disciplines scientifiques se forment, se légitiment et se renouvellent s'accélèrent elles aussi depuis les années soixante dix... Dès 1934, G. Bachelard nous avait invité à développer "un nouvel esprit scientifique" (PUF) qui se construise sur "une épistémologie non-cartésienne" et qui reconnaisse et assume "l'idéal de complexité de la science contemporaine" (au lieu de persévérer dans une obsession de simplification qui tourne à la mutilation). Mais il faudra attendre les ouvrages désormais célèbres de T.S. Kuhn ("La structure des révolutions scientifiques", 1963 en américain, 1972 en français, Flammarion) introduisant le concept de "changement de paradigme scientifique", et de K. Popper ("Logique de la découverte scientifique", 1935 en allemand, 1959 en anglais, 1973 en français, Payot) introduisant le critère de "falsifiabilité" (ou de "vérité bio-dégradable" selon le mot d'E. Morin) et peu après le concept de "rationalité critique", pour que cet appel à une épistémologie non cartésienne commence à être entendu par la science occidentale.

Parce qu'ils ne s'intéressaient pas seulement à l'épistémologie des sciences dures, mais aussi aux fondements épistémiques de toutes les disciplines et plus particulièrement peut-être des SHS, J. Piaget ("Logique et connaissance scientifique", 1967, Pléiade Gallimard), restaurant les épistémologies constructivistes et la concept de "critique épistémologique interne aux disciplines", et E. Morin ("L'Unité de l'Homme" 1974, et "La Méthode", T. 1, 1977) posant les fondements d'une épistémologie de la complexité, vont permettre de repenser à la fois "l'unité de la science" (dure et douce) et "la connaissance de la connaissance"...

Ainsi depuis trente ans se développent des courants de réflexions sur la nature de la connaissance scientifique, qui vont remettre en question les fondements séculaires des positivismes : en se diffusant dans les cultures ils vont irriguer la réflexion de chaque science sur ses propres critères de scientificité : ne produit-elle pas une connaissance qui donne sens à l'action humaine ? On trouve dans l'ouvrage collectif de la collection IM-EDF-GDF : "La société en quête de valeurs ; pour sortir de l'alternative entre scepticisme et dogmatisme" (Ed. Maxima, 1996) quelques traits significatifs de ce profond renouvellement épistémologique qui affecte en profondeur nos conceptions de la connaissance scientifique dans, par et pour l'action humaine. Il faut convenir que cette transformation concerne encore bien peu la culture interne des institutions d'enseignement et de recherche (y compris les écoles d'ingénieur françaises !) qui, engluées depuis un siècle dans un positivisme doctrinaire, craignent cette "critique épistémologique interne" à laquelle la société contemporaine les invite pourtant de plus en plus instamment.

3. C'est enfin l'émergence, à partir de 1948, des "nouvelles sciences" de l'ingénierie, que l'on doit souligner ici pour interpréter l'évolution des SHS : cette connexion entre les sciences de l'ingénierie et les SHS surprendra peut-être le lecteur, surtout s'il a fait ses études dans une école d'ingénieur avant 1980. Les sciences de l'ingénierie, plus soucieuses encore que les SHS d'obtenir leur brevet de scientificité, avaient su et pu ruser avec les académies garantes des sciences dures, "vraiment scientifiques" ! En proposant, humblement, de n'apparaître que comme des disciplines d'application, soucieuses seulement de bien "appliquer" des connaissances scientifiques établies ailleurs, ou plutôt au-dessus, elles purent obtenir leur reconnaissance symbolique par les académies. Le prix à payer, qui longtemps leur parut léger tant elles étaient heureuses d'être reconnues comme des membres de la puissante famille des sciences dures, fut leur apparente stérilité proprement scientifique : on appliquait, mais on ne créait rien. Alors que du XVe au XVIIIe siècle les "sciences du génie" étaient fécondes et créatrices (que l'on pense aux écrits de L. de Vinci), elles semblent soudain s'étioler avec l'apparition des écoles d'ingénieurs. Ne revendiquant plus le caractère fondamental de leur production scientifique, elles l'abandonnent aux sciences dures... et peu à peu, laisse se dégrader leur scientificité propre. H.A. Simon, dans une conférence célèbre au M.I.T. (la prestigieuse université d'ingénierie des U.S.A.) en 1968, demandera : "Mais pourquoi réduire la formation des ingénieurs à des cours de physique ou de chimie fondamentales puis appliquées. On ne leur demande pas d'analyser des objets en se référant à des théories déjà faites ; on leur demande de concevoir des projets. C'est donc les processus cognitifs de conception qui constituent les fondamentaux de leur science. Ne sont-ils pas les mieux placés pour s'exercer sans cesse à cette critique épistémologique interne ? "Qui a le plus besoin de l'épistémologie ?", interrogeait S. Papert et G. Voyat à la même époque ("Cybernétique et épistémologie", PUF, coll. EEG, 1968, p. 92) : "Ce sont les ingénieurs", répondaient-ils, "ceux qui ont le besoin le plus urgent d'une théorie de la connaissance et la meilleure probabilité d'en créer".

