ÉCO-ÉTHO-ANTHROPOLOGIE

 

 

Jacques Miermont

 

 

 

Mise en perspective de la modernité

 

Les échelles spatio-temporelles

 

La démarche éco-étho-anthropologique s’intéresse à la manière dont l’homme construit son écosystème et dont l’écosystème modifie récursivement son identité. Cet écosystème étant local et global, proximal et distal, la difficulté de la démarche tient au fait qu’elle risque soit de se consummer dans la fusion du Grand Tout, soit de se cantonner dans des descriptions partielles déconnectées de processus globaux qui seuls lui donnent forme et sens. Entre ces deux écueils, le risque en vaut la peine : patients et familles s’y retrouvent, selon moi, de manière plus sécurisée que lors de la juxtaposition ou la succession de techniques réputées exclusives et incompatibles, ou encore de l’intégration de procédures éclectiques reposant sur un consensus mou.

 

Une telle “anthropologie” part tout d’abord du constat que l’observateur le plus impartial est nécessairement une partie de l’objet de son étude, dont il ne peut totalement s’extraire. D’un point de vue clinique, il s’agit d’une mise en perspective de la démarche diagnostique, pronostique et thérapeutique, tenant compte des échelles spatio-temporelles qui permettent d’éclairer le sens des émotions, des cognitions, des actions et de leurs perturbations. La comparaison de ces échelles pourra donner le vertige à certains, puisqu’un événement quasi instantanné pourra être corrélé à un processus spatio-temporel très vaste. Prenons un exemple de la vie courante. L’aspect le plus superficiel d’une conversation, comme par exemple le fait d’échanger sur le beau temps ou le mauvais temps, permet aux interlocuteurs de se connecter par rapport au moment de la journée, à l’état atmosphérique, à une singularité saisonnière : le lieu et l’instant de la rencontre sont ainsi référencés aux conditions climatiques et à la position de la terre par rapport au système solaire. Ces phénomènes ont une incidence sur notre état d’humeur, voire sur le déclenchement de troubles cyclothymiques (et peut-être d’autres formes de perturbations mentales).

 

Allons un peu plus loin. L’espèce humaine s’inscrit dans la vaste arborescence de l’évolution des espèces. Ses caractéristiques morphologiques, comportementales et mentales ne sont pas apparues en un jour. Nombres d’entre elles sont incompréhensibles sans l’examen de la phylogenèse et de l’évolution écologique de la planète terre. La niche écologique naturelle au sein de laquelle se déploient les conduites et les pensées humaines est en grande partie transformée par la réalisation d’objets artificiels (vêtements, habitacles, édifices, mobiliers, ustensiles, outils, moyens de locomotion, œuvres d’art, etc. ; mais aussi formes et moyens de communication, organisations, institutions). L’être humain peut ainsi explorer et investir les mondes qui lui sont le plus hostiles ou inhospitaliers, pour peu qu’il recrée artificiellement les conditions indispensables à sa thermorégulation, sa respiration, sa locomotion, son alimentation, etc. De fait, l’éthos (les comportements) et l’oïkos (les domaines où ils se réalisent) sont, chez l’homme, des processus interactifs marqués par les effets de sa réflexion, de sa conscience, et d’une intentionnalité téléologique : « Les environnements ne sont pas des enveloppes passives, mais au contraire d’actifs processus invisibles » (M. McLuchan & al, 1967, p. 68). L’éthos et l’oïkos se transforment ainsi réciproquement chez l’être humain selon des formes récursives d’une grande complexité. Les grandes fonctions biologiques : prédatrices, sexuelles, reproductrices, parentales, filiales, etc.) sont réaménagées comme rapports de rapports (M. Godelier), à partir de la double articulation du langage et des productions symboliques qui créent une néo-réalité au sein de laquelle ces grandes fonctions continuent d’opérer : les proies sont radicalement transfigurées au cours de la chaîne alimentaire ; la différence des sexes devient l’objet de distinctions entre le masculin et le féminin qui précisent les rôles, fonctions, statuts de chacun ; la filiation humaine s’inscrit dans des généalogies marquées par les effets des systèmes de parenté (parents, grands-parents, ancêtres).

