Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.

 

JUSQU’OU POUVONS-NOUS DÉLIBÉRER EN SITUATION COMPLEXE ?

 

 

Jacques Miermont

 

 

 

 

QUESTIONS DE DÉFINITIONS

 

Complexité et simplicité

On dit habituellement d’un processus qu’il est complexe ("complecti : contenir") lorsqu’il contient, réunit plusieurs éléments différents. Il est l’association de plusieurs substances ou phénomènes formant une entité ou coucourant à une activité bien définie. Il forme un ensemble perçu globalement, une trame de fils indépendants et enlassés, sans analyse de ses parties composantes. Il relève d’une construction formée de nombreux éléments coordonnés. A l’inverse, un processus est simple lorsqu’il n’est pas composé, indivisible, ou qu’il est impossible de l’analyser.

D’un point de vue technique, on pourra distinguer les processus compliqués et les processus complexes. Les premiers relèvent d’une compréhension qui peut devenir exhaustive, si les moyens donnés pour cette compréhension sont suffisants. Les seconds mettent à mal l’intelligibilité de l’observateur ou du concepteur. Non seulement la compétence d’un seul spécialiste est rapidement dépassée par l’analyse du problème, mais encore la concertation à plusieurs réclame des compétences multiples et complémentaires, qui n’arrivent jamais à circonscrire en totalité les tenants et aboutissants de ce qu’il s’agit d’appréhender. On pourra également souligner que l’observation d’un phénomène perçu complexe produit des interférences avec ce phénomène, à l’inverse des phénomènes compliqués. Les relations entre observation, compréhension, intervention, action sont également marqués du sceau de la complexité. Enfin, il existe un décalage entre les résultats attendus par la modélisation de la complexité et les finalités recherchées.

On note qu’il existe un renvoi instable ou métastable entre appréhension et compréhension, simplification et complexification, simplicité et complexité. Selon la nature du regard, le point de vue adopté, le même processus pourra apparaître simple ou complexe.

Délibération et concertation

La délibération est l’action de débattre avec soi-même et/ou avec d’autres personnes, c’est-à-dire de discuter en vue d’une décison à prendre. Elle repose sur l’examen conscient et réfléchi mis en œuvre avant de décider s’il faut accomplir ou non un acte conçu comme possible et opportun. La délibération est un phénomène individuel et collectif, reposant, dans les situations complexes, sur une variété des modalités de prise de conscience, de volonté et de motivation, de finalités et d’intentionalité.

La délibération est proche de la concertation : le fait de se concerter consiste à projeter de concert avec une ou plusieurs personnes, de s’entendre pour agir de concert, de décider après réflexion ; politique de consultation des intéressés avant toute décision.

La délibération est un processus qui ne devient particulièrement complexe que lorsqu’il existe une atteinte des procédures de routine qui normalement aboutissent à un sentiment d’évidence et de simplicité. Il s’agit de peser le pour et le contre, de tenir compte du maximum de connaissances et d’expériences accumulées, et d’élaborer "en temps réel" des stratégies de connaissance et d’action qui permettent de faire face à une situation vitale marquée par des tensions contraires, des alternatives piégeantes ; elles concourent au temps de la décision, qui présente une "tache aveugle".

Connaissances actionnables et méta-programmations

Le terme de "connaissances actionnables" génère une ambiguïté sémantique.

1/ Si l’on considère que la connaissance est une action intériorisée, qui ne se traduit pas nécessairement par un comportement observable par un tiers, le terme de "connaissances actionnables" renvoie à ce que S. Freud décrivait sous le terme de pensées préconscientes, relativement facilement accessibles à l’introspection ; il s’agit alors des processus secondaires de la pensée, caractérisées par le principe de contradiction, la comparaison des représentations par identité de pensée, l’énergie liée qui circonscrit l’investissement affectif à des représentations précises, l’absence de censure.

Les connaissances "non actionnables" renvoient alors à deux ordres de phénomènes :

— les processus primaires de la pensée, caractéristiques du système inconscient, régis par le principe de non contradiction entre représentations opposées, l’énergie libre qui tend à la décharge affective, l’enchaînement associatif par identité de perceptions (résonances plus ou moins diffuses), et l’importance des mécanismes de censure ;

— les connaissances qui ne sont pas nécessairement "déjà-là", et qui réclament le recours à des raisonnements prospectifs : abductions, hypothèses, analogies, essais-erreurs, comparaisons, sauts conceptuels.

2/ Le terme de connaissances actionnables peut à l’inverse renvoyer à deux autres acceptions :

— des connaissances qui génèrent des attitudes, conduites, comportements "externes", observables par un tiers : il peut alors s’agir d’application de recettes, dont "Bouvard et Pécuchet" reste le livre-phare.

— des connaissances qui génèrent d’autres connaissances : pour qu’elles soient fructueuses, il est nécessaire qu’elles relèvent de connaissances procédurales, mettant en question les connaissances "déjà-là", et les conduites habituelles. Elles sont alors programmatiques, voire "méta-programmatiques", si elles permettent de concevoir des programmations qui se transforment en fonction des contextes et qui transforment ces contextes. Actionner une connaissance ne signifie pas nécessairement accomplir immédiatement une action extérieure déclenchée par cette connaissance qu’il s’agit d’appliquer, mais ouvrir à de nouvelles formes de connaissance et d’action, ou d’autres champs de prospection.

A l’opposé des "connaissances actionnables", on pourrait insister sur l’importance des actions qui deviennent sources de nouvelles connaissances. Faudrait-il pour autant parler d’"actions connaissables" ? L’intrication des actions connaissables et des connaissances actionnables nous conduit à concevoir des métaprogammations gérant l’interface des actions intériorisées et extériorisées, des connaissances qui permettent de différer l’activation des connaissances "déjà-là", autrement-dit les conceptions évolutives en temps réel.

Prenons un exemple tiré de la pragmatique des communications : il est admis que :

1/ Dénoter un comportement chez autrui tend à le renforcer. Si je dis à quelqu’un : "Tu es très agressif", ou : "Tu es quelqu’un de courageux", l’interlocuteur aura tendance à amplifier ses agressions dans le premier cas, et à se montrer encore plus courageux dans le second.

2/ Dénoter un trait de caractère ou une émotion chez soi-même a tendance à en atténuer les effets. Si je dis : "Je suis très en colère", cette dénotation aura pour effet de diminuer l’intensité de ma colère.

3/ Connoter une attitude chez autrui, en insistant sur sa raison d’être, le bien-fondé de sa finalité, aura tendance à en diminuer l’impact. Plutôt que de dire : "Tu es très en colère", je peux insister sur les tenants et aboutissants de ce mouvement d’humeur : "C’est indispensable de dire ce que l’on a sur le cœur", ou : "Il vaut mieux affirmer avec force son opposition", ou : "Quand on n’est pas d’accord, rien ne vaut d’aller jusqu’au bout de ses émotions".

