Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.
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Jacques Miermont
QUESTIONS DE DÉFINITIONS
Complexité et simplicité
On dit habituellement dun processus quil est complexe ("complecti : contenir") lorsquil contient, réunit plusieurs éléments différents. Il est lassociation de plusieurs substances ou phénomènes formant une entité ou coucourant à une activité bien définie. Il forme un ensemble perçu globalement, une trame de fils indépendants et enlassés, sans analyse de ses parties composantes. Il relève dune construction formée de nombreux éléments coordonnés. A linverse, un processus est simple lorsquil nest pas composé, indivisible, ou quil est impossible de lanalyser.
Dun point de vue technique, on pourra distinguer les processus compliqués et les processus complexes. Les premiers relèvent dune compréhension qui peut devenir exhaustive, si les moyens donnés pour cette compréhension sont suffisants. Les seconds mettent à mal lintelligibilité de lobservateur ou du concepteur. Non seulement la compétence dun seul spécialiste est rapidement dépassée par lanalyse du problème, mais encore la concertation à plusieurs réclame des compétences multiples et complémentaires, qui narrivent jamais à circonscrire en totalité les tenants et aboutissants de ce quil sagit dappréhender. On pourra également souligner que lobservation dun phénomène perçu complexe produit des interférences avec ce phénomène, à linverse des phénomènes compliqués. Les relations entre observation, compréhension, intervention, action sont également marqués du sceau de la complexité. Enfin, il existe un décalage entre les résultats attendus par la modélisation de la complexité et les finalités recherchées.
On note quil existe un renvoi instable ou métastable entre appréhension et compréhension, simplification et complexification, simplicité et complexité. Selon la nature du regard, le point de vue adopté, le même processus pourra apparaître simple ou complexe.
Délibération et concertation
La délibération est laction de débattre avec soi-même et/ou avec dautres personnes, cest-à-dire de discuter en vue dune décison à prendre. Elle repose sur lexamen conscient et réfléchi mis en uvre avant de décider sil faut accomplir ou non un acte conçu comme possible et opportun. La délibération est un phénomène individuel et collectif, reposant, dans les situations complexes, sur une variété des modalités de prise de conscience, de volonté et de motivation, de finalités et dintentionalité.
La délibération est proche de la concertation : le fait de se concerter consiste à projeter de concert avec une ou plusieurs personnes, de sentendre pour agir de concert, de décider après réflexion ; politique de consultation des intéressés avant toute décision.
La délibération est un processus qui ne devient particulièrement complexe que lorsquil existe une atteinte des procédures de routine qui normalement aboutissent à un sentiment dévidence et de simplicité. Il sagit de peser le pour et le contre, de tenir compte du maximum de connaissances et dexpériences accumulées, et délaborer "en temps réel" des stratégies de connaissance et daction qui permettent de faire face à une situation vitale marquée par des tensions contraires, des alternatives piégeantes ; elles concourent au temps de la décision, qui présente une "tache aveugle".
Connaissances actionnables et méta-programmations
Le terme de "connaissances actionnables" génère une ambiguïté sémantique.
1/ Si lon considère que la connaissance est une action intériorisée, qui ne se traduit pas nécessairement par un comportement observable par un tiers, le terme de "connaissances actionnables" renvoie à ce que S. Freud décrivait sous le terme de pensées préconscientes, relativement facilement accessibles à lintrospection ; il sagit alors des processus secondaires de la pensée, caractérisées par le principe de contradiction, la comparaison des représentations par identité de pensée, lénergie liée qui circonscrit linvestissement affectif à des représentations précises, labsence de censure.
Les connaissances "non actionnables" renvoient alors à deux ordres de phénomènes :
les processus primaires de la pensée, caractéristiques du système inconscient, régis par le principe de non contradiction entre représentations opposées, lénergie libre qui tend à la décharge affective, lenchaînement associatif par identité de perceptions (résonances plus ou moins diffuses), et limportance des mécanismes de censure ;
les connaissances qui ne sont pas nécessairement "déjà-là", et qui réclament le recours à des raisonnements prospectifs : abductions, hypothèses, analogies, essais-erreurs, comparaisons, sauts conceptuels.
2/ Le terme de connaissances actionnables peut à linverse renvoyer à deux autres acceptions :
des connaissances qui génèrent des attitudes, conduites, comportements "externes", observables par un tiers : il peut alors sagir dapplication de recettes, dont "Bouvard et Pécuchet" reste le livre-phare.
des connaissances qui génèrent dautres connaissances : pour quelles soient fructueuses, il est nécessaire quelles relèvent de connaissances procédurales, mettant en question les connaissances "déjà-là", et les conduites habituelles. Elles sont alors programmatiques, voire "méta-programmatiques", si elles permettent de concevoir des programmations qui se transforment en fonction des contextes et qui transforment ces contextes. Actionner une connaissance ne signifie pas nécessairement accomplir immédiatement une action extérieure déclenchée par cette connaissance quil sagit dappliquer, mais ouvrir à de nouvelles formes de connaissance et daction, ou dautres champs de prospection.
A lopposé des "connaissances actionnables", on pourrait insister sur limportance des actions qui deviennent sources de nouvelles connaissances. Faudrait-il pour autant parler d"actions connaissables" ? Lintrication des actions connaissables et des connaissances actionnables nous conduit à concevoir des métaprogammations gérant linterface des actions intériorisées et extériorisées, des connaissances qui permettent de différer lactivation des connaissances "déjà-là", autrement-dit les conceptions évolutives en temps réel.
Prenons un exemple tiré de la pragmatique des communications : il est admis que :
1/ Dénoter un comportement chez autrui tend à le renforcer. Si je dis à quelquun : "Tu es très agressif", ou : "Tu es quelquun de courageux", linterlocuteur aura tendance à amplifier ses agressions dans le premier cas, et à se montrer encore plus courageux dans le second.
2/ Dénoter un trait de caractère ou une émotion chez soi-même a tendance à en atténuer les effets. Si je dis : "Je suis très en colère", cette dénotation aura pour effet de diminuer lintensité de ma colère.
3/ Connoter une attitude chez autrui, en insistant sur sa raison dêtre, le bien-fondé de sa finalité, aura tendance à en diminuer limpact. Plutôt que de dire : "Tu es très en colère", je peux insister sur les tenants et aboutissants de ce mouvement dhumeur : "Cest indispensable de dire ce que lon a sur le cur", ou : "Il vaut mieux affirmer avec force son opposition", ou : "Quand on nest pas daccord, rien ne vaut daller jusquau bout de ses émotions".