Ces questions nouvelles étaient sans doute rendues possibles et plausibles par le fait qu'une très "nouvelle" science de l'ingénierie avait fait son apparition en 1948, ne se présentant pas comme une discipline d'application d'une science physique ou biologique, mais comme une discipline de conception, ne se référant qu'à ses propres "projets" : la cybernétique, science de la communication et de la commande dans les systèmes naturels et artificiels (ou "L'animal et la machine"), - titre de l'ouvrage fondateur de N. Wiener, enseignant au M.I.T. - ne se définissant pas par un "objet" naturel, empiriquement vérifiable et soumis à des lois invariantes, mais par son "projet" : communication et commande dont les systèmes sont des concepts que l'on peut concevoir à sa guise et par lesquels ont peut se représenter a priori des phénomènes qui n'ont ou qui n'auront peut-être aucune réalité tangible. Ce n'est plus "le réel" ou "la nature" qui contraint le chercheur, c'est le chercheur (en nouvelles sciences de l'ingénierie) qui contraint le réel en lui imposant des artefacts dont il a conçu le projet et que la nature n'avait pas créés.

La cybernétique allait très vite susciter beaucoup de disciplines connexes qui nous sont aujourd'hui familières (automatique, informatique, recherche opérationnelle, intelligence artificielle, sciences de l'information, sciences de la communication, sciences de la décision...) qui initialement ne se soucièrent pas plus qu'elle de leur légitimation épistémologique, et qui se développeront pourtant de façon impressionnante à partir de 1948. La "demande sociale" comme sans doute le "plaisir de faire et d'innover" des scientifiques qui s'engageaient dans ces terres nouvelles expliquent sans doute cet engouement... et révèle mieux encore la frilosité épistémologique de la plupart des académies et des institutions d'enseignement et de recherche notamment européennes ; elles restèrent trop longtemps dans une prudence expectative devant ces disciplines bouillonnantes, prudence qui tourna parfois à de stériles censures, dans le cas de l'intelligence artificielle en particulier, et qui ne cherchèrent que trop rarement à aider ces chercheurs innovants à s'exercer aux critiques épistémologiques internes qu'appelaient ces "nouvelles sciences" qu'ils développaient.

Ce que les institutions ne surent pas faire, les chercheurs eux-mêmes l'entreprirent, en tâtonnant et longtemps dans l'indifférence. Ils trouvèrent alors dans les Cahiers de P. Valéry (rédigés entre 1894 et 1945) qui furent pour l'essentiel accessibles à partir de 1973 grâce à l'édition Pléiade de J. Robinson-Valéry, de nombreuses médiations précieuses prolongeant son "Introduction à la méthode de Léonard de Vinci". (Léonard n'est-il pas le chercheur exemplaire des sciences fondamentales de l'ingénierie ?). A partir de 1969 (1974 puis 1991 en français) la contribution d'H.A. Simon (futur Prix Nobel d'Economie, 1978, et Médaille Turing d'Informatique, 1975) à l'épistémologie des "nouvelles sciences de l'ingénierie" va constituer une base de référence solidement étayée, sur laquelle pourront se développer et se légitimer les connaissances scientifiques que l'on entend aujourd'hui sous les labels des sciences de conception (sciences of design), des sciences de l'artificiel, des sciences des systèmes... : l'ouvrage de référence d'H.A. Simon "The Sciences of the Artificial" (1969, 1980, 1996) est traduit en français sous le titre "Science des systèmes, sciences de l'artificiel" (Dunod, 1991).