4/ A l’inverse, connoter ses propres conduites peut entraîner le doute : "Je serai franc avec toi", "Je n’ai pas l’intention de m’emporter", "Je suis à la recherche d’un accord" sont des expressions qui peuvent signifier l’inverse de ce qui est énoncé.

Ces propositions ne deviennent "actionnables" que selon les circonstances, la nature et les enjeux de l’échange, la position des interlocuteurs, la connaissance qu’ils ont l’un de l’autre. Il peut arriver que, à un détail près, leurs effets s’inversent. Ceci est particulièrement repérable si l’interlocuteur sait que je dispose de ces "connaissances", et s’il pense que je les utilise de manière systématique et manipulatoire. La difficulté de l’application des connaissances à des fins pragmatiques tient au fait qu’elles reposent sur l’approfondissement de l’expérience personnelle, et qu’elles relèvent d’un processus évolutif.

 

Les états de conscience collective

La conscience collective est tributaire des états de conscience individuelle, et d’une médiatisation partagée de ces états de conscience. Celle-ci, en retour, est organisée en fonction de l’horizon épistémologique des groupes d’appartenance.

Variations de l’aptitude à délibérer :

— en fonction de la structure de personnalité, de ses expériences passées, de ses aptitudes à prendre des risques, à assumer ses responsabilités et à innover à partir de situations nouvelles et imprévues.

— en fonction des a priori épistémiques et épistémologiques

— en fonction des systèmes de croyance

— en fonction des relations synergiques et antagonistes des processus conscients, préconscients, inconscients

— en fonction des positionnements hiérarchiques : des états de conscience sur le plan personnel, des individus dans le groupe.

— en fonction des pressions contextuelles, spatio-temporelles.

Repères pour la délibération en situation complexe

La délibération en situation complexe repose sur la conjonction de multiples procédures :

1/ Différer l’action immédiate, afin d’éviter les "passages à l’acte" regrettés par la suite. Il s’agit d’explorer, en temps réel, l’ensemble des alternatives qui se présentent au(x) délibérateur(s) afin d’examiner les conséquences concrètes de leur réalisation.

2/ Une compétence disciplinaire (une discipline peut être composée de plusieurs disciplines, en situation complexe : p. e. médecine, psychiatrie, psychothérapie, psychologie, droit, sciences de l’éducation, architecture, etc. Une telle compétence repose sur l’apprentissage de connaissances, savoirs faire, expériences, dans un domaine de d’expertise spécialisé. Cet apprentissage procède par accumulation de connaissances automatisées devenant non conscientes, par imprégnation, stratification de données acquises par tradition dans le champ d’expertise : inférences inductives permettant la généralisation des connaissances et l’établissement de règles à partir des expériences préalables de situations semblables, inférences déductives à partir de données répertoriées correspondant à chaque généralisation ainsi modélisée.

3/ Une ouverture multidisciplinaire à des domaines aussi variés et éloignés que possible du domaine d’expertise. Il s’agit de développer l’aptitude au travail analogique, comparatif, qui confirme ou infirme les frontières disciplinaires.

4/ Une prise de risque transdisciplinaire relativisant l’autorité des disciplines les mieux établies, les plus assurées. Cette prise de risque conduit à la reconnaissance des systèmes hiérarchiques à niveaux multiples, mises en œuvre des relations en réseau, création de hiérarchies enchevêtrées.

5/ Appréciation de la situation singulière à traiter en temps réel : création de combinaisons nouvelles, relatives à la situation singulière qui défie en tout ou en partie les domaines de compétence préalablement les mieux balisés. Remise en question des intuitions immédiates. Élaboration d’hypothèses, comparaison entre champs hétérogènes. Élimination des solutions trop coûteuses, des fictions utopiques, des potentialités séduisantes mais irréalisables en un temps raisonnable.

6/ Inférences abductives : tester les hypothèses les moins immédiates en testant leurs conséquences par déduction et mise à l’épreuve des faits. Exploration des nouvelles hypothèses.

7/ Atteinte d’un point critique, ou l’ensemble des virtualités concrétisables sont appréciées dans l’instant, et permettent d’envisager l’action à engager qui tienne compte des avantages et des inconvénients d’un tel choix, en comparaison et en pondération des autres choix qui auraient été également possibles.

Les situations complexes confrontent aux paradoxes de l’autonomie, liées aux écueils des contraintes antinomiques, et confrontant aux bifurcations de la destinée. Il existe une tâche aveugle du temps de la décision, qui présente un caractère fulgurant, et repose sur une prise de risque calculée. La délibération peut échouer, soit par manque de temps de l’élaboration réflexive, soit par excès de délibération qui inhibe l’actualisation au moment le plus opportun.

Dans le champ clinique, il existe une série de situations qui relèvent du paradigme de la complexité : la position du psychiatre face aux traitements, à l’internement de la personne aliénée ; la position du psychanalyste dans le maniement des processus préconscients et inconscients ; la position du thérapeute familial face aux demandes paradoxales d’incitation au changement "sans que rien ne bouge" ; la position du consultant d’entreprise, censé répondre aux exigences souvent données comme incompatibles entre "agents" et "décideurs", administrateurs et administrés, etc.

On notera dans ces différents cas de figure les paradoxes liés aux effets de changement dans les groupes humains soumis à des transformations mythiques, épistémologiques ou idéologiques : ces paradoxes concernent des phénomènes de localisation du changement, et des processus temporels :

— localisation : les conceptions conscientes de la source du changement sont relatives à chaque partenaire ; l’attribution des sources du changement inférées sont fréquemment très éloignées du lieu des délibérations.

— temporisation : le changement précède l’insight, c’est-à-dire la prise de conscience du problème. La conscience de l’état est souvent la marque d’un obstacle au changement de cet état. le processus de délibération confirme les prémisses qui ont présidé à la concertation, et participe de l’expression d’une résistance au changement.