4/ A linverse, connoter ses propres conduites peut entraîner le doute : "Je serai franc avec toi", "Je nai pas lintention de memporter", "Je suis à la recherche dun accord" sont des expressions qui peuvent signifier linverse de ce qui est énoncé.
Ces propositions ne deviennent "actionnables" que selon les circonstances, la nature et les enjeux de léchange, la position des interlocuteurs, la connaissance quils ont lun de lautre. Il peut arriver que, à un détail près, leurs effets sinversent. Ceci est particulièrement repérable si linterlocuteur sait que je dispose de ces "connaissances", et sil pense que je les utilise de manière systématique et manipulatoire. La difficulté de lapplication des connaissances à des fins pragmatiques tient au fait quelles reposent sur lapprofondissement de lexpérience personnelle, et quelles relèvent dun processus évolutif.
Les états de conscience collective
La conscience collective est tributaire des états de conscience individuelle, et dune médiatisation partagée de ces états de conscience. Celle-ci, en retour, est organisée en fonction de lhorizon épistémologique des groupes dappartenance.
Variations de laptitude à délibérer :
en fonction de la structure de personnalité, de ses expériences passées, de ses aptitudes à prendre des risques, à assumer ses responsabilités et à innover à partir de situations nouvelles et imprévues.
en fonction des a priori épistémiques et épistémologiques
en fonction des systèmes de croyance
en fonction des relations synergiques et antagonistes des processus conscients, préconscients, inconscients
en fonction des positionnements hiérarchiques : des états de conscience sur le plan personnel, des individus dans le groupe.
en fonction des pressions contextuelles, spatio-temporelles.
Repères pour la délibération en situation complexe
La délibération en situation complexe repose sur la conjonction de multiples procédures :
1/ Différer laction immédiate, afin déviter les "passages à lacte" regrettés par la suite. Il sagit dexplorer, en temps réel, lensemble des alternatives qui se présentent au(x) délibérateur(s) afin dexaminer les conséquences concrètes de leur réalisation.
2/ Une compétence disciplinaire (une discipline peut être composée de plusieurs disciplines, en situation complexe : p. e. médecine, psychiatrie, psychothérapie, psychologie, droit, sciences de léducation, architecture, etc. Une telle compétence repose sur lapprentissage de connaissances, savoirs faire, expériences, dans un domaine de dexpertise spécialisé. Cet apprentissage procède par accumulation de connaissances automatisées devenant non conscientes, par imprégnation, stratification de données acquises par tradition dans le champ dexpertise : inférences inductives permettant la généralisation des connaissances et létablissement de règles à partir des expériences préalables de situations semblables, inférences déductives à partir de données répertoriées correspondant à chaque généralisation ainsi modélisée.
3/ Une ouverture multidisciplinaire à des domaines aussi variés et éloignés que possible du domaine dexpertise. Il sagit de développer laptitude au travail analogique, comparatif, qui confirme ou infirme les frontières disciplinaires.
4/ Une prise de risque transdisciplinaire relativisant lautorité des disciplines les mieux établies, les plus assurées. Cette prise de risque conduit à la reconnaissance des systèmes hiérarchiques à niveaux multiples, mises en uvre des relations en réseau, création de hiérarchies enchevêtrées.
5/ Appréciation de la situation singulière à traiter en temps réel : création de combinaisons nouvelles, relatives à la situation singulière qui défie en tout ou en partie les domaines de compétence préalablement les mieux balisés. Remise en question des intuitions immédiates. Élaboration dhypothèses, comparaison entre champs hétérogènes. Élimination des solutions trop coûteuses, des fictions utopiques, des potentialités séduisantes mais irréalisables en un temps raisonnable.
6/ Inférences abductives : tester les hypothèses les moins immédiates en testant leurs conséquences par déduction et mise à lépreuve des faits. Exploration des nouvelles hypothèses.
7/ Atteinte dun point critique, ou lensemble des virtualités concrétisables sont appréciées dans linstant, et permettent denvisager laction à engager qui tienne compte des avantages et des inconvénients dun tel choix, en comparaison et en pondération des autres choix qui auraient été également possibles.
Les situations complexes confrontent aux paradoxes de lautonomie, liées aux écueils des contraintes antinomiques, et confrontant aux bifurcations de la destinée. Il existe une tâche aveugle du temps de la décision, qui présente un caractère fulgurant, et repose sur une prise de risque calculée. La délibération peut échouer, soit par manque de temps de lélaboration réflexive, soit par excès de délibération qui inhibe lactualisation au moment le plus opportun.
Dans le champ clinique, il existe une série de situations qui relèvent du paradigme de la complexité : la position du psychiatre face aux traitements, à linternement de la personne aliénée ; la position du psychanalyste dans le maniement des processus préconscients et inconscients ; la position du thérapeute familial face aux demandes paradoxales dincitation au changement "sans que rien ne bouge" ; la position du consultant dentreprise, censé répondre aux exigences souvent données comme incompatibles entre "agents" et "décideurs", administrateurs et administrés, etc.
On notera dans ces différents cas de figure les paradoxes liés aux effets de changement dans les groupes humains soumis à des transformations mythiques, épistémologiques ou idéologiques : ces paradoxes concernent des phénomènes de localisation du changement, et des processus temporels :
localisation : les conceptions conscientes de la source du changement sont relatives à chaque partenaire ; lattribution des sources du changement inférées sont fréquemment très éloignées du lieu des délibérations.
temporisation : le changement précède linsight, cest-à-dire la prise de conscience du problème. La conscience de létat est souvent la marque dun obstacle au changement de cet état. le processus de délibération confirme les prémisses qui ont présidé à la concertation, et participe de lexpression dune résistance au changement.