"Nos moyens de connaissance qui se résument en faire" (P. Valéry)

Les questionnements épistémologiques que les nouvelles sciences de l'ingénierie développent désormais dans "le système des sciences", vont rencontrer et s'enchevêtrer avec celles que suscitaient en parallèle la physique quantique et l'épistémologie contemporaine. Questionnements qui, s'ils proposent des réponses, suscitent à leur tour de nouvelles questions, nous rappelant sans cesse que "la science est aventure infinie". On peut pourtant tenter de réfléchir aujourd'hui sur les interprétations que cette quête du sens autorise : quelle est la valeur de ces connaissances scientifiques que nos sociétés forgent pour éclairer l'intelligence de leurs propres actions ? La méditation de P. Valéry par laquelle on a intitulé ces réflexions nous suggère une réponse qui renouvelle peut-être les termes du problème du critère de scientificité des énoncés enseignables que produisent nos disciplines, ici et maintenant :

"Les vérités sont choses à faire et non à découvrir" (Cahiers, VIII, 319).

Puisque la raison humaine ne peut nous donner l'absolue certitude de l'existence d'une "vérité vraie", indépendante de nous, décrivant une réalité invariante et substantielle qui pourrait toujours exister indépendamment de l'expérience qu'en acquiert l'observateur (que sera la réalité de cet arc-en-ciel s'il n'est pas perçu par un observateur correctement placé ?), devons-nous raisonnablement nous acharner à la découvrir ? Et croyant l'avoir découverte, nous acharner à la tenir pour unique et exclusive de toute autre représentation, afin de pouvoir l'imposer à l'autre, au nom d'une objectivité scientifique tenue pour indépendante du contexte et du sujet qui l'énonce ? Que cette quête de la découverte constitue une heuristique souvent féconde, nul ne le contestera. Mais pourquoi faudrait-il prendre le moyen pour la fin et postuler que l'usage des moyens garantit la vérité objective de la fin qu'il a peut-être permis d'atteindre. Le philosophe napolitain G. Vico qui écrivit sans doute le premier "Discours de la Méthode"... anticartésienne ("Le Discours de la méthode des études de notre temps" 1708. Edité par A. Pons dans sa traduction de "La vie de G. Vico écrite par lui-même", Grasset 1981), le proposait déjà : la seule vérité dont, nous humains, pouvons être certains, est celle que nous pouvons faire, ou construire, "Verum et factum reciprocantur" : "Le critère et la règle du vrai sont l'avoir fait lui-même". Ce que G. Bachelard, dans "La formation de l'esprit scientifique" (1938) exprimait dans des termes peu différents : "Dans la vie scientifique les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes... Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit". Ce critère de faisabilité, ou de constructibilité, est très explicitement un critère instrumental ou méthodologique : "Nos moyens de compréhension, qui se résument en FAIRE" (P. Valéry, Cahier XXIV, 762)... car "ce qui fait, ce qui est fait sont indivisibles" (P. Valéry, "Eupalynos ou l'architecte", Œuvres T. II p. 83). Il laisse entière la responsabilité du chercheur comme du citoyen quant au choix de son projet dans "le champ des possibles".

La connaissance scientifique ne peut plus dès lors arbitrer entre le bien et le mal en arguant de sa connaissance de "la Vérité Vraie", suprême ou scientifique ; elle révèle l'envergure des choix éthiques de toute démarche de production d'énoncés enseignables, au lieu de les masquer à l'abri d'un critère de vérité présumée objective et scientifique. En concevant - et en dessinant - un hélicoptère "faisable", et que l'on peut construire cinq siècles plus tard, Léonard de Vinci ouvrait le champ des possibles, entre le hasard de la plume qui voltige au vent et la nécessité de la chute gravitationnelle et mortelle : il ouvrait ce champ des possibles pour y concevoir son projet, un projet qu'il médita longtemps : faire monter le plus lourd que l'air !... Et en concevant le plan d'une ville en trois niveaux (les humains, les véhicules et les animaux, les eaux usées) il ouvrait à l'urbaniste un champ des possibles dans lequel celui-ci pouvait s'exercer aux projets des médecins d'alors : lutter contre les épidémies de peste. Mais le choix de ces projets n'était pas a priori contraint ou réduit à une seule fatalité (ou la seule nécessité) par une connaissance scientifique qui seule dirait le vrai et l'imposerait à la société, au nom d'une rationalité strictement déductive.

Les SHS entre l'abeille et l'architecte.

