COMPLEXITE DANS LES MEDIA : UNE LECTURE D’EDGAR MORIN

Par Evelyne BIAUSSER – Journaliste - Consultante

Dès le début de mon activité journalistique, j’avais pu constater qu’un média était un produit complexe.

En effet, il s’agit d’organiser un ordre issu du désordre des aléas, des événements, de faire entrer l’aléa dans le système de communication de l’autre.

Je voyais bien que dans le media, le Tout est plus que la somme des parties, mais je manquais d’outils pour aller plus loin dans le décodage de cette néguentropie.

Puis, je lus « Science avec conscience » où Edgar MORIN dégageait treize principes d’intelligibilité par simplification, sécrétés par la science « classique », celle-ci ayant eu coutume de fragmenter le savoir et le complexe pour les comprendre. En fait pour les réduire.

En adoptant l’inverse, l’antagonisme de ces 13  principes réducteurs, E.MORIN livre là les « Commandements de la complexité », principes producteurs d’intelligibilité complexe du monde, dont il dit lui-même « qu’ils ne sont pas des fondements de la complexité, mais des règles régulatrices ».

Et donc, ces principes m’ont aidé à commencer de décoder une partie de la complexité des media, du moins celle de la conception d’un media de presse écrite.

Il s’agit bien entendu de « commandements » fort connus de l’intelligence de la complexité, tels que la systémicité, la récursion organisationnelle, le désordre, l’auto-éco-réorganisation ou la relation entre  observateur-objet observé…

Le premier principe retenu par Edgar Morin est celui de SINGULARITE, par opposition à l’universalité de la science classique qui excluait par là le local et le singulier.

Il faut donc, aujourd’hui, dans une explication du monde plus satisfaisante, combiner la reconnaissance du singulier et du local avec l’universel.

C’est tout à fait un antagonisme de base présent dans la presse écrite.

Comment intéresser un lecteur local aux phénomènes universels ? Sachant qu’il va disposer de dix minutes environ pour parcourir la totalité du media, qu’il le fera dans des circonstances peu favorables à sa concentration, et que ce media n’existera – illustration terriblement phénoménologique – que par l’œil du lecteur…

Sachant aussi que l’écriture d’un article doit répondre aux lois de proximité, nous apprend-on, pour intéresser un maximum de lecteurs.

Ces lois fonctionnent selon des priorités.

Ainsi la loi de proximité chronologique révèle que nous sommes dans un écrit plus sensibles à ce qui va se produire plutôt qu’à ce qui s’est passé. Le futur immédiat mobilise davantage l’attention, et écrire sur les conséquences est plus mobilisateur que sur les causes.

Ensuite, il faut faire jouer la loi de proximité géographique. La presse régionale peut le faire aisément et ne s’en prive pas. Quand il s’agit d’un événement étranger, l’on doit alors s’efforcer de rapprocher l’information du lieu de vie du lectorat. D’où l’approche nationale ou la vision française d’événements internationaux !

Troisième approche, la loi de proximité psycho-affective. Il s’agit en fait de l’intérêt humain commun à l’espèce : la vie, la mort, l’amour, la maladie, l’argent, la sécurité, la peur, la violence, la haine… et chaque mot faisant référence à ces instincts capte l’attention du lecteur.

Enfin, la loi de proximité spécifique s’adresse préférentiellement à un lectorat : les jeunes, le troisième âge, les femmes, les chasseurs, les infirmières, les amateurs d’art, de musique, de parapente… toute la presse spécialisée est contenue dans cette loi d’intérêt cerné.

 

On le voit, nous sommes en pleine complexité : non seulement elle règne dans la liaison de l’antagonisme entre les informations locales et les universelles, double paramètre inévitable dans un media aujourd’hui, mais aussi entre ces dites lois, censées simplifier le travail du journaliste, alors qu’elles entrent en antagonismes (la loi de proximité psycho-affective sollicite l’universel, la loi de proximité spécifique sollicite le singulier ).

Le deuxième commandement complexe établi par E. MORIN est l’irréversibilité du temps, par opposition aux premières lois physiques conçues dans un temps réversible, détaché de toute historicité, et donc de toute évolution. Pour la pensée simplifiante, le temps est monolithique ou n’est pas.

  Pour la pensée complexe, il y a une double flèche du temps, celle de l’organisation et celle de la désorganisation, qui rétroagissent l’une sur l’autre. Le Temps complexe équivaut donc à une polytemporalité où l’on voit apparaître répétition, progrès, décadence, un cycle beaucoup moins immuable mais pas moins productif.

Dans la conception d’un media, il y a continuellement cette polytemporalité déstructurante/structurante à gérer.

Le temps du media est tripartite : il est constitué par le prévisionnel/l’urgence/l’imprévu, se construisant et reconstruisant sans cesse.

La partie prévisionnelle est d’importance, et souvent à long terme. Un mensuel élabore ses thèmes sur un an, la presse quotidienne régionale  prévoit des articles de fond et des « marronniers » (sujets bateau sans datation obligatoire) pour combler le vide de l’actualité. Les dossiers, les enquêtes se préparent après avoir été choisis en conférence de rédaction (un travail et une relation éminemment complexes !), on connaît le « dead line » (date de remise des articles), ce ne sont pas des travaux d’urgence.