Les obstacles à la délibération dans la clinique de la complexité
En situation complexe, il est nécessaire de tenir compte des obstacles et des résistances qui sont susceptibles dempêcher la mise en uvre de processus de délibération :
sur le plan de la conscience de la situation complexe : variations des formes de conscience en fonction des positions personnelles et relationnelles (place dans la hiérarchie, configurations du réseau, positionnement du consultant en fonction de ses compétences et de son équation personnelle), en fonction de la définition donnée par chacun de ce qui est complexe, et de linfluence de chacun et du groupe sur le processus même de complexification et/ou de simplification. Un consensus général nest pas nécessairement le signe dun ajustement approprié aux problèmes à poser et à résoudre : nécessité de maintenir un état de vigilance épistémologique.
sur le plan de la motivation à traiter la situation complexe : plus la situation est difficile à définir, plus il apparaît délicat de linfléchir, et plus elle risque de générer des résistances venant à bout des meilleures volontés. La prise en considération de ces mouvements de retrait, de doute, de désinvestissement, dindifférence, de réponse à côté, de banalisation, de naborder que des sujets sans importance, rend souvent nécessaire lintroduction dintervenants extérieurs, présents/absents, dedans/dehors, conscients/inconscients.
sur le plan des finalités dont la situation complexe est lenjeu : finalités fréquemment divergentes, apparemment antinomiques, empêchant des prises de décision hâtives, claires et définitives.
Repérage des opérateurs rituels, mythiques et épistémiques
Que faire, que penser lorsque lon est confronté aux troubles de la conscience, de lintentionalité, de la relation individu-groupe, du partage convivial des désaccords ? La délibération bute sur des états de grande souffrance perceptibles aux différents niveaux hiérarchiques dorganisation des circuits dactivité cognitive et communicationnelle. Ces troubles sont fréquemment partagés par plusieurs membres dune même famille ou dun même groupe social, et ont tendance à envahir les professionnels dans leur capacité à penser, à organiser, à éviter les discordes définitives, les ruptures imparables.
RITUELS : LES REPÉRAGES DU "QUOI ?"
Repérages conversationnels
Qui a le droit à la parole ? Comment circulent les échanges oculo-oculaires ? Hochements de tête qui confirment en miroir la prise de parole du loculteur.
Paul Ekman distingue plusieurs modalités gestuelles daccompagnement de la prise de parole :
Emblèmes
Les emblèmes sont des actes symboliques où le mouvement a une signification verbale très spécifique, connue de la majorité des membres dune culture ou dun sous-culture, et employée de manière typique avec lintention dadresser un message. Ils sont utitlisés, soit en substitution de la prise de parole, soit dans le cours de la conversation, pour remplacer un mot, ou pour le commenter. La codification des emblèmes peut être iconique (ressemblant à ce quil signifie), ou arbitraire. Les emblèmes ont un sens local, précis ; il existe une variation limitée du mouvement, lactivité est délibérée.
Manipulateurs corporels
Une partie du corps agit sur une autre partie du corps. "auto-adaptateurs" ; origine adaptative de ces activités. Se gratter la tête, se mettre les doigts dans le nez, se tordre les mains, se lécher les lèvres, se gratter loreille, se frotter les yeux, jouer avec un stylo, froisser un papier, etc. Les manipulateurs corporels relèvent dactivités non conscientes qui ne sont pas utilisées pour transmettre un message de manière délibérée, même si elles présentent une valeur informative pour lobservateur : tension, contrariété, méfiance. Ils sont lexpression dun sens global dinconfort, qui est rarement délibéré.
Illustrateurs de la parole
Les illustrateurs de la parole sont liés au contenu et/ou au flux de parole :
bâtons : mouvements qui accentuent un mot particulier
souligneurs : mouvements qui amplifient une phrase, une parenthèse, un groupe de phrases.
idéographes : mouvements qui schématisent le chemin ou la direction de la pensée
kinétographes : mouvements qui dépeignent une action corporelle ou une action non humaine
pictographes : mouvements qui dessinent la forme du référent dans lespace
rythmeurs : mouvements qui dépeignent le rythme ou lallure, la vitesse dun événement
spatialisateurs : mouvements qui dépeignent une relation spatiale
déictiques : mouvements qui pointent le référent.
Les illustrateurs sont appris, déterminés par lenvironnement, et pas seulement lenvironnement familial. Ils sont réalisés par les mains et les bras. Ils sont utilisés quand un locuteur ne peut pas trouver un mot, comme auto-amorçage permettant de trouver quoi dire, le mot qui manque, comme explication dune pensée trop difficile à mettre en mots, comme ponctuation du discours, ajoutant un renforcement, une manière de souligner, de tracer le flux du discours, délimiter les parenthèses, etc. Ils sont majorés par lenthousiasme. Les illustrateurs de la parole surviennent à lintérieur du discours, nont pas de contenu sémantique, correspondent à une grande variété dactions, et sont intermédiaires entre les emblèmes et les manipulateurs corporels.
Régulateurs de la parole
Les régulateurs de la parole ajustent le flux et le reflux de la prise de parole entre les locuteurs. Différents mouvements du visage peuvent être sollicités dans différentes activités faciales : emblèmes, illustrateurs, régulateurs et expressions émotionnelles. Certains mouvements du visage surgissent dans chaque activité : par exemple, lélévation des sourciles peuvent être utilisés dans un emblème de salutation ou dans un emblème de négation ; un illustrateur "baton" ; un régulateur de marque dinterrogation ou de point dexclamation par celui qui écoute ; une expression de surprise émotionnelle.
Dans les pathologies mentales complexes, les rituels sont souvent purement formels, vidés de tout contenu. Les narrations deviennent alors restreintes, décontextualisées, cacophoniques, raréfiées. La moindre prise de parole inadéquate entraîne des réactions explosives. Certains personnes deviennent des porte-paroles, la conversation se sature de "silences éloquents", de "paroles muettes", ou "pour ne rien dire". La prise de parole est déplacée, désafférentée des affects, ectopique, désynchronisée des contextes qui pourraient lui donner un sens. Les thérapies familiales tentent de mettre en uvre des compléments artificiels aux systèmes organisationnels défaillants, par la création de rituels extraordinaires de conversation ordinaire. La démarche thérapeutique procède bien souvent à partir de constats partagés dimpuissance, dinconnu.
MYTHES : LES REPÉRAGES DU "POURQUOI ?"
La reconnaissance des opérateurs mythiques permet de repérer la cohésion idéologique du groupe qui cherche à délibérer, ou des résistances à la délibération. Ils permettent de concevoir le sens donné par chacun aux projets partagés, aux comportements recommandés, tolérés, interdits. Il sagit dexplorer les formes de motivation, dintention, de conscience, qui se trouvent intriqués dans ce quil est convenu dappeler les "complexes psychiques".
La nature des échanges est contrôlée par des systèmes de croyance qui protègent la constitution et lévolution du groupe des formes de connaissance et des prises de conscience menaçantes. On constate alors les risques à délibérer dans les systèmes fonctionnant uniquement sur un plan mythique ou idéologique : loin dêtre une ouverture, la délibération apparaît alors comme une méconnaissance volontaire, confirmée par la bonne conscience davoir délibéré en commun. Pour qui nadhère pas au mythe, la seule réaction est : "Ils lont fait de manière délibérée !".