On peut ainsi poursuivre la reconsidération de la production des connaissances scientifiques pouvant nous rendre intelligible l'activité des humains et des sociétés en relation avec l'univers (que P. Valéry appelait "Le système-Corps-Esprit-Monde" CEM). L'architecture ici deviendra aisément notre exemple : "L'abeille surprend, par la perfection de ses cellules de cire, l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui fait la supériorité de l'architecte le plus médiocre sur l'abeille la plus experte, c'est qu'il construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche" (K. Marx, Le Capital, Pléiade I, p. 728). "Construire dans sa tête avant...", n'est-ce pas concevoir à la fois un champ de possibles, et dans ce champ, un projet qu'un moment on examinera, puis peut-être un autre... ? N'est-ce pas le questionnement qu'ont poursuivi les enseignants-chercheurs constituant une des "nouvelles sciences de l'homme et de la société, l'architecturologie", qui se donne projet de produire des énoncés enseignables sur les processus cognitifs complexes auxquels s'exercent consciemment l'architecte concevant son projet ? (P. Boudon "Introduction à l'architecturologie", Dunod, 1992). Ainsi se forment de nouvelles disciplines, produisant des énoncés enseignables et proposant des programmes de recherche aux citoyens qui les financent, en organisant cette interaction des choix et des moyens et des fins : "Ces buts liés à des croyances et à des anticipations, rétroagissent sur l'action au fur et à mesure que celle-ci s'en rapproche ou s'en éloigne, cependant que l'action, en se développant, modifie les buts" (M. Mugur-Schächter, 1997, op. cit.)... Démarche bien différente de celle que la parabole attribue à l'abeille et que l'on est tenté d'attribuer aux scientifiques "objectivistes", qui, tenant les fins pour données et invariantes ne cherchent que le moyen optimum permettant de l'atteindre, sans se soucier de la prévisible rétro-action de ce moyen sur le but et plus encore sur le contexte dans lequel il prend sens.

"La méditation de l'objet par le sujet prend toujours la forme du projet" (G. Bachelard).

Cette méditation critique des sciences contemporaines, et notamment des S.H.S., depuis toujours plus mal à l'aise dans la convention épistémologique que le positivisme et l'objectivisme semblait leur imposer, suscite et va susciter une sorte de renouvellement des rapports longtemps figés entre la science et la société. L'évolution contemporaine des SHS et l'émergence des "nouvelles S.H.S." en témoigne.

Interprétation qui surprendra sans doute les observateurs familiers des systèmes académiques européens : ne sont-ils pas accoutumés à une représentation toute autre des disciplines des SHS : chaque discipline se dispersant en dix ou vingt sous-disciplines rivales, chacune d'entre elles tentant désespérément de définir un domaine "objectif" auquel elle appliquera sa méthode spécifique, présumée authentiquement scientifique parce qu'empruntée à la mathématique ou à l'énergétique (Ah que la statistique a connu de beaux jours dans les SHS depuis cinquante ans grâce à sa réputation de discipline mathématique !... : ne suffisait-il pas, pour produire un énoncé scientifiquement objectif, d'utiliser une méthode statistique raffinée ?). L'économie se balkanise entre l'économie de la santé, l'économie du blé, et tant d'autres ; la psychologie se partage en expérimentale, cognitive, sociale, thérapeutique, psychanalytique... ; la sociologie se découpe en industrielle, rurale, urbaine, organisationnelle, juridique, sociologie des religions, du troisième âge, et même sociologie des sciences... ; la géographie, l'histoire, l'anthropologie, la linguistique, la sémiologie, la philosophie... Chacun veille à spécifier son petit domaine autonome de compétence, qui sera vite son pré carré, dans lequel seuls quelques collègues cooptés pourront se promener en liberté. Chacun raconte des anecdotes, parfois tragiques, sur les conséquences désolantes de cette diaspora au moins aussi intense que celle qui a frappé peu avant les sciences dures. La prégnance de l'analytisme cartésien, qui nous invite à toujours "diviser en autant de parcelles qu'il se pourrait" ("Le deuxième précepte" du "Discours de la Méthode"), est telle que nul n'ose s'en libérer trop ostensiblement.