 

Pour autant, chaque innovation symbolique ou technologique est amenée à s’ajuster aux contraintes qui permettent aux grandes fonctions biologiques précitées de s’exercer.

 

— Le territoire d’un individu ou d’un groupe n’est pas seulement un espace localisé propice à la prédation, la copulation, la reproduction ; il est l’objet d’une représentation qui lui est isomorphe, c’est-à-dire une carte. Cette carte doit faire l’objet d’une reconnaissance individuelle et collective, sans laquelle le territoire n’est pas viable. 

 

— Pour pouvoir vivre ou survivre, l’homme ne se contente pas de généraliser ses domaines de cueillette et de chasse ; il investit des domaines secondaires et tertiaires d’activités (activités industrieuses et symboliques) qui lui assurent une apparente suprématie sur le monde animal, et des marges de sécurité pour sa survie, en particulier alimentaire (domestication, élevage, culture, etc.).

 

  Ces activités industrieuses et symboliques deviennent en quelque sorte des territoires de chasse secondarisés. Le diplôme est une carte qui donne accès au territoire symbolique, au statut social, et devient dès lors un enjeu vital de première importance.

 

L’homme autonome

 

La modernité est ainsi traversée par de multiples strates dont certaines sont la rémanence de nos origines animales et tribales (sémiogenèse liée à la complexification des ritualisations), dont d’autres sont le fruit de l’activité mythopoïétique des diverses communautés humaines (familles, clans, tribus, organisations sociales), et dont les plus innovantes sont liées aux propensions à générer et à assimiler de nombreuses révolutions technologiques.

 

Albert Demaret a rappelé à juste titre que l’éthologie “objectiviste” développe l’étude comparative des comportements animaux et humains dans leurs milieux naturels d’adaptation, d’évolution et de transformation. Il a également souligné un point fréquemment oublié : chez les animaux sociaux, la famille fait partie intégrante du milieu naturel. L’originalité de l’éthologie est d’envisager les comportements sous l’angle de leur évolution biologique, en combinant une analyse en termes d’interactions causales (circuits moléculaires, hormonaux sur le plan interne, signaux déclencheurs sur le plan externe) et une compréhension en termes de fonctions finalisées liées à la survie, à la reproduction, à la création et à l’ajustement de niches écologiques qui elles-mêmes évoluent. Ces deux ordres d’explications sont profondément complémentaires. Les réactions en chaîne qui synchronisent les comportements sexuels et reproductifs de deux partenaires peuvent être interprétées comme des séquences et des juxtapositions d’actes, initiés par la coordination d’activations hormonales et neuronales, allant de pair avec l’affichage et le repérage de stimuli déclencheurs appropriés au moment de l’interaction. L’ensemble des séquences d’interaction prend un sens fonctionnel dans un contexte phylogénétique, ontogénétique, intraspécifique, interspécifique et écologique précis.

Or depuis les origines de l’humanité, comme vient de l’exposer excellemment Boris Cyrulnik, et comme j’avais cherché à l’explorer dans “L’homme autonome” (1995), on constate que l’homo sapiens possède une tendance naturelle à prolonger ses racines biologiques par des ramifications artificielles qui révèlent, au travers des multiples révolutions technologiques qui scandent son évolution, son identité personnelle et culturelle. Dès 1967, Marshall McLuhan, Quentin Fiore et Jerome Agel avaient souligné que les moyens de communication sont une extension d’une faculté humaine, physique ou psychique : « La roue est un prolongement du pied, le livre un prolongement de l’œil, le vêtement un prolongement de la peau, le circuit électrique une extension du système nerveux central ». À chaque fois, l’innovation technologique a un impact sur la région du corps ainsi prolongée, qui se trouve ainsi partiellement atrophiée dans l’exercice de sa fonction naturelle, et amplifiée par les nouvelles explorations qu’elle permet de réaliser.