Les complexes en psy
Ils relèvent bien souvent dun interdit mythique, cest-à-dire de quelque chose qui résiste, par nature, à ce qui peut être dit : plus on cherche à dire, à expliciter, à faire partager, et plus on prend des risques... Ce qui ne peut se dire, il faut le taire... Le complexe agit de manière inconsciente, et résiste à son dévoilement. Il faut parfois des années de psychanalyse pour quun patient prenne conscience de la puissance et de la violence des représentations et des affects qui le relient à ses deux parents. Le complexe ddipe connecte des plans qui sexcluent : le garçon ressent une forte impulsion à faire disparaître son père et posséder sa mère : le complexe se caractérise par la mise en uvre de processus fantasmatiques, empêchant que ces désirs violents ne sactualisent directement dans la réalité. Arriver à verbaliser de tels mouvements inconscients permet de sen dégager.
Le but de la psychanalyse a un aspect délibératoire, dans ses finalités. les moyens dy parvenir sont tout, sauf directs. Il sagit précisément de tenir compte, et de traiter les résistances mises en uvre par les processus délibérants en vue dune délibération appropriée : "Là où cétait, je serai".
Les complexes psychologiques : dipe, Electre, de castration, dinfériorité. Les trois premiers me semblent plus ... complexes que le dernier (dû à Adler). Ces concepts cherchent à décrire des processus inconscients, qui opèrent à linsu du sujet, ainsi confronté à des "interdits" névrotiques. Il sagit peut-être de conceptions intermédiaires, opérateurs validés ou infirmés en fonction des contexes cliniques. Le but dune psychanalyse est de permettre au patient de se dégager des effets inhibants du complexe. Dans les cas heureux, en clinique, ces complexes perdent effectivement de leur intensité, moins au nom dune science ascensionnelle, que dune maturation personnelle. En tout cas, je ne pense pas que lon puisse se débarrasser définitivement de la dimension mythique, présente en chacun de nous, au nom dune science définitive.
Les troubles schizophréniques se caractérisent par une indifférenciation des sexes et des générations. La distinction entre fantasme et réalité nest pas assurée : il existe un risque réel de meurtre et dinceste : cet échec du complexe dipien crée une situation particulièrement ... complexe !
Dans les familles marquées par la pathologie schizophrénique, de même que dans les équipes et les communautés censées délibérer à des fins thérapeutiques à ce sujet, on remarque fréquemment un fonctionnement dont la règle, jamais énoncée explicitement, pourrait être ainsi traduite :
"Il est hautement recommandé à chacun de parler et de donner son avis, étant bien entendu :
quil nen sera tenu aucun compte,
que personne na lautorité de ce quil dit,
quil ne saurait y avoir de gagnant ou de perdant au bout de la discussion,
que le but de la discussion est de sassurer quaucune décision ne sera jamais prise."
Un tel mode de fonctionnement aboutit à un jeu à somme nulle, et, lorsque lon atteint 5 ou 7 joueurs (configurations cliniquement recherchées), les coalitions deviennent instables à chaque instant (3/2 versus 1/4 à 5 joueurs, 4/3 versus 2/5 versus 1/6 à 7 joueurs).
ÉPISTÉMÈS : LES REPÉRAGES DU "COMMENT"
K. Lorenz souligne lexistence, chez lhomme, de deux processus dapprentissage qui se trouvent réunis :
lapprentissage par répétition, processus lent dengrammation des connaissances par expérience, permet lenregistrement des informations qui se trouvent mémorisées, automatisées, devenant non conscientes (G6, G7) ; lexpérience repose sur la réalisation de structures contraignantes, qui nacquièrent leur capacité de soutien quau prix dune certaine rigidité, dune sorte dossature : "Dans les fonctions supérieures de lintellect, les processus automatisés jouent un rôle très important parce quils sont la condition de la pensée libre et de la perception des formes" ("Lavenir est ouvert", p. 30).
la conjonction didées ou dhypothèses jusquici totalement disjointes, produisant un phénomène de fulguration. Deux systèmes qui se sont développés de manière indépendante au cours de la phylogenèse se voient tout à coup imbriqués, créant une forme nouvelle, à partir dune étincelle qui permet daugmenter les degrés de liberté : "chaque être vivant se construit sa niche écologique, et ce parmi toutes les autres. (...) un être vivant doit inventer quelque chose de nouveau et prendre un certain risque, un risque dautant plus élevé quil vise plus haut." (p. 27).
Il existe des carcans de la pensée liés aux paradigmes qui balisent et orientent la connaissance. Les pièges de lintentionnalité peuvent être liés aux fait dattribuer trop, ou pas assez dintentions à autrui. La question se pose alors du partage des connaissances, des compétences, des performances, par la confrontation des modèles, des personnes et de leurs modes de connaissance. Sur un plan épistémologique surgit le problème de lorganisation de linter, trans, pluridisciplinarité en fonction des objectifs à atteindre.
Les actions sources de connaissance relèvent :
de la création des repères contextuels,
la sollicitation des niveaux spontanés dexpression et dorganisation
la prise en considération des attitudes involontaires, non intentionnelles, non exprimables en mots,
limportance des protosymboles : la délibération ne devient un processus fructueux quen supportant le déploiement de ce qui reste indicible : intuitions fugaces, impressions évanescentes, constats inattendus, jaillisements "comme ça", mouvements incongrus, émotions discordantes, conduites surgissant à linsu des uns et des autres.
Repérages cognitifs
Les repères qui permettent dévaluer les possibilités de délibération en situation complexe sont à la fois de nature positive et négative. Il vaut la peine en particulier de préciser la nature des obstacles et des résistances qui surgissent précisément dans les situations complexes. Je perçois au moins trois champs de résistance :
1/ limportance des processus inconscients (refus internes actifs dune connaissance représentée et représentable) et des mécanismes de défense
2/ limportance des mythes familiaux et sociaux, des conflits idéologiques
3/ limportance des processus téléonomiques (éventuellement inaccessibles à une représentation symbolique) : réduire les processus téléonomiques au simple thermostat ne me semble pas rendre compte de la complexité de ces processus, qui ne sont pas toujours réductibles aux processus téléologiques. Larticle de Wiener, Rosenbluth et Bigelow apparaît toujours dactualité, quant aux hiérarchies dorganisations finalisées quil propose.