Pourtant ces mêmes observateurs conviendront qu'ils entendent depuis trente ans des appels de plus en plus insistants à l'inter - voire à la trans-disciplinarité : si la balkanisation des SHS par mimétisme des sciences dures leur a permis initialement d'obtenir leur admission dans les académies scientifiques - fût-ce sur des strapontins - et si cette admission les a incités à développer pragmatiquement une riche expérience d'exercice scientifique, cette balkanisation suscite désormais trop d'effets pervers : lorsqu'en 1970, l'UNESCO rassembla les réflexions des chercheurs repérant "les tendances principales de la recherche dans les SHS" (Ed. Mouton, UNESCO, 1970) pour identifier "La science en devenir, la science qui se fait" (J. Piaget), la reconnaissance des "dimensions interdisciplinaires de la recherche" fut quasi unanime. Mais, chacun le sentait, cette volonté de reliance des savoirs de l'homme et de la société nécessitait un renouvellement des cultures épistémologiques qui s'amorçait à peine à l'époque. Depuis trente ans, la maturation se fait, souterraine souvent ; mais on peut la reconnaître aux premières résurgences qui se manifestent ; résurgences qui surprennent sans doute les observateurs et surtout les académies traditionnelles, et qui sont plus volontiers accueillies dans les milieux professionnels (entreprises, administrations territoriales, organisations culturelles, medias...) souhaitant légitimement disposer de concepts opérationnels pour comprendre, pas à pas, la complexité de leurs actions. Une complexité perçue avec d'autant plus d'intensité qu'elle est aggravée par l'effet simplificateur du réductionnisme disciplinaire : l'intervention dans une crise sociale telle qu'une grève, qui ne ferait appel qu'aux compétences de "L'économiste équilibriste" assurant qu'il est impératif d'égaliser des coûts marginaux qu'il ne sait pas définir et ne peut mesurer, (ou qu'au seul sociologue positiviste ou qu'au seul médecin biologiste, etc.), est d'avance condamnée à l'échec, l'expérience l'a souvent montré. Le "causalisme linéaire" ("yaka") est certes fort simple, mais les situations humaines et sociales dans lesquelles on l'applique ne le sont guère : chacun connaît les effets pervers innombrables sur le développement de la criminalité engendrée par le simple "yaka rétablir la peine de mort".

Les sciences de gestion, pionnières des "nouvelles SHS"

Cet appel à l'inter et la transdisciplinarité semblait un vœu pieux lorsque l'UNESCO le lançait en 1970. Il conforta pourtant les tentatives longtemps timides qui s'étaient développées, en Amérique plus qu'en Europe (grâce en particulier aux efforts des fondateurs de la pragmatique, C.S. Peirce, W. James, J. Dewey...), en incitant les pionniers à de nouvelles audaces. N'est-ce pas en 1970 que l'Université française se dote officiellement d'une "nouvelle discipline, les sciences de gestion", qui ne peut se définir que comme une interdiscipline, n'étant réductible à aucune de ses marraines (l'économie, la psychosociologie, l'anthropologie, les sciences juridiques et politiques, les mathématiques appliquées, l'informatique, voire la neurologie...). On aurait bien embarrassé ces pionniers d'alors si on leur avait demandé quelle était la légitimité épistémologique des énoncés enseignables que produisaient cette nouvelle science. Leur réponse pourtant aurait été pragmatique : "Construisons notre référentiel en marchant : c'est précisément parce que nous ne le trouvons pas tout fait dans notre berceau, que nous allons vouloir, plus passionnément peut-être que ne le font les vieilles disciplines qui nous coparrainent, le former, le développer et le critiquer". N'est-il pas significatif que 25 ans plus tard, le pionnier le plus incontesté de cette émergence, P. Tabatoni (qui "lança" l'Université des sciences de gestion de Paris Dauphine) ait été élu à l'Académie des Sciences morales et politiques de Paris : peu à peu l'Institution académique admet puis s'approprie cette transformation des paradigmes épistémologiques de référence ; le voeu pieux de 1970 commence à devenir réalité.

La situation épistémologique de plus en plus inconfortable des "vieilles" SHS trop monodisciplinées que l'on évoquait va agir comme un catalyseur : le cas des sciences de gestion est sans doute plus familier et exemplaire mais on pourra évoquer nombre d'autres "nouvelles" SHS, toutes apparues peu après les "nouvelles" sciences de l'ingénierie, au fil des cinquante dernières années : malgré les apparences académiques, elles ne se présentent pas comme des "concurrentes" des "anciennes" disciplines SHS mais comme des disciplines "différentes" : fondées sur un "projet de connaissance" et non plus sur des "objets de connaissance" objectivement appréhendables, leur "incongruité épistémologique" initiale suscite une critique interne qui prend aujourd'hui souvent la forme des paradigmes du constructivisme et de la complexité. Dans ce mouvement, avec et à côté des nouvelles sciences de gestion, les SHS connaissent depuis trente ans le développement des sciences de la cognition (A. Newell et H.A. Simon) et de la noologie (sciences de l'esprit), des sciences de la communication (G. Bateson, D. Bougnoux), des nouvelles sciences de l'éducation (G. Lerbet, J. Ardoino...), des sciences de la décision (H.A. Simon), des sciences de l'information, des sciences de l'organisation, de l'herméneutique, de la "nouvelle rhétorique" et de la "logique naturelle", des sciences du génie urbain, des sciences du génie sanitaire... Elles s'ouvrent largement aux sciences du génie des éco-systèmes (que l'on appelle, encore de façon peut-être restrictive, les sciences de l'environnement) et à bien des nouvelles sciences de l'ingénierie, par l'ergonomie, l'intelligence artificielle, ou l'architecturologie.