Les obstacles à la délibération dans la clinique de la complexité

En situation complexe, il est nécessaire de tenir compte des obstacles et des résistances qui sont susceptibles d’empêcher la mise en œuvre de processus de délibération :

sur le plan de la conscience de la situation complexe : variations des formes de conscience en fonction des positions personnelles et relationnelles (place dans la hiérarchie, configurations du réseau, positionnement du consultant en fonction de ses compétences et de son équation personnelle), en fonction de la définition donnée par chacun de ce qui est complexe, et de l’influence de chacun et du groupe sur le processus même de complexification et/ou de simplification. Un consensus général n’est pas nécessairement le signe d’un ajustement approprié aux problèmes à poser et à résoudre : nécessité de maintenir un état de vigilance épistémologique.

sur le plan de la motivation à traiter la situation complexe : plus la situation est difficile à définir, plus il apparaît délicat de l’infléchir, et plus elle risque de générer des résistances venant à bout des meilleures volontés. La prise en considération de ces mouvements de retrait, de doute, de désinvestissement, d’indifférence, de réponse à côté, de banalisation, de n’aborder que des sujets sans importance, rend souvent nécessaire l’introduction d’intervenants extérieurs, présents/absents, dedans/dehors, conscients/inconscients.

sur le plan des finalités dont la situation complexe est l’enjeu : finalités fréquemment divergentes, apparemment antinomiques, empêchant des prises de décision hâtives, claires et définitives.

 

Repérage des opérateurs rituels, mythiques et épistémiques

Que faire, que penser lorsque l’on est confronté aux troubles de la conscience, de l’intentionalité, de la relation individu-groupe, du partage convivial des désaccords ? La délibération bute sur des états de grande souffrance perceptibles aux différents niveaux hiérarchiques d’organisation des circuits d’activité cognitive et communicationnelle. Ces troubles sont fréquemment partagés par plusieurs membres d’une même famille ou d’un même groupe social, et ont tendance à envahir les professionnels dans leur capacité à penser, à organiser, à éviter les discordes définitives, les ruptures imparables.

 

RITUELS : LES REPÉRAGES DU "QUOI ?"

Repérages conversationnels

Qui a le droit à la parole ? Comment circulent les échanges oculo-oculaires ? Hochements de tête qui confirment en miroir la prise de parole du loculteur.

Paul Ekman distingue plusieurs modalités gestuelles d’accompagnement de la prise de parole :

Emblèmes

Les emblèmes sont des actes symboliques où le mouvement a une signification verbale très spécifique, connue de la majorité des membres d’une culture ou d’un sous-culture, et employée de manière typique avec l’intention d’adresser un message. Ils sont utitlisés, soit en substitution de la prise de parole, soit dans le cours de la conversation, pour remplacer un mot, ou pour le commenter. La codification des emblèmes peut être iconique (ressemblant à ce qu’il signifie), ou arbitraire. Les emblèmes ont un sens local, précis ; il existe une variation limitée du mouvement, l’activité est délibérée.

Manipulateurs corporels

Une partie du corps agit sur une autre partie du corps. "auto-adaptateurs" ; origine adaptative de ces activités. Se gratter la tête, se mettre les doigts dans le nez, se tordre les mains, se lécher les lèvres, se gratter l’oreille, se frotter les yeux, jouer avec un stylo, froisser un papier, etc. Les manipulateurs corporels relèvent d’activités non conscientes qui ne sont pas utilisées pour transmettre un message de manière délibérée, même si elles présentent une valeur informative pour l’observateur : tension, contrariété, méfiance. Ils sont l’expression d’un sens global d’inconfort, qui est rarement délibéré.

Illustrateurs de la parole

Les illustrateurs de la parole sont liés au contenu et/ou au flux de parole :

bâtons : mouvements qui accentuent un mot particulier

souligneurs : mouvements qui amplifient une phrase, une parenthèse, un groupe de phrases.

idéographes : mouvements qui schématisent le chemin ou la direction de la pensée

kinétographes : mouvements qui dépeignent une action corporelle ou une action non humaine

pictographes : mouvements qui dessinent la forme du référent dans l’espace

rythmeurs : mouvements qui dépeignent le rythme ou l’allure, la vitesse d’un événement

spatialisateurs : mouvements qui dépeignent une relation spatiale

déictiques : mouvements qui pointent le référent.

Les illustrateurs sont appris, déterminés par l’environnement, et pas seulement l’environnement familial. Ils sont réalisés par les mains et les bras. Ils sont utilisés quand un locuteur ne peut pas trouver un mot, comme auto-amorçage permettant de trouver quoi dire, le mot qui manque, comme explication d’une pensée trop difficile à mettre en mots, comme ponctuation du discours, ajoutant un renforcement, une manière de souligner, de tracer le flux du discours, délimiter les parenthèses, etc. Ils sont majorés par l’enthousiasme. Les illustrateurs de la parole surviennent à l’intérieur du discours, n’ont pas de contenu sémantique, correspondent à une grande variété d’actions, et sont intermédiaires entre les emblèmes et les manipulateurs corporels.

Régulateurs de la parole

Les régulateurs de la parole ajustent le flux et le reflux de la prise de parole entre les locuteurs. Différents mouvements du visage peuvent être sollicités dans différentes activités faciales : emblèmes, illustrateurs, régulateurs et expressions émotionnelles. Certains mouvements du visage surgissent dans chaque activité : par exemple, l’élévation des sourciles peuvent être utilisés dans un emblème de salutation ou dans un emblème de négation ; un illustrateur "baton" ; un régulateur de marque d’interrogation ou de point d’exclamation par celui qui écoute ; une expression de surprise émotionnelle.

Dans les pathologies mentales complexes, les rituels sont souvent purement formels, vidés de tout contenu. Les narrations deviennent alors restreintes, décontextualisées, cacophoniques, raréfiées. La moindre prise de parole inadéquate entraîne des réactions explosives. Certains personnes deviennent des porte-paroles, la conversation se sature de "silences éloquents", de "paroles muettes", ou "pour ne rien dire". La prise de parole est déplacée, désafférentée des affects, ectopique, désynchronisée des contextes qui pourraient lui donner un sens. Les thérapies familiales tentent de mettre en œuvre des compléments artificiels aux systèmes organisationnels défaillants, par la création de rituels extraordinaires de conversation ordinaire. La démarche thérapeutique procède bien souvent à partir de constats partagés d’impuissance, d’inconnu.

MYTHES : LES REPÉRAGES DU "POURQUOI ?"

La reconnaissance des opérateurs mythiques permet de repérer la cohésion idéologique du groupe qui cherche à délibérer, ou des résistances à la délibération. Ils permettent de concevoir le sens donné par chacun aux projets partagés, aux comportements recommandés, tolérés, interdits. Il s’agit d’explorer les formes de motivation, d’intention, de conscience, qui se trouvent intriqués dans ce qu’il est convenu d’appeler les "complexes psychiques".

La nature des échanges est contrôlée par des systèmes de croyance qui protègent la constitution et l’évolution du groupe des formes de connaissance et des prises de conscience menaçantes. On constate alors les risques à délibérer dans les systèmes fonctionnant uniquement sur un plan mythique ou idéologique : loin d’être une ouverture, la délibération apparaît alors comme une méconnaissance volontaire, confirmée par la bonne conscience d’avoir délibéré en commun. Pour qui n’adhère pas au mythe, la seule réaction est : "Ils l’ont fait de manière délibérée !".