Ces divers processus peuvent entrer en conflit avec les processus téléologiques, et nous obligent à concevoir des stratégies de limitation et douverture face aux domaines où il est impossible, à un moment donné, de trouver un accord. De fait, on peut noter la complexité de larticulation entre processus téléonomiques et processus téléologiques, en particulier lors des défaillances téléologiques (excès ou défaut dattribution dintentions conscientes et raisonnables à soi-même et à autrui).
Il existe des repérages en creux, des indices souvent fugaces et difficiles à appréhender parcequils se caractérisent par labsence de signes implicitement attendus. Une défaillance pragmatique, affective et cognitive génère souvent une sidération intellectuelle chez lobservateur, qui peut alors ne pas tenir compte du sentiment de perplexité quil lui est difficile de caractériser et de définir.
En situation complexe, la délibération apparaît comme un processus à rythmer dans le temps : il sagit à la fois de moduler des processus de temporisation et daccélération et déviter de considérer quune procédure est achevée à tout jamais. Certaines séances de délibération obligées deviennent de véritables "réunionites", où chacun se regarde en chien de faïence, sans jamais pouvoir aborder les sujets importants. A linverse, le refus systématique de toute confrontation partenariale conduit à une escalade de passages à lacte et daccidents qui senchaînent en renforçant leurs effets pervers. Lappréciation des niveaux de confiance et de défiance repose sur limportance accordée à lambiance, latmosphère émotionnelle et intellectuelle, le partage des formes dangoisse destructive ou constructive, la capacité à aborder les sujets conflictuels, sans aboutir à des ruptures relationnelles, la reconnaissance des problèmes qui nont pas de solution, en temps et en lieu aisément circonscrits.
La matrice des états cognitifs
La matrice des états cognitifs dans la communication (J. Miermont, "Contextes", in : Recherches sur le langage en psychologie clinique, Alain Blanchet et coll., Dunod, 1997) permet dentrevoir la multiplicité des modalités déchange lors dune conversation ; nont pas été pris en compte les niveaux de vigilance, qui peuvent avoir un impact important, soit dans les situations cliniques (phénomènes de suggestion, de transe, dhypnose, etc.) que dans les phénomènes collectifs (fascination du chef, bouc-émissaires, illusions groupales, etc.).
Matrice des états cognitifs
Intention manifeste : La rangée (2) décrit une situation idéale où chaque personne est congruente avec un état de délibération susceptible de définir clairement les zones daccord et de désaccord, et les possiblités dévolution individuelle ou collective.
Volonté consciente non dirigée : La rangée (3) apparaît lorsque la finalité de la délibération reste non définie, du fait de la complexité de la situation envisagée ; il devient possible que lon prête alors à autrui une intention quil na pas nécessairement.
Insight sans changement : La rangée (4) caractérise une prise de conscience qui entérine une impossibilité dévolution qui pourrait être liée à cette prise de conscience ; en psychanalyse, par exemple, le sujet a une parfaite conscience de son problème, mais cette prise de conscience confirme limpossibilité du changement.
Comportement dirigé involontaire : La rangée (5) décrit les attitudes instinctives, présentant une certaine finalité, qui simposent au sujet sans quil puisse infléchir ses conduites : "je sais bien, mais quand même".
Automatisme post-conscient : La rangée (6) rend compte de la capacité à réaliser des conduites complexes, sans avoir, à chaque instant, à polariser lattention sur lensemble des procédures nécessaires à son accomplissement.
Automatisme non dirigé : La rangée (7) reflète la situation dun participant à une délibération où sa volonté de participation nest congruente, ni avec ses états de conscience, ni avec ses intentions. Le sujet est prêt à engager ses forces dans un enjeu qui échappe tant à sa conscience quà ses propres finalités.
Inconscient freudien : La rangée (8) relève de conduites intentionnelles qui sactivent à linsu du sujet. Le sujet se trouve sous lemprise de scénarios dont la teneur et lintentionnalité restent inconscients, objets dune répression consciente active.
Comportement involontaire non conscient : La rangée (9) définit une attitude de désengagement, voire de rejet de tout consensus social : troubles schizophréniques, états confusionnels ou démentiels, voire moments de crise existentielle marqués par un sentiment de dépersonnalisation, dexclusion, derrance.
Laccumulation de connaissances automatisées sont ainsi :
inconscientes, volontaires, intentionnelles, immédiatement disponibles et modifiables consciemment
inconscientes, involontaires, intentionnelles, produisant une technicité qui semble aller de soi, dautant plus opérantes quelles ne dépendent pas de la volonté (respiration spontanée, automatismes instrumentaux, habiletés techniques).
inconscientes, involontaires, non intentionnelles, qui semblent aller à lencontre des finalités conscientes recherchées, peuvent orienter vers des directions imprévues : paracommunications, sommeil, rêve, activités de déplacement, etc.
Il est possible denvisager la superposition, chez un même sujet, de plusieurs attitudes décrites par chacune de ces rangées, et qui conduisent, soit à un bilan positif vis-à-vis du processus délibératif, soit à un bilan négatif, soit à un bilan qui reste neutre au bout du compte. On peut même souligner quhabituellement, les processus de raisonnement en situation complexe conjuguent, de manière synergique et antagoniste, lensemble de ces procédures cognitives. Allons plus loin : la conjugaison dautomatismes non dirigés, de processus inconscients (au sens freudien), de conduites involontaires non conscientes reflète assez bien la situation de personnes en état de grande souffrance, pratiquement exclues des circuits sociaux les plus à même de délibérer. Cest dans de telles situations que les procédures de délibération sont les plus difficiles à envisager, à mettre en uvre, et quelles seraient pourtant les plus nécessaires. Notre société actuelle, fracturée, postmoderne, communicante, marquée par le consensus et la bonne conscience se trouve confrontée à moment particulièrement critique de son évolution : celle où les groupes humains se réaménagent en classes sociales nouvelles, qui signorent de plus en plus, se rétractent soit dans des attitudes de protection, soit dans des attitudes de révolte et de marginalisation suicidaires.