On peut généraliser cette observation. Les premiers silex, les “bifaces”, puis les flèches, les armes blanches ont fonctionné comme une hyper-dentition externe qui a permis la démultiplication des capacités de prédation. La domestication du feu a amplifié la combustion cellulaire et motrice au-travers du “foyer” familial et de la vie tribale ; puis la machine à vapeur et les nombreux moteurs de la société industrielle ont potentialisé notre motricité naturelle. La domestication végétale et animale a rationnalisé les conduites prédatrices, facilitant l’accès à la nourriture et le développement économique ; elle s’est accompagnée de la sédentarisation, de la construction de nombreuses “enveloppes” (maisons, édifices publics et privés) qui, depuis le néolithique, ont complètement transformé l’inscription territoriale des humains en comparaison des territoires animaux.

Enfin, la révolution informatique en cours est en train de bouleverser les relations que l’homme contemporain entretient avec ses propres activités intellectuelles, et, potentiellement, avec celle de l’ensemble des habitants du globe. L’ordinateur individuel ne se contente pas de donner au simple citoyen l’accès à des productions intellectuelless qui restaient précédemment l’apanage de groupes plus ou moins vastes. Il révolutionne radicalement le fonctionnement des dispositifs internes qui procèdent aux conduites autonomes. En réalisant une foule d’activités qui lui étaient jusqu’ici inaccessibles, l’homme informatisé devient multitâche, ayant à accomplir, de son propre chef, des travaux diversifiés qui réclamaient précédemment le recours à des professions hautement spécialisées. Pour peu que l’ordinateur soit à la maison, il est immédiatement connectable à sa force de travail.

 

La prophétie de McLuhan est en train de se réaliser : avec internet, la terre devient un village planétaire. De ce fait, la famille elle même ne peut plus être circonscrite à un toit commun : « Le cercle familial s’est élargi. Le trust mondial d’information engendré par les moyens de communication électriques — films, Telstar — l’emporte de loin sur toute influence que papa et maman peuvent tenter d’exercer. Le caractère n’est plus formé seulement par deux experts attentifs et maladroits. Maintenant, le monde entier est un sage » (M. McLuchan & al., 1967, p. 15). Bien plus, « le circuit électrique a renversé le régime du “temps” et de “l’espace” et déverse sur nous de façon pressante et continuelle les problèmes de tous les autres hommes. Il a rétabli le dialogue à une échelle globale. Son message est un Changement Total, la fin de l’esprit de clocher, tant psychique que social, économique que politique. Les anciennes répartitions civiques, d’État, ou nationales sont devenues impraticables. Rien ne saurait être plus éloigné de l’esprit de cette technologie nouvelles qu’ “une place pour chaque chose et chaque chose à sa place” » (ibidem, p. 16).

 

 Chez l’homme, la transformation des contextes de vie et de survie a ainsi conduit à une mutation des relations entre conditions naturelles et artificielles d’existence, par le déploiement de l’univers des idées et des symboles, et des nombreux paradoxes qui les caractérisent. Car les tendances qu’a anticipé McLuhan n’ont pas fait disparaître de nombreuses contre-tendances : la persévération, voire le renforcement de traditions culturelles cherchant à s’opposer à la mondialisation, la pérennité de non moins nombreuses réactions phylogénétiques, que l’on observe notablement en clinique dans les pathologies complexes.

 

 

 

Pathologies complexes

Ces préalables étant posés, l’étude des effets de système qui émergent entre les patients, les familles et les équipes thérapeutiques mérite d’être approfondie. Dans les formes les plus graves de pathologie comportementale ou mentale, les perturbations psychiques et relationnelles en viennent à envahir les contextes thérapeutiques. De tels envahissements s’observent dans les troubles des comportements alimentaires, les troubles psychosomatiques, les cancers, les addictions, les troubles psychotiques, les troubles de l’humeur, les maltraitances, les abus sexuels, les processus démentiels.

Ces pathologies complexes sont caractérisées :

— par l’importance des risques vitaux. Il s’agit bien souvent, dans un premier temps, d’assurer une situation de survie. Il apparaît nécessaire d’évaluer des risques vitaux avec ou sans traitement.