 

Les complexes en psy

Ils relèvent bien souvent d’un interdit mythique, c’est-à-dire de quelque chose qui résiste, par nature, à ce qui peut être dit : plus on cherche à dire, à expliciter, à faire partager, et plus on prend des risques... Ce qui ne peut se dire, il faut le taire... Le complexe agit de manière inconsciente, et résiste à son dévoilement. Il faut parfois des années de psychanalyse pour qu’un patient prenne conscience de la puissance et de la violence des représentations et des affects qui le relient à ses deux parents. Le complexe d’Œdipe connecte des plans qui s’excluent : le garçon ressent une forte impulsion à faire disparaître son père et posséder sa mère : le complexe se caractérise par la mise en œuvre de processus fantasmatiques, empêchant que ces désirs violents ne s’actualisent directement dans la réalité. Arriver à verbaliser de tels mouvements inconscients permet de s’en dégager.

Le but de la psychanalyse a un aspect délibératoire, dans ses finalités. les moyens d’y parvenir sont tout, sauf directs. Il s’agit précisément de tenir compte, et de traiter les résistances mises en œuvre par les processus délibérants en vue d’une délibération appropriée : "Là où c’était, je serai".

Les complexes psychologiques : Œdipe, Electre, de castration, d’infériorité. Les trois premiers me semblent plus ... complexes que le dernier (dû à Adler). Ces concepts cherchent à décrire des processus inconscients, qui opèrent à l’insu du sujet, ainsi confronté à des "interdits" névrotiques. Il s’agit peut-être de conceptions intermédiaires, opérateurs validés ou infirmés en fonction des contexes cliniques. Le but d’une psychanalyse est de permettre au patient de se dégager des effets inhibants du complexe. Dans les cas heureux, en clinique, ces complexes perdent effectivement de leur intensité, moins au nom d’une science ascensionnelle, que d’une maturation personnelle. En tout cas, je ne pense pas que l’on puisse se débarrasser définitivement de la dimension mythique, présente en chacun de nous, au nom d’une science définitive.

Les troubles schizophréniques se caractérisent par une indifférenciation des sexes et des générations. La distinction entre fantasme et réalité n’est pas assurée : il existe un risque réel de meurtre et d’inceste : cet échec du complexe œdipien crée une situation particulièrement ... complexe !

Dans les familles marquées par la pathologie schizophrénique, de même que dans les équipes et les communautés censées délibérer à des fins thérapeutiques à ce sujet, on remarque fréquemment un fonctionnement dont la règle, jamais énoncée explicitement, pourrait être ainsi traduite :

"Il est hautement recommandé à chacun de parler et de donner son avis, étant bien entendu :

— qu’il n’en sera tenu aucun compte,

— que personne n’a l’autorité de ce qu’il dit,

— qu’il ne saurait y avoir de gagnant ou de perdant au bout de la discussion,

— que le but de la discussion est de s’assurer qu’aucune décision ne sera jamais prise."

Un tel mode de fonctionnement aboutit à un jeu à somme nulle, et, lorsque l’on atteint 5 ou 7 joueurs (configurations cliniquement recherchées), les coalitions deviennent instables à chaque instant (3/2 versus 1/4 à 5 joueurs, 4/3 versus 2/5 versus 1/6 à 7 joueurs).

 

ÉPISTÉMÈS : LES REPÉRAGES DU "COMMENT"

K. Lorenz souligne l’existence, chez l’homme, de deux processus d’apprentissage qui se trouvent réunis :

— l’apprentissage par répétition, processus lent d’engrammation des connaissances par expérience, permet l’enregistrement des informations qui se trouvent mémorisées, automatisées, devenant non conscientes (G6, G7) ; l’expérience repose sur la réalisation de structures contraignantes, qui n’acquièrent leur capacité de soutien qu’au prix d’une certaine rigidité, d’une sorte d’ossature : "Dans les fonctions supérieures de l’intellect, les processus automatisés jouent un rôle très important parce qu’ils sont la condition de la pensée libre et de la perception des formes" ("L’avenir est ouvert", p. 30).

— la conjonction d’idées ou d’hypothèses jusqu’ici totalement disjointes, produisant un phénomène de fulguration. Deux systèmes qui se sont développés de manière indépendante au cours de la phylogenèse se voient tout à coup imbriqués, créant une forme nouvelle, à partir d’une étincelle qui permet d’augmenter les degrés de liberté : "chaque être vivant se construit sa niche écologique, et ce parmi toutes les autres. (...) un être vivant doit inventer quelque chose de nouveau et prendre un certain risque, un risque d’autant plus élevé qu’il vise plus haut." (p. 27).

Il existe des carcans de la pensée liés aux paradigmes qui balisent et orientent la connaissance. Les pièges de l’intentionnalité peuvent être liés aux fait d’attribuer trop, ou pas assez d’intentions à autrui. La question se pose alors du partage des connaissances, des compétences, des performances, par la confrontation des modèles, des personnes et de leurs modes de connaissance. Sur un plan épistémologique surgit le problème de l’organisation de l’inter, trans, pluridisciplinarité en fonction des objectifs à atteindre.

Les actions sources de connaissance relèvent :

— de la création des repères contextuels,

— la sollicitation des niveaux spontanés d’expression et d’organisation

— la prise en considération des attitudes involontaires, non intentionnelles, non exprimables en mots,

— l’importance des protosymboles : la délibération ne devient un processus fructueux qu’en supportant le déploiement de ce qui reste indicible : intuitions fugaces, impressions évanescentes, constats inattendus, jaillisements "comme ça", mouvements incongrus, émotions discordantes, conduites surgissant à l’insu des uns et des autres.

Repérages cognitifs

Les repères qui permettent d’évaluer les possibilités de délibération en situation complexe sont à la fois de nature positive et négative. Il vaut la peine en particulier de préciser la nature des obstacles et des résistances qui surgissent précisément dans les situations complexes. Je perçois au moins trois champs de résistance :

— 1/ l’importance des processus inconscients (refus internes actifs d’une connaissance représentée et représentable) et des mécanismes de défense

— 2/ l’importance des mythes familiaux et sociaux, des conflits idéologiques

— 3/ l’importance des processus téléonomiques (éventuellement inaccessibles à une représentation symbolique) : réduire les processus téléonomiques au simple thermostat ne me semble pas rendre compte de la complexité de ces processus, qui ne sont pas toujours réductibles aux processus téléologiques. L’article de Wiener, Rosenbluth et Bigelow apparaît toujours d’actualité, quant aux hiérarchies d’organisations finalisées qu’il propose.