Je ne prendrai ici quun exemple : celui des personnes que lon appelle SDF, "sans domiciles fixes", qui désormais meurent de froid lhiver. Un tel fait de société est apparu au moment où lhôpital psychiatrique a perdu sa fonction initiale dasile, et est devenu une entreprise dont il fallait rationaliser les coûts. La mise en uvre dun "SAMU social", censé faire face à la situation, repose sur la méconnaissance dun fait clinique qui était repérable avec le diagnostic traditionnel de schizophrénie : une personne qui refuse de se réfugier dans les abris chauffés qui lui sont proposés en cas de nécessité présente le plus souvent un trouble du jugement et un "négativisme" qui ne sont plus pris en compte dans leur dimension psychiatrique. Ces personnes ont beau être connues des travailleurs sociaux, ceux-ci sont impuissants à trouver les resources dune "connaissance actionnable". Et pour cause : non seulement ils ne sont pas les professionnels les mieux placés pour faire face au problème, mais encore il apparaît désormais que les psychiatres ont dautres chats à fouetter : les grilles dévaluation diagnostique ont démantelé ce que lon appelait, il ny a pas si longtemps, le "groupe des schizophrénies", pour ne retenir que des syndrômes et des troubles de la personnalité de plus en plus disjoints les uns des autres. En situation dextrême détresse, les malades mentaux les plus fragiles nont plus pour seule issue que de disparaître sans laisser de trace. Ceux qui, par ailleurs, présentent des signes dagressivité, de violence, de révolte (habituellement perçue comme inadaptée et insupportable) sont les premiers à faire les frais de lexclusion et de lignorance. "Nous devons constater, non sans amertume, que (les schizophrènes) seront, comme toujours, les victimes les plus faibles et sans défense dans notre société. Nous ne les brûlons plus sur les bûchers, nous ne les stérilisons, ni ne les gazons plus, mais nous cédons facilement à la tentation de les oublier. (...) Cest la même force terrible qui contraint le schizophrène à sélever en démiurge au-dessus des forces de la nature dans un combat pour le maintien de ses zones dombre et à manipuler les circonstances de la confrontation avec le schizophrène de manière à en sortir indemne. A lextrême limite de lactivité médicale, nous sommes sans cesse condamnés à contempler notre propre imperfection." (Christian Müller, 1982).
Aporie de Diodore et systèmes de pensée : repérages épistémologiques
A lopposé des formes de lactivité cognitive (et des processus toujours actifs qui poussent à la méconnaissance) qui font partie de lexpérience concrète, il peut être opportun de proposer un rapide panorama des grandes orientations épistémologiques qui président à la philosophie de laction, et à la manière dont celle-ci appréhende les relations entre le passé, le présent et le futur. Ces orientations cherchent à répondre, de manière différente, à laporie de lArgument Dominateur tel quil a été exposé dans lAntiquité par Diodore Kronos. Celui-ci repose sur trois prémisses qui semblent conduire à des impasses lorsquelles sont conjointes :
Prémisse A : le passé est irrévocable
Prémisse B : du possible à limpossible, la conséquence nest pas bonne : on ne peut inférer une relation logique entre un événement antécédent possible et un conséquent impossible.
Prémisse C : il existe un possible qui ne se réalise, ni dans le présent, ni dans le futur.
Jules Vuillemin distingue trois grands types de paradigmes épistémologiques, qui cherchent à trouver une solution à cette aporie :
dogmatiques (réalistes, conceptualistes, nominalistes) : il sagit, dans les systèmes fatalistes, soit dinsister sur la nécessité absolue (Diodore), soit sur le caractère plus "ouvert" du présent (la liberté comme élément du destin : Chrysippe), soit sur le caractère cyclique du monde et léternel retour (Cléanthe) ; les systèmes reconnaissant les effets de contingence seront soit dogmatiques (selon diverses versions : Platon, Aristote), soit intuitionnistes ou sceptiques.
intuitionnistes (systèmes réflexifs à partir de jugements de méthodes) : Anaxagore, Epicure, Kant, remettent en cause le principe dexclusion qui obligerait à choisir deux prémisses en réfutant la troisième restante.
sceptiques (systèmes réflexifs à partir de jugements dapparence) : Carnéade, Montaigne émettent un doute sur les énoncés déclarés "vrais".
On pourra suggérer que le constructivisme tel quil a été défini par Luitzen Egbertus Jan Brouwer, Jean Piaget, Ernst Von Glaserfeld, Jean-Louis Le Moigne est un prolongement contemporain des traditions conceptualistes, nominalistes et intuitionnistes, dont elles remanient de fond en comble les différenciations et les oppositions.
Systèmes dogmatiques
Les systèmes dogmatiques reposent sur des propositions dont les états de vérité sont repérés à partir de lorganon, instrument logique aristotélicien : tout énoncé, à condition quil soit complet est soit vrai, soit faux, sans autre alternative (principe du tiers exclu). De tels systèmes identifient "nécessaire" et "vrai dans tous les mondes possibles" (p. 330). Les modalités ont un statut objectif qui dépend immédiatement de la définition dogmatique du vrai comme accord entre énoncé et état de chose. Les états de choses complexes restent toujours indépendants des énoncés complexes qui les décrivent.
Réalisme
Dans une perspective réaliste, les idées sont en acte, étrangères au temps et objets de pure raison. Les idées ou Formes du mouvement sont immobiles (p. 362), plus réelles que les êtres individuels et sensibles, qui nen sont que le reflet ou limage (A. Lalande). Seules les images que nous nous faisons des idées relèvent dune modalité qui sinscrit dans la réalité à partir dun double indice temporel : cette modalité ne sapplique quà ces réalités de second ordre. Les universaux (le genre, lespèce, la différence, le propre et laccident) existent indépendamment des choses dans lesquelles ils se manifestent. Il sensuit la doctrine selon laquelle lêtre est indépendant de la connaissance actuelle que les sujets conscients peuvent en avoir. A un degré de plus, lêtre est, en nature, autre chose que la pensée, ni sexprimer dune façon exhaustive en termes logiques (A. Lalande). Le réel peut finir ainsi par sopposer à lintelligible et impliquer une part dirrationalité.
Les âmes humaines et angéliques, créées pour léternité, incarnent, aux yeux de la foi, un possible qui ne se réalise jamais. Ce qui va de pair avec la prescience et la prédestination, et la question de la Grâce et du libre-arbitre.
Conceptualisme
Les conceptualistes ne sont pas seulement, comme létaient les réalistes, partagés par la création. Les universaux doivent être dans les choses soit parce que la matière sajoute à eux pour les individualiser, soit parce quils doivent, pour accéder à lêtre, se différencier jusquà lindividuation (p. 367 ). Les universaux nexistent pas en eux-mêmes (ni antérieurement aux choses, ni dans les essences qui les constituent), mais ne sont que des constructions de lesprit.