Mais je n’ai jamais vu un journaliste ne pas travailler dans l’urgence… Il la sécrète comme l’abeille le miel ! Tant qu’il a du temps, il peut rajouter des éléments, de l’information, du sens. Le temps, c’est du sens. Celui qui créera enfin l’article dont il rêve : exhaustif, parfait… à l’instant T ! Car le temps du journaliste c’est celui de l’éphémère, du mouvant, de l’opinion contredite demain, de la vérité cent fois recomposée. L’urgence le rattrape quand bien même il veut créer du définitif.

L’imprévu surgit toujours dans les derniers instants du bouclage : le logiciel du maquettiste tombe en panne, le pigiste est malade ou sa voiture explose sur l’autoroute (véridique !), la qualité du papier livré est défectueuse, l’actualité réduit à néant le papier principal, l’événement qui arrive juste après le bouclage et qui empêche de dormir, bref toutes les entrées qui peuvent exister dans la désorganisation d’un système complexe. Mais (coquetterie de la profession ?) on est habitué à cette répétition de désordre, cette bordure du chaos, qui crée l’âme même du media.

Le troisième « commandement » que j’ai retenu est la systémicité, qui rend les interactions entre les éléments plus importantes que les éléments eux-mêmes. « Au niveau de l’organisation de l’ensemble, émergent des qualités qui n’existent pas au niveau des parties » précise Edgar MORIN.

Un journal est par essence systémique. A partir d’événements, d’opinions, de faits qui n’existaient pas la veille, on crée un ensemble qui donne du sens à chacun de ces événements, opinions, faits, on en fait de l’écrit, on garde trace, on essaie de lutter contre la mort, le néant dont sortirait à peine ces éléments si on ne les reliait pas…

Ils s’incarnent et s’enrichissent en interagissant avec le terrain socio-culturel du lecteur, la société, le moment, le lieu, le regard du lecteur sur eux, l’implication qu’il veut ou peut donner à ces éléments, bref l’environnement au sens large, l’écologie du système.

J’aurais pu lier le quatrième commandement avec d’autres dans la conception du média, puisque j’ai déjà parlé du désordre. Mais il se trouve que je veux faire une place toute spéciale au tétragramme  « Ordre-désordre-interactions-organisation » parce qu’il illustre parfaitement l’historique du « chemin de fer ».

Celui-ci est en quelque sorte le plan, page par page, du journal. On y place les articles prévus, on réserve la place pour les publicités, on prévoit les illustrations, photos et dessins. On dessine tout cela, qui ressemble à un cahier visuellement explicite, qu’on élabore d’ailleurs en commun.

Mais l’actualité et la réalité viennent y semer le désordre : on n’a pas pu joindre les correspondants souhaités, le thème devient caduc ou trop incertain, un autre a pris la priorité et il n’y a plus de place…

Surviennent alors des interactions entre les parties du journal, les rédacteurs et le tout.

Une nouvelle organisation se construit d’après ces données, impossibles à contourner. Sous ce problème ponctuel – bien qu’habituel – de type organisationnel, se cache une complexité plus vaste : celle d’un antagonisme profond entre la permanence que nécessite la ligne rédactionnelle, celle qui donne son style au journal, et les tentatives d’altération qu’elle

subit /engendre sans cesse, à travers l’ego et les fantasmes des rédacteurs, ou les pressions de l’environnement commercial.

Le commandement de la « récursion organisationnelle » où comme dans l’exemple de l’hologramme, « les interactions entre les parties produisent un tout qui rétroagit sur les parties pour les produire elles-mêmes », apparaît bien illustré par « la charte graphique  ». Il s’agit de la définition de tous les éléments graphiques d’une publication : choix des colonnages, des caractères, du style de mise en page, des titres, intertitres, sur-titres et sous-titres…etc.

La charte graphique donne son style à la publication, la démarque de ses concurrentes, trace un sentier codé pour le lecteur qui aime retrouver ses habitudes. Mais c’est aussi un tout qui rétroagit  sur les parties en  leur affectant du sens, de même que chaque partie du journal affecte du sens à la charte graphique, qui d’elle-même ne générerait  aucun sens.

Grâce à elle, le lecteur se fait tout d’abord une idée du tout, avant d’aller la compléter par les parties. Dans un dossier ou une enquête, on peut ne lire qu’une partie, on aura un niveau d’information, mais les liens avec le tout donneront un autre niveau d’information.

L’éclatement de l’information ( un même sujet peut être éclaté en 4, 5, 6 parties) en encadrés ou hypertextes venant rétrogir sur la partie principale de l’article, joue le même rôle. Idem avec les photos ou  vignettes : les relations partie-tout sont à la fois produits et producteurs. Arrêtons-nous un instant sur les cinq fonctions d’un titre, qui sont :

d’accrocher le regard

de permettre le choix de lecture

de donner envie de lire l’article

de contribuer à l’image du journal ( l’identité du media)

de structurer la page ou un ensemble de pages (une sorte de colonne vertébrale rédactionnelle)

Les deux dernières fonctions illustrent bien que chaque partie structure le tout, qui va à son tour rétroagir sur l’opinion que le lecteur se fait de l’information traitée.