Ces divers processus peuvent entrer en conflit avec les processus téléologiques, et nous obligent à concevoir des stratégies de limitation et d’ouverture face aux domaines où il est impossible, à un moment donné, de trouver un accord. De fait, on peut noter la complexité de l’articulation entre processus téléonomiques et processus téléologiques, en particulier lors des défaillances téléologiques (excès ou défaut d’attribution d’intentions conscientes et raisonnables à soi-même et à autrui).

Il existe des repérages en creux, des indices souvent fugaces et difficiles à appréhender parcequ’ils se caractérisent par l’absence de signes implicitement attendus. Une défaillance pragmatique, affective et cognitive génère souvent une sidération intellectuelle chez l’observateur, qui peut alors ne pas tenir compte du sentiment de perplexité qu’il lui est difficile de caractériser et de définir.

En situation complexe, la délibération apparaît comme un processus à rythmer dans le temps : il s’agit à la fois de moduler des processus de temporisation et d’accélération et d’éviter de considérer qu’une procédure est achevée à tout jamais. Certaines séances de délibération obligées deviennent de véritables "réunionites", où chacun se regarde en chien de faïence, sans jamais pouvoir aborder les sujets importants. A l’inverse, le refus systématique de toute confrontation partenariale conduit à une escalade de passages à l’acte et d’accidents qui s’enchaînent en renforçant leurs effets pervers. L’appréciation des niveaux de confiance et de défiance repose sur l’importance accordée à l’ambiance, l’atmosphère émotionnelle et intellectuelle, le partage des formes d’angoisse destructive ou constructive, la capacité à aborder les sujets conflictuels, sans aboutir à des ruptures relationnelles, la reconnaissance des problèmes qui n’ont pas de solution, en temps et en lieu aisément circonscrits.

La matrice des états cognitifs

La matrice des états cognitifs dans la communication (J. Miermont, "Contextes", in : Recherches sur le langage en psychologie clinique, Alain Blanchet et coll., Dunod, 1997) permet d’entrevoir la multiplicité des modalités d’échange lors d’une conversation ; n’ont pas été pris en compte les niveaux de vigilance, qui peuvent avoir un impact important, soit dans les situations cliniques (phénomènes de suggestion, de transe, d’hypnose, etc.) que dans les phénomènes collectifs (fascination du chef, bouc-émissaires, illusions groupales, etc.).

 

 

Matrice des états cognitifs

— Intention manifeste : La rangée (2) décrit une situation idéale où chaque personne est congruente avec un état de délibération susceptible de définir clairement les zones d’accord et de désaccord, et les possiblités d’évolution individuelle ou collective.

— Volonté consciente non dirigée : La rangée (3) apparaît lorsque la finalité de la délibération reste non définie, du fait de la complexité de la situation envisagée ; il devient possible que l’on prête alors à autrui une intention qu’il n’a pas nécessairement.

— Insight sans changement : La rangée (4) caractérise une prise de conscience qui entérine une impossibilité d’évolution qui pourrait être liée à cette prise de conscience ; en psychanalyse, par exemple, le sujet a une parfaite conscience de son problème, mais cette prise de conscience confirme l’impossibilité du changement.

— Comportement dirigé involontaire : La rangée (5) décrit les attitudes instinctives, présentant une certaine finalité, qui s’imposent au sujet sans qu’il puisse infléchir ses conduites : "je sais bien, mais quand même".

— Automatisme post-conscient : La rangée (6) rend compte de la capacité à réaliser des conduites complexes, sans avoir, à chaque instant, à polariser l’attention sur l’ensemble des procédures nécessaires à son accomplissement.

— Automatisme non dirigé : La rangée (7) reflète la situation d’un participant à une délibération où sa volonté de participation n’est congruente, ni avec ses états de conscience, ni avec ses intentions. Le sujet est prêt à engager ses forces dans un enjeu qui échappe tant à sa conscience qu’à ses propres finalités.

— Inconscient freudien : La rangée (8) relève de conduites intentionnelles qui s’activent à l’insu du sujet. Le sujet se trouve sous l’emprise de scénarios dont la teneur et l’intentionnalité restent inconscients, objets d’une répression consciente active.

— Comportement involontaire non conscient : La rangée (9) définit une attitude de désengagement, voire de rejet de tout consensus social : troubles schizophréniques, états confusionnels ou démentiels, voire moments de crise existentielle marqués par un sentiment de dépersonnalisation, d’exclusion, d’errance.

L’accumulation de connaissances automatisées sont ainsi :

— inconscientes, volontaires, intentionnelles, immédiatement disponibles et modifiables consciemment

— inconscientes, involontaires, intentionnelles, produisant une technicité qui semble aller de soi, d’autant plus opérantes qu’elles ne dépendent pas de la volonté (respiration spontanée, automatismes instrumentaux, habiletés techniques).

— inconscientes, involontaires, non intentionnelles, qui semblent aller à l’encontre des finalités conscientes recherchées, peuvent orienter vers des directions imprévues : paracommunications, sommeil, rêve, activités de déplacement, etc.

Il est possible d’envisager la superposition, chez un même sujet, de plusieurs attitudes décrites par chacune de ces rangées, et qui conduisent, soit à un bilan positif vis-à-vis du processus délibératif, soit à un bilan négatif, soit à un bilan qui reste neutre au bout du compte. On peut même souligner qu’habituellement, les processus de raisonnement en situation complexe conjuguent, de manière synergique et antagoniste, l’ensemble de ces procédures cognitives. Allons plus loin : la conjugaison d’automatismes non dirigés, de processus inconscients (au sens freudien), de conduites involontaires non conscientes reflète assez bien la situation de personnes en état de grande souffrance, pratiquement exclues des circuits sociaux les plus à même de délibérer. C’est dans de telles situations que les procédures de délibération sont les plus difficiles à envisager, à mettre en œuvre, et qu’elles seraient pourtant les plus nécessaires. Notre société actuelle, fracturée, postmoderne, communicante, marquée par le consensus et la bonne conscience se trouve confrontée à moment particulièrement critique de son évolution : celle où les groupes humains se réaménagent en classes sociales nouvelles, qui s’ignorent de plus en plus, se rétractent soit dans des attitudes de protection, soit dans des attitudes de révolte et de marginalisation suicidaires.