Divisés tant sur la nature que sur les voies de lindividuation, les conceptualistes saccordent pour opposer à la nécessité absolue, brute ou de re une nécessité conditionnelle, de supposition, ou de dicto.
Par analogie avec la règle logique selon laquelle limpossible ne suit pas du possible, on fixe les conditions dans lesquelles on est en droit de passer de la nécessité conditionnelle à la nécessité brute (p. 368).
Nominalisme
Pour le nominalisme luniversel vient après la chose singulière, que celle-ci soit une substance authentique ou un simple événement. Il nexiste pas didées générales, mais seulement des signes généraux (A. Lalande). Les idées générales et abstraites que nous avons dans notre esprit ne sont que des noms. Lexamen, cest-à-dire la réflexion (intuitionnisme), et a fortiori le doute (scepticisme) ne font pas partie de ce principe prédicatif. Le sceptique, lui aussi, pose luniversel après la chose. Mais il réduit la chose à une représentation subjective et franchit ainsi les bornes du nominalisme proprement dit (p. 382).
Le nominalisme peut être dit dogmatique en deux sens différents, parce quil accepte les individus et leurs caractéristiques soit sur la foi dune révélation religieuse, soit en vertu de la validité objective naturellement inscrite dans les données de la sensation.
Percussions, oscillations, ondes fournissent au nominalisme ses modèles de mouvement (p. 387). On a pu distinguer deux formes de nominalisme : le nominalisme des événements, renvoyant au paradigme de londe, caractérisé sur le plan perceptif par le recours à des images, et sur le plan du langage par la prédication circonstancielle ; le nominalisme des choses, renvoyant au paradigme du corpuscule et du pendule, caractérisé par le recours à des représentations sur le plan perceptif, et par la distinction entre prédication substantielle et prédication accidentelle sur le plan du langage (p. 383).
Le réel, entendu comme tout ce qui se réalise dans la durée, est coextensif au possible dans la perspective nominaliste (p. 385). Le nominalisme exclut tout arrière monde au delà du donné. Dès lors le donné contient les conditions initiales et les lois dun déroulement inexorable des événements. On ne saurait donner de contenu objectif à lidée que ces lois ou ces conditions eussent pu être différentes. Il faut poser nécessairement la nécessité (p. 388). La conséquence morale dun tel système paraît être le fatum "à la turque". Le "Moissonneur" et l "argument paresseux" deviennent irrésistibles. Il est alors inutile de délibérer ou de se donner la peine.
Origène rappelle la réplique plaisante quon faisait au raisonnement paresseux, à ceux qui niaient quil fût utile dappeler le médecin, puisque la guérison et la mort dépendent du destin : "Si votre destin est dengendrer des enfants, soit que vous vous unissiez ou que vous ne vous unissiez pas à une femme, vous en engendrerez, et si ce nest pas votre destin den engendrer, soit que vous vous unissiez ou que vous ne vous unissiez pas à une femme, vous nen engendrerez pas. Or votre destin est ou bien den engendrer ou bien de ne pas en engendrer. Cest donc en vain que vous vous unirez à une femme" (Contra Celsum, II, 20).
Systèmes réflexifs de lexamen
Les systèmes de lexamen suspectent la conjonction de la première et de la troisième prémisses du Dominateur (passé irrévocable, existence dun possible qui ne se réalise ni maintenant, ni dans le futur), parce que cette conjonction embrasse trop bien pour étreindre. La suspicion prendra deux formes différentes selon quon adoptera la version intuitionniste ou la version sceptique de lexamen (p. 355).
Systèmes intuitionnistes
Avec les systèmes intuitionnistes, on renonce à la définition dogmatique de la vérité, sans pour autant renoncer, comme le fait le sceptique, à la notion même de vérité (p. 331). La validité universelle du tiers exclu nest contestable que parce que les mathématiques ne sont pas une doctrine, mais une activité. Les Universaux ne sont ni transcendants aux choses, ni immanents aux choses, ni abstraits des choses par le moyen des signes : ce sont des actes du sujet connaissant (p. 332).
On appelle intuitionniste un système qui, au regard de la nature, exige dune conditionnelle universelle tenue pour loi quelle soit conforme à un canon prédéterminé fixant les principes légitimes auxquels toute expérience doit obéir (p. 338). La difficulté en physique consiste à spécifier ce quon entend par principes légitimes. En mécanique quantique, rien en semble désigner à lavance parmi les règles de construction que nous pouvons imaginer, celles que la nature nous contraindra de choisir.
Cest pourquoi, le partage du monde en états de choses dépendant essentiellement de ces actes, tout énoncé nest pas ou vrai ou faux. La vérité ne saurait donc, sous peine de cercle, consister dans ladéquation. Les propositions et les énoncés des systèmes dogmatiques peuvent représenter des états de choses, qui leur préexistent. Mais quand on postule que les états de choses sont produits par lactivité de synthèse du jugement, il devient impossible dassigner la valeur de vérité du jugement par comparaison. Le critère est interne et ne se sépare pas dune certaine possibilité dexpérience qui nous assure que nous sommes à même de juger ou de refuser, faute de preuve, tout assentiment affirmatif ou négatif. Du même coup, il faut abandonner lextensionalité dogmatique.
Dans lintuitionnisme, il existe un divorce entre déterminisme formel et déterminisme matériel (p. 339). Pour que le Dominateur soit valide, il faut que ou bien quil y ait un possible qui ne sest pas ou ne sera jamais réalisé ou bien quil ny ait pas un tel possible. Cest cette disjonction que nient Epicure et les systèmes intuitionnistes, le tiers exclu passant ici les bornes de lexpérience possible.
Systèmes sceptiques
Le sceptique, enfin, na pas besoin dentrer en conflit avec la logique. Il suffit à Carnéade de dissocier la vérité davec lactualité de létat de choses correspondant. Si les règles de la nature résultent de convergences vers des probabilités, la conjonction de la première et de la troisième prémisses échappe, même si elle est vraie en soi, à notre représentation et donc à toute assignation de lactualité. On nimagine, en effet, aucun système dopinions probables, de fonctions dutilité et de préférences, qui permettrait dassigner le statut subjectif et la valeur subjective dune telle conjonction.
Les doutes de Chrysippe portent non sur B elle-même, mais sur les définitions croisées des modalités, cest-à-dire sur les conditionnelles fondées sur la conservation des propositions et admettant pour antécédent la non possibilité de la non-occurence dun passé et pour conséquent la nécessité de ce même passé (p. 358).