Les "nouvelles" SHS : écologie de l'action, "utopie réaliste"

Chacune de ces nouvelles sciences suscite à son tour, en se formant (avec tous les apparats scientifiques usuels : revues, congrès, chaires, médailles,...), sa propre critique épistémologique interne, dans un bouillonnement ou une effervescence qui interdit en pratique l'établissement d'un tableau bien ordonné de "l'état de l'art" : les auteurs des encyclopédies des SHS le savent bien ; à peine ont-ils remis leur manuscrit à l'imprimeur qu'il leur faut déjà le réécrire, et les rééditions se succèdent à un rythme qui décourage les bibliothécaires impécunieux !...

Il faut pourtant prendre le risque d'une interprétation anticipatrice ; n'est-ce pas la fonction de la science la plus demandée par la société : l'aider à anticiper sinon à prévoir ? E. Morin dit volontiers que la science doit être une "écologie de l'action". Si l'état de l'art est impossible, les lectures des tendances restent possibles. Il en est certes plusieurs, qui correspondront aux projets et aux croyances des interprètes. Les conservateurs assureront que ce bouillonnement contemporain n'est qu'effet de mode, et que l'on en reviendra bientôt aux bonnes vieilles disciplines positivistes qui assurent le statut des mandarins et des conseillers des princes. Les progressistes, dont je suis, proposeront une lecture plus passionnante de cette évolution des sciences en général et des SHS en particulier. Le renouvellement et la critique épistémologique interne qu'elles suscitent et subissent aujourd'hui, dès lors qu'elles assument leur interaction avec la société (au lieu disait déjà Goethe de s'enfermer dans ces "vieilles forteresses inviolées" que sont leurs académies), peut-être voulu et préparé au lieu d'être refusé. Ce "possible" n'est plus aujourd'hui utopique, ou plutôt il est "utopie réaliste", les cinquante dernières années de l'histoire des sciences nous le confirment. Il importe dès lors que, dans ce "champ des possibles", les projets sociaux s'élaborent dans une interaction permanente de tous les citoyens (... et plus des seuls mandarins) : la reconstruction de l'interaction fondatrice "du Savoir et du Faire", "d'Epistémè et de Pragmatiké", est aujourd'hui inscrite sur chacun de nos agendas, ceux des citoyens, des entreprises, des élus, des gouvernants.

Dans cette entreprise, les sciences de gestion ont et auront sans doute un rôle privilégié. Ne sont-elles pas "bien placées", par cette émulsion entretenue du savoir et du faire qu'elles ont mission de produire ? Si l'on nous demande alors d'anticiper, ne peut-on proposer le scénario suivant : une "discipline fourre-tout" (et déchirée par ses querelles de sous-chapelle entre le marketing, la finance, la production, les RH et la stratégie...) devenant dans les vingt prochaines années, une des plus rayonnantes des "nouvelles SHS", les sciences de l'ingénierie des organisations socio-économiques : science de conception plutôt que d'analyse, science des systèmes plutôt que des structures, sciences de la complexité plutôt que la complication. Entreprise qui demandera à tous, et surtout aux enseignants et aux chercheurs un civisme épistémologique que les uns tiendront pour une ascèse contraignante et les autres pour une joie intérieure ; la joie qu'ont reconnue les plus grands philosophes lorsqu'ils faisaient profession d'épistémologie : H. Bergson ou P. Valéry en témoignaient encore au début du siècle qui s'achève. Pourquoi ne la quêterions-nous pas à l'aube du prochain siècle ? Les sciences de l'homme n'enseignent-elles pas à la société qu'il est peut-être plus important de jouir du "bonheur de la recherche" que de s'acharner à "la recherche du bonheur" ? selon le mot de O. Hirschman, un des plus novateurs des économistes du XXe siècle, témoignant du riche lignage intellectuel des "nouvelles SHS". Elles ne sont "nouvelles" que pour ceux qui avaient oublié que l'aventure des sciences est aventure humaine, aventure infinie.