Je ne prendrai ici qu’un exemple : celui des personnes que l’on appelle SDF, "sans domiciles fixes", qui désormais meurent de froid l’hiver. Un tel fait de société est apparu au moment où l’hôpital psychiatrique a perdu sa fonction initiale d’asile, et est devenu une entreprise dont il fallait rationaliser les coûts. La mise en œuvre d’un "SAMU social", censé faire face à la situation, repose sur la méconnaissance d’un fait clinique qui était repérable avec le diagnostic traditionnel de schizophrénie : une personne qui refuse de se réfugier dans les abris chauffés qui lui sont proposés en cas de nécessité présente le plus souvent un trouble du jugement et un "négativisme" qui ne sont plus pris en compte dans leur dimension psychiatrique. Ces personnes ont beau être connues des travailleurs sociaux, ceux-ci sont impuissants à trouver les resources d’une "connaissance actionnable". Et pour cause : non seulement ils ne sont pas les professionnels les mieux placés pour faire face au problème, mais encore il apparaît désormais que les psychiatres ont d’autres chats à fouetter : les grilles d’évaluation diagnostique ont démantelé ce que l’on appelait, il n’y a pas si longtemps, le "groupe des schizophrénies", pour ne retenir que des syndrômes et des troubles de la personnalité de plus en plus disjoints les uns des autres. En situation d’extrême détresse, les malades mentaux les plus fragiles n’ont plus pour seule issue que de disparaître sans laisser de trace. Ceux qui, par ailleurs, présentent des signes d’agressivité, de violence, de révolte (habituellement perçue comme inadaptée et insupportable) sont les premiers à faire les frais de l’exclusion et de l’ignorance. "Nous devons constater, non sans amertume, que (les schizophrènes) seront, comme toujours, les victimes les plus faibles et sans défense dans notre société. Nous ne les brûlons plus sur les bûchers, nous ne les stérilisons, ni ne les gazons plus, mais nous cédons facilement à la tentation de les oublier. (...) C’est la même force terrible qui contraint le schizophrène à s’élever en démiurge au-dessus des forces de la nature dans un combat pour le maintien de ses zones d’ombre et à manipuler les circonstances de la confrontation avec le schizophrène de manière à en sortir indemne. A l’extrême limite de l’activité médicale, nous sommes sans cesse condamnés à contempler notre propre imperfection." (Christian Müller, 1982).

 

 

Aporie de Diodore et systèmes de pensée : repérages épistémologiques

A l’opposé des formes de l’activité cognitive (et des processus toujours actifs qui poussent à la méconnaissance) qui font partie de l’expérience concrète, il peut être opportun de proposer un rapide panorama des grandes orientations épistémologiques qui président à la philosophie de l’action, et à la manière dont celle-ci appréhende les relations entre le passé, le présent et le futur. Ces orientations cherchent à répondre, de manière différente, à l’aporie de l’Argument Dominateur tel qu’il a été exposé dans l’Antiquité par Diodore Kronos. Celui-ci repose sur trois prémisses qui semblent conduire à des impasses lorsqu’elles sont conjointes :

Prémisse A : le passé est irrévocable

Prémisse B : du possible à l’impossible, la conséquence n’est pas bonne : on ne peut inférer une relation logique entre un événement antécédent possible et un conséquent impossible.

Prémisse C : il existe un possible qui ne se réalise, ni dans le présent, ni dans le futur.

Jules Vuillemin distingue trois grands types de paradigmes épistémologiques, qui cherchent à trouver une solution à cette aporie :

— dogmatiques (réalistes, conceptualistes, nominalistes) : il s’agit, dans les systèmes fatalistes, soit d’insister sur la nécessité absolue (Diodore), soit sur le caractère plus "ouvert" du présent (la liberté comme élément du destin : Chrysippe), soit sur le caractère cyclique du monde et l’éternel retour (Cléanthe) ; les systèmes reconnaissant les effets de contingence seront soit dogmatiques (selon diverses versions : Platon, Aristote), soit intuitionnistes ou sceptiques.

— intuitionnistes (systèmes réflexifs à partir de jugements de méthodes) : Anaxagore, Epicure, Kant, remettent en cause le principe d’exclusion qui obligerait à choisir deux prémisses en réfutant la troisième restante.

— sceptiques (systèmes réflexifs à partir de jugements d’apparence) : Carnéade, Montaigne émettent un doute sur les énoncés déclarés "vrais".

On pourra suggérer que le constructivisme tel qu’il a été défini par Luitzen Egbertus Jan Brouwer, Jean Piaget, Ernst Von Glaserfeld, Jean-Louis Le Moigne est un prolongement contemporain des traditions conceptualistes, nominalistes et intuitionnistes, dont elles remanient de fond en comble les différenciations et les oppositions.

Systèmes dogmatiques

Les systèmes dogmatiques reposent sur des propositions dont les états de vérité sont repérés à partir de l’organon, instrument logique aristotélicien : tout énoncé, à condition qu’il soit complet est soit vrai, soit faux, sans autre alternative (principe du tiers exclu). De tels systèmes identifient "nécessaire" et "vrai dans tous les mondes possibles" (p. 330). Les modalités ont un statut objectif qui dépend immédiatement de la définition dogmatique du vrai comme accord entre énoncé et état de chose. Les états de choses complexes restent toujours indépendants des énoncés complexes qui les décrivent.

— Réalisme

Dans une perspective réaliste, les idées sont en acte, étrangères au temps et objets de pure raison. Les idées ou Formes du mouvement sont immobiles (p. 362), plus réelles que les êtres individuels et sensibles, qui n’en sont que le reflet ou l’image (A. Lalande). Seules les images que nous nous faisons des idées relèvent d’une modalité qui s’inscrit dans la réalité à partir d’un double indice temporel : cette modalité ne s’applique qu’à ces réalités de second ordre. Les universaux (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident) existent indépendamment des choses dans lesquelles ils se manifestent. Il s’ensuit la doctrine selon laquelle l’être est indépendant de la connaissance actuelle que les sujets conscients peuvent en avoir. A un degré de plus, l’être est, en nature, autre chose que la pensée, ni s’exprimer d’une façon exhaustive en termes logiques (A. Lalande). Le réel peut finir ainsi par s’opposer à l’intelligible et impliquer une part d’irrationalité.

Les âmes humaines et angéliques, créées pour l’éternité, incarnent, aux yeux de la foi, un possible qui ne se réalise jamais. Ce qui va de pair avec la prescience et la prédestination, et la question de la Grâce et du libre-arbitre.

— Conceptualisme

Les conceptualistes ne sont pas seulement, comme l’étaient les réalistes, partagés par la création. Les universaux doivent être dans les choses soit parce que la matière s’ajoute à eux pour les individualiser, soit parce qu’ils doivent, pour accéder à l’être, se différencier jusqu’à l’individuation (p. 367 ). Les universaux n’existent pas en eux-mêmes (ni antérieurement aux choses, ni dans les essences qui les constituent), mais ne sont que des constructions de l’esprit.