Pour le sceptique, il nexiste ni nécessité naturelle ni causalité objective. Mais seulement des répétitions constatées dans lexpérience et des croyances fondées sur lhabitude. Rejetée des objets, la modalité ne fait quun avec lactivité subjective de notre esprit (p. 400). La nécessité a pour objet non pas les individus eux-mêmes mais des relations qui sinstituent entre les mots et les individus à travers les concepts sémantiques de dénotation et de vérité.
Le concept dexistence se trouve dissocié des concepts modaux du possible et du nécessaire. Lexistence est une donnée de fait non discernable de limpression-même. Les modalités sont des concepts sémantiques qui règlent le seul rapport du discours et de la réalité. Dans ces conditions le Dominateur ne menace pas la liberté humaine, si du moins celle-ci relève des données de lexpérience (p. 401).
CONCLUSIONS
Les situations qui sont appréhendées comme complexes confrontent le ou les intervenants à des relations dincertitude qui concernent :
le déploiement dans le temps et dans lespace de processus tramés et ramifiés
lintrication des séries causales et des formes de hasard
la participation conjointe de plusieurs niveaux hiérarchiques, et leurs enchevêtrements
limpossibilité de trouver le "point critique" où le problème ou la configuration perçue devient simple (accès à un métaniveau conduisant à un effet de Gestalt).
Les procédures dintervention reposent sur :
lévaluation - diagnostic
la nature de lévaluation - pronostic avec ou sans intervention
la reconsidération de lévaluation - diagnostic en fonction de la nature de lévolution avec ou sans intervention.
la réalisation dun temps propice à la délibération, ajusté à lappréciation du développement spontané de la situation complexe
laccès à une conflictualité constructive en lieu et place daffrontements passionnels ou de consensus mono-idéiques
la nécessité dune délibération sur la délibération, permettant dapprécier lopportunité du moment, de la forme personnelle et/ou collective de la réflexion et des formes daction
laugmentation du nombre de degrés de liberté par ouverture du champ des possibles pour lavenir en fonction des déterminismes passés et des contraintes et accidents liés aux événements présents.
Délibérer relève dun questionnement sur la délibération elle-même, qui doit permettre de tenir compte des processus inconscients, involontaires, non intentionnels, qui entrent en synergie, en opposition, en interférence, avec les processus conscients, volontaires, intentionnels dans lavènement des processus psychiques et relationnels complexes. Plus précisément, lexistence de la psychose, mais aussi des malentendus, des discordes, de lexclusion et de lerrance nous confronte à léchec du dialogue, de léchange, des délibérations constructives. Que faire alors ? Affirmer que la solution est du côté de lintervention délibérée pourrait relever du vu pieux, et ne ferait quaggraver le problème, si lon ne tenait pas compte de lensemble des facteurs qui font obstacle à la délibération.
Autrement dit, les connaissances opératoires ouvrent sur les débats entre systèmes de croyance et de conception divergents, non nécessairement réductibles à une synthèse possible, définitivement assurée. La pensée circulaire qui oppose, comme une alternative exclusive, causalité linéaire et causalité circulaire finit par faire de cette dernière un avatar de la causalité linéaire. Laugmentation des degrés de liberté repose sur la reconnaissance des formes complexes de déterminismes, et sur la capacité à baliser les limites de ceux-ci.
Ce qui importe au fond, cest que lon puisse préciser les régions, les domaines de la connaissance et de laction où linterférence sujet-objet est forte, où la réalité nest pas indépendante de la construction que lon sen fait, où "les vérités sont choses à faire et non à découvrir" ; et ne pas nier (de manière curieusement positiviste) les régions et les domaines où lobjectivation est possible, la réalité indépendante de la subjectivité de ceux qui la décrivent, et la découverte bienvenue ! Peut-on raisonnablement affirmer que la perception de la souffrance chez autrui (et chez moi-même) est une construction personnelle, qui ferait quune telle souffrance disparaîtrait en-dehors de la construction que je men fais ?
La conscience collective est tributaire des états de conscience individuels, et dune médiatisation partagée de ces états de conscience. Réciproquement, la conscience individuelle est "formatée" par lépistémè des groupes dappartenance. Lexcès de délibération conduit à des effets dhyperconscience paralysante, se traduisant par la "réunionite" qui provoque une méconnaissance et une inhibition de lévolution concrète sur le terrain, par lexclusion des points de vue gênants ; le défaut de délibartion conduit à des passages à lacte intempestifs, et à des décisions partisanes dont les effets alimentent des conflits larvés ou ouverts qui deviennent insolubles.
Laptitude à délibérer varie :
en fonction des structures et des systèmes de la personnalité
en fonction des a priori épistémiques et épistémologiques
en fonction des systèmes de croyance
en fonction des relations entre processus préconscients, inconscients et perception conscience
en fonction de la position hiérarchique dans le groupe qui délibère
en fonction des pressions spatiales et temporelles qui imposent des réponses plus ou moins urgentes
La délibération est dautant plus opérante :
quelle tient compte des processus synergiques et antagonistes qui échappent à la délibération (processus inconscients, systèmes de méta et de paracommunication)
quelle peut être sujette à évolution, infléchissement, modification, délibérations alternatives : abduction.
quelle tient compte des contraintes multiples de lenvironnement, des impératifs daction rapide, des situations daveuglement cognitif, ou de confusions relationnelles.
Lintervention délibérée en situation extrême, avec péril vital, est confrontée au double-bind suivant :
abandon des choix délibérés qui se révèlent avoir des incidences globalement négatives
acceptation des choix délibérés qui se révèlent avoir des incidences négatives, lorsque les autres alternatives sont encore pires : déshumanisation, violence brute et aveugle.
Il existe alors des repères en creux, qui fonctionnent comme signes dabsence. En situation extrême, la délibération apparaît à la fois :
1/ comme un processus à temporiser, à rythmer, à différer, à rallentir ou à accélérer plutôt quune procédure achevée ou systématiquement appliquée.
2/ comme une urgence à trouver des réponses, voire à agir, alors-même que les conditions propices à un échange raisonné, voire raisonnable, sont manquantes.
3/ comme un processus de repérage :
des niveaux de confiance et de défiance
de lambiance, latmosphère émotionnelle, des niveaux dangoisse constructive ou destructrice
de la capacité à aborder les sujets conflictuels
de la reconnaissance des problèmes qui nont pas de solution, en temps et lieux délimités.
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