La science classique disjoignait l’objet et son environnement. Or la science complexe voit plutôt le monde constitué par les interactions entre lui et les sujets, et même par l’idée que le sujet s’en fait (modélisation).

Il y a là toute la fausse question de l’objectivité de la presse.

Comment le journaliste pourrait-il se défaire de ses interactions avec son environnement, alors même qu’elles l’ont constitué ?

Les filtres qui agissent sur le journaliste sont identiques à ceux qui influencent/créent le chercheur dans sa recherche et sa construction de la réalité. Bien sûr, au premier chef, on trouve ses propres valeurs et convictions, et/ou celles du rédacteur en chef, qui rajoute un autre filtre, de toute façon. Sans doute que le phénomène de l’écriture, avec le choix ( ?) du langage  permet une échappée de l’inconscient beaucoup plus évidente que dans d’autres métiers où les conditionnements personnels s’expriment moins directement qu’avec des mots.

La couleur politique du journal le construit en permanence (il y a toujours une influence politique), ainsi que la pression économique . Dans les liens forts avec l’environnement, on peut encore citer l’urgence, responsable d’une information insuffisante, et les relations affectives avec ceux dont parle le journaliste. Que ce soit amitié ou haine tenace, elles influencent sa réflexivité !

Enfin, dernier « commandement » que j’ai voulu transférer à la conception d’un média : la « dialogique de la contradiction ». Dans la science classique, la logique se révélait d’une fiabilité absolue, et la contradiction ne pouvait qu’être réduite comme un défaut majeur.

Dans l’intelligibilité complexe, la logique est à la fois insuffisante et nécessaire, la pensée alternant transgressions de la logique et retours à celle-ci, comme dans l’activité de vérification, notamment.

Lors de la conception d’un journal, on combine la logique et l’illogique. On fait tout d’abord appel à la logique du lecteur dans l’historique des événements relatés que l’on présente linéairement. On adopte aussi le « plan logique » pour écrire , qui correspond en fait à la logique de curiosité de quiconque découvre un sujet : qui, quoi, où, quand, comment, pourquoi ?

Par là, on « flatte »l’intérêt du lecteur dans le sens du poil, c’est à dire qu’on ne le surprend pas, c’est logique !

Par contre, on cherche à le surprendre en sollicitant son cerveau créatif, en transgressant  l’ordre logique. C’est le rôle de toute la partie associative : les images, les associations de mots, les associations de textes et d’images, les associations de faits…Bien entendu, elles sont parfois erronées…volontairement, afin de faire naître des projections, d’induire des opinions chez le lecteur.

Dans cet exemple : « SAUVETERRE : TUE LA VEILLE DE SON EMBAUCHE », le lecteur pense que la mort a un rapport avec l’embauche, bien qu’aucun lien logique ne soit présent…On recommande donc aux journalistes de trouver un « verbe fort, imagé et en résonance avec le sujet », pour augmenter l’impact sur le lecteur, et alors ce n’est pas à sa logique que l’on fait appel.

Voici la même information,  traitée « logiquement » :

« PERTE DE CONFIANCE DES JAPONAIS DANS LEUR SYSTEME ANTISISMIQUE », et traitée « associativement » :

« LE SEISME EBRANLE LA CONFIANCE DES JAPONAIS DANS LEUR SYSTEME DE PROTECTION ».

Dans un travail écrit universitaire, on utilise le plan « logique » : du moins important au plus important, de l’argument le plus faible au plus fort.

Dans un article, c’est l’inverse. Sachant que le lecteur n’aura peut-être pas la patience de tout lire, on se dépêche de donner l’information principale en premier. Par contre, on revient à la logique pour faciliter l’accès du lecteur à l’information dans la présentation, où l’on va du plus simple au plus complexe : titre, chapeau, texte !

Finalement, dans la lecture de votre quotidien, vous ne vous en étiez pas aperçu, mais vous surfez sur la dialogique !

De toute façon, on dépassera la contradiction. Grâce au Secrétaire de Rédaction, dont la fonction sera de « relire en reliant » ( les différents titres, le titre et les inters, le titre et la légende ).Une fonction de reliance à rajouter à notre lecture comme un facteur supplémentaire d’intelligibilité complexe.

En conclusion, je voudrais citer encore Edgar MORIN : « C’est la computation qui extrait les informations de l’univers.(…) Les informations n’existent pas dans la nature ; nous transformons les événements en signes, nous arrachons l’information au bruit à partir des redondances. » (Introduction à la Pensée complexe).

Voilà donc quelques réflexions sur la pratique de mon métier…bien incomplètes et insuffisantes, je le crains. Merci  infiniment à Edgar MORIN et Jean-Louis LE MOIGNE. Ainsi qu’à Louis GUERY et Claude FURET, formateurs au Centre de Formation et Perfectionnement des Journalistes.