Divisés tant sur la nature que sur les voies de l’individuation, les conceptualistes s’accordent pour opposer à la nécessité absolue, brute ou de re une nécessité conditionnelle, de supposition, ou de dicto.

Par analogie avec la règle logique selon laquelle l’impossible ne suit pas du possible, on fixe les conditions dans lesquelles on est en droit de passer de la nécessité conditionnelle à la nécessité brute (p. 368).

— Nominalisme

Pour le nominalisme l’universel vient après la chose singulière, que celle-ci soit une substance authentique ou un simple événement. Il n’existe pas d’idées générales, mais seulement des signes généraux (A. Lalande). Les idées générales et abstraites que nous avons dans notre esprit ne sont que des noms. L’examen, c’est-à-dire la réflexion (intuitionnisme), et a fortiori le doute (scepticisme) ne font pas partie de ce principe prédicatif. Le sceptique, lui aussi, pose l’universel après la chose. Mais il réduit la chose à une représentation subjective et franchit ainsi les bornes du nominalisme proprement dit (p. 382).

Le nominalisme peut être dit dogmatique en deux sens différents, parce qu’il accepte les individus et leurs caractéristiques soit sur la foi d’une révélation religieuse, soit en vertu de la validité objective naturellement inscrite dans les données de la sensation.

Percussions, oscillations, ondes fournissent au nominalisme ses modèles de mouvement (p. 387). On a pu distinguer deux formes de nominalisme : le nominalisme des événements, renvoyant au paradigme de l’onde, caractérisé sur le plan perceptif par le recours à des images, et sur le plan du langage par la prédication circonstancielle ; le nominalisme des choses, renvoyant au paradigme du corpuscule et du pendule, caractérisé par le recours à des représentations sur le plan perceptif, et par la distinction entre prédication substantielle et prédication accidentelle sur le plan du langage (p. 383).

Le réel, entendu comme tout ce qui se réalise dans la durée, est coextensif au possible dans la perspective nominaliste (p. 385). Le nominalisme exclut tout arrière monde au delà du donné. Dès lors le donné contient les conditions initiales et les lois d’un déroulement inexorable des événements. On ne saurait donner de contenu objectif à l’idée que ces lois ou ces conditions eussent pu être différentes. Il faut poser nécessairement la nécessité (p. 388). La conséquence morale d’un tel système paraît être le fatum "à la turque". Le "Moissonneur" et l’ "argument paresseux" deviennent irrésistibles. Il est alors inutile de délibérer ou de se donner la peine.

Origène rappelle la réplique plaisante qu’on faisait au raisonnement paresseux, à ceux qui niaient qu’il fût utile d’appeler le médecin, puisque la guérison et la mort dépendent du destin : "Si votre destin est d’engendrer des enfants, soit que vous vous unissiez ou que vous ne vous unissiez pas à une femme, vous en engendrerez, et si ce n’est pas votre destin d’en engendrer, soit que vous vous unissiez ou que vous ne vous unissiez pas à une femme, vous n’en engendrerez pas. Or votre destin est ou bien d’en engendrer ou bien de ne pas en engendrer. C’est donc en vain que vous vous unirez à une femme" (Contra Celsum, II, 20).

Systèmes réflexifs de l’examen

Les systèmes de l’examen suspectent la conjonction de la première et de la troisième prémisses du Dominateur (passé irrévocable, existence d’un possible qui ne se réalise ni maintenant, ni dans le futur), parce que cette conjonction embrasse trop bien pour étreindre. La suspicion prendra deux formes différentes selon qu’on adoptera la version intuitionniste ou la version sceptique de l’examen (p. 355).

— Systèmes intuitionnistes

Avec les systèmes intuitionnistes, on renonce à la définition dogmatique de la vérité, sans pour autant renoncer, comme le fait le sceptique, à la notion même de vérité (p. 331). La validité universelle du tiers exclu n’est contestable que parce que les mathématiques ne sont pas une doctrine, mais une activité. Les Universaux ne sont ni transcendants aux choses, ni immanents aux choses, ni abstraits des choses par le moyen des signes : ce sont des actes du sujet connaissant (p. 332).

On appelle intuitionniste un système qui, au regard de la nature, exige d’une conditionnelle universelle tenue pour loi qu’elle soit conforme à un canon prédéterminé fixant les principes légitimes auxquels toute expérience doit obéir (p. 338). La difficulté en physique consiste à spécifier ce qu’on entend par principes légitimes. En mécanique quantique, rien en semble désigner à l’avance parmi les règles de construction que nous pouvons imaginer, celles que la nature nous contraindra de choisir.

C’est pourquoi, le partage du monde en états de choses dépendant essentiellement de ces actes, tout énoncé n’est pas ou vrai ou faux. La vérité ne saurait donc, sous peine de cercle, consister dans l’adéquation. Les propositions et les énoncés des systèmes dogmatiques peuvent représenter des états de choses, qui leur préexistent. Mais quand on postule que les états de choses sont produits par l’activité de synthèse du jugement, il devient impossible d’assigner la valeur de vérité du jugement par comparaison. Le critère est interne et ne se sépare pas d’une certaine possibilité d’expérience qui nous assure que nous sommes à même de juger ou de refuser, faute de preuve, tout assentiment affirmatif ou négatif. Du même coup, il faut abandonner l’extensionalité dogmatique.

Dans l’intuitionnisme, il existe un divorce entre déterminisme formel et déterminisme matériel (p. 339). Pour que le Dominateur soit valide, il faut que ou bien qu’il y ait un possible qui ne s’est pas ou ne sera jamais réalisé ou bien qu’il n’y ait pas un tel possible. C’est cette disjonction que nient Epicure et les systèmes intuitionnistes, le tiers exclu passant ici les bornes de l’expérience possible.

 

 

— Systèmes sceptiques

Le sceptique, enfin, n’a pas besoin d’entrer en conflit avec la logique. Il suffit à Carnéade de dissocier la vérité d’avec l’actualité de l’état de choses correspondant. Si les règles de la nature résultent de convergences vers des probabilités, la conjonction de la première et de la troisième prémisses échappe, même si elle est vraie en soi, à notre représentation et donc à toute assignation de l’actualité. On n’imagine, en effet, aucun système d’opinions probables, de fonctions d’utilité et de préférences, qui permettrait d’assigner le statut subjectif et la valeur subjective d’une telle conjonction.

Les doutes de Chrysippe portent non sur B elle-même, mais sur les définitions croisées des modalités, c’est-à-dire sur les conditionnelles fondées sur la conservation des propositions et admettant pour antécédent la non possibilité de la non-occurence d’un passé et pour conséquent la nécessité de ce même passé (p. 358).

Pour le sceptique, il n’existe ni nécessité naturelle ni causalité objective. Mais seulement des répétitions constatées dans l’expérience et des croyances fondées sur l’habitude. Rejetée des objets, la modalité ne fait qu’un avec l’activité subjective de notre esprit (p. 400). La nécessité a pour objet non pas les individus eux-mêmes mais des relations qui s’instituent entre les mots et les individus à travers les concepts sémantiques de dénotation et de vérité.

Le concept d’existence se trouve dissocié des concepts modaux du possible et du nécessaire. L’existence est une donnée de fait non discernable de l’impression-même. Les modalités sont des concepts sémantiques qui règlent le seul rapport du discours et de la réalité. Dans ces conditions le Dominateur ne menace pas la liberté humaine, si du moins celle-ci relève des données de l’expérience (p. 401).

 

CONCLUSIONS

Les situations qui sont appréhendées comme complexes confrontent le ou les intervenants à des relations d’incertitude qui concernent :

— le déploiement dans le temps et dans l’espace de processus tramés et ramifiés

— l’intrication des séries causales et des formes de hasard

— la participation conjointe de plusieurs niveaux hiérarchiques, et leurs enchevêtrements

— l’impossibilité de trouver le "point critique" où le problème ou la configuration perçue devient simple (accès à un métaniveau conduisant à un effet de Gestalt).

Les procédures d’intervention reposent sur :

— l’évaluation - diagnostic

— la nature de l’évaluation - pronostic avec ou sans intervention

— la reconsidération de l’évaluation - diagnostic en fonction de la nature de l’évolution avec ou sans intervention.

— la réalisation d’un temps propice à la délibération, ajusté à l’appréciation du développement spontané de la situation complexe

— l’accès à une conflictualité constructive en lieu et place d’affrontements passionnels ou de consensus mono-idéiques

— la nécessité d’une délibération sur la délibération, permettant d’apprécier l’opportunité du moment, de la forme personnelle et/ou collective de la réflexion et des formes d’action

— l’augmentation du nombre de degrés de liberté par ouverture du champ des possibles pour l’avenir en fonction des déterminismes passés et des contraintes et accidents liés aux événements présents.

Délibérer relève d’un questionnement sur la délibération elle-même, qui doit permettre de tenir compte des processus inconscients, involontaires, non intentionnels, qui entrent en synergie, en opposition, en interférence, avec les processus conscients, volontaires, intentionnels dans l’avènement des processus psychiques et relationnels complexes. Plus précisément, l’existence de la psychose, mais aussi des malentendus, des discordes, de l’exclusion et de l’errance nous confronte à l’échec du dialogue, de l’échange, des délibérations constructives. Que faire alors ? Affirmer que la solution est du côté de l’intervention délibérée pourrait relever du vœu pieux, et ne ferait qu’aggraver le problème, si l’on ne tenait pas compte de l’ensemble des facteurs qui font obstacle à la délibération.

Autrement dit, les connaissances opératoires ouvrent sur les débats entre systèmes de croyance et de conception divergents, non nécessairement réductibles à une synthèse possible, définitivement assurée. La pensée circulaire qui oppose, comme une alternative exclusive, causalité linéaire et causalité circulaire finit par faire de cette dernière un avatar de la causalité linéaire. L’augmentation des degrés de liberté repose sur la reconnaissance des formes complexes de déterminismes, et sur la capacité à baliser les limites de ceux-ci.

Ce qui importe au fond, c’est que l’on puisse préciser les régions, les domaines de la connaissance et de l’action où l’interférence sujet-objet est forte, où la réalité n’est pas indépendante de la construction que l’on s’en fait, où "les vérités sont choses à faire et non à découvrir" ; et ne pas nier (de manière curieusement positiviste) les régions et les domaines où l’objectivation est possible, la réalité indépendante de la subjectivité de ceux qui la décrivent, et la découverte bienvenue ! Peut-on raisonnablement affirmer que la perception de la souffrance chez autrui (et chez moi-même) est une construction personnelle, qui ferait qu’une telle souffrance disparaîtrait en-dehors de la construction que je m’en fais ?

La conscience collective est tributaire des états de conscience individuels, et d’une médiatisation partagée de ces états de conscience. Réciproquement, la conscience individuelle est "formatée" par l’épistémè des groupes d’appartenance. L’excès de délibération conduit à des effets d’hyperconscience paralysante, se traduisant par la "réunionite" qui provoque une méconnaissance et une inhibition de l’évolution concrète sur le terrain, par l’exclusion des points de vue gênants ; le défaut de délibartion conduit à des passages à l’acte intempestifs, et à des décisions partisanes dont les effets alimentent des conflits larvés ou ouverts qui deviennent insolubles.

L’aptitude à délibérer varie :

— en fonction des structures et des systèmes de la personnalité

— en fonction des a priori épistémiques et épistémologiques

— en fonction des systèmes de croyance

— en fonction des relations entre processus préconscients, inconscients et perception conscience

— en fonction de la position hiérarchique dans le groupe qui délibère

— en fonction des pressions spatiales et temporelles qui imposent des réponses plus ou moins urgentes

La délibération est d’autant plus opérante :

— qu’elle tient compte des processus synergiques et antagonistes qui échappent à la délibération (processus inconscients, systèmes de méta et de paracommunication)

— qu’elle peut être sujette à évolution, infléchissement, modification, délibérations alternatives : abduction.

— qu’elle tient compte des contraintes multiples de l’environnement, des impératifs d’action rapide, des situations d’aveuglement cognitif, ou de confusions relationnelles.

L’intervention délibérée en situation extrême, avec péril vital, est confrontée au double-bind suivant :

— abandon des choix délibérés qui se révèlent avoir des incidences globalement négatives

— acceptation des choix délibérés qui se révèlent avoir des incidences négatives, lorsque les autres alternatives sont encore pires : déshumanisation, violence brute et aveugle.

Il existe alors des repères en creux, qui fonctionnent comme signes d’absence. En situation extrême, la délibération apparaît à la fois :

1/ comme un processus à temporiser, à rythmer, à différer, à rallentir ou à accélérer plutôt qu’une procédure achevée ou systématiquement appliquée.

2/ comme une urgence à trouver des réponses, voire à agir, alors-même que les conditions propices à un échange raisonné, voire raisonnable, sont manquantes.

3/ comme un processus de repérage :

— des niveaux de confiance et de défiance

— de l’ambiance, l’atmosphère émotionnelle, des niveaux d’angoisse constructive ou destructrice

— de la capacité à aborder les sujets conflictuels

— de la reconnaissance des problèmes qui n’ont pas de solution, en temps et lieux délimités.

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

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