— par l’aspect multifactoriel des troubles. La souffrance est  physique, neuronale, intellectuelle, familiale et sociale. La localisation de ces facteurs réclame des compétences spécialisées et des méthodologies diversifiées qui ne s’ajustent pas de manière spontanée. Par exemple, les formes graves d’anorexie mentale réclament une surveillance médicale, des conseils diététiques, une prise en charge psychologique, un environnement institutionnel, des consultations familiales. Il existe des impasses épistémologiques lorsque les  explications causales sont données comme exclusives les unes des autres. Il existe de même des impasses thérapeutiques si chaque approche thérapeutique évolue pour son propre compte en ignorant les autres.

— par la violence. La violence physique et psychique est la manifestation d’une situation critique de survie qui concerne la perte et la recherche d’identité des personnes et des groupes. En ce sens, elle est fréquemment la marque d’un trouble de l’autonomisation (cf. ci-dessous). Elle est habituellement marquée par des sentiments de culpabilité et de honte, mais aussi des accusations, des menaces, des confusions, des destructions qui mettent en péril la vie d’un ou plusieurs membres de la famille et du voisinage social. Cette violence a tendance à diffuser dans l’organisation des équipes d’intervention et de soin.

— par les troubles de l’autonomisation : les symptômes des pathologies complexes ont un effet tyrannique qui asservit les protagonistes du système. La différenciation des selfs personnels et du self familial est peu marquée : la distinction entre soi et autrui est plus ou moins perturbée, voire radicalement subvertie. Certaines tâches qui assurent l’indépendance, qui permettent de “subvenir à ses propres besoins” et qui supposent l’intégration des règles et des lois extérieures ne peuvent être accomplies. L’autodétermination et l’hétéro-reconnaissance peuvent être absentes ou ne pas être fonctionnellement connectées.

 

Les effets contextuels

Ces pathologies complexes se traduisent sur le plan contextuel par une perturbation  des systèmes de communication et de relation, des systèmes de croyance et de valeurs, des systèmes de connaissance et de reconnaissance qui opèrent habituellement dans la constitution des liens interhumains et les processus d’autonomisation. 

Les relations entre la violence et les troubles mentaux réclament des lectures multiples : éthologiques, anthropologiques, psychanalytiques, systémiques. La diversité et l’hétorogénéité de ces modélisations interfèrent avec l’expression des symptômes, l’évolution des circuits thérapeutiques, la dynamique de la vie familiale. Il devient alors urgent non seulement d’articuler ces approches, mais également de tenter d’agir sur les contextes mêmes au sein desquels les soins s’organisent et les décisions sont prises.

La modélisation est ainsi à la fois une action et une réflexion.

Les modélisations qui sont ici proposées sont de nature éco-étho-anthropologique. La démarche éco-étho-anthropologique s’intéresse à la manière dont l’homme construit son écosystème et dont l’écosystème modifie récursivement son identité. Une telle “anthropologie” part du constat que l’observateur le plus impartial est nécessairement une partie de l’objet de son étude, dont il ne peut totalement s’extraire.

Elle contraint les familles et les équipes soignantes à gérer des problèmes ardus, et réclament un travail de concertation, d’information, de réflexion, de coopération, de délibération, de décision. 

 

Un exemple : les schizophrénies

L’intérêt du paradigme éco-étho-anthropologique apparaît à la fois heuristique et pragmatique en ce qui concerne les schizophrénies : les troubles de la ritualisation (stéréotypies, catalepsie, négativisme ou inertie psycho-motrice, auto-mutilations, refus de la main tendue, conversations rompues, glossolalies, etc...) pourraient être liés à la  réactivation de réponses phylogénétiques face à des contraintes culturelles trop difficiles à affronter ou à assumer. Les comportements auto-agressifs, les auto-mutilations, que l’on constate chez les individus de nombreuses espèces supérieures confrontés à des privations psycho-sensorielles et relationnelles, pourraient être le témoin de liens affectifs précocément rompus, pour des causes pouvant être endogènes (défaillances génétiques, neurodéveloppementales, souffrance fœtale, cérébrale), exogènes (carences relationnelles, contraintes institutionnelles perçues comme vitalement dangereuses, et précipitant l’enfant ou l’adulte dans une impasse), ou les deux (avec le risque d’amplification réciproque de la souffrance endogène et des réactions environnementales inappropriées). Les stéréotypies psychomotrices, qui ont pu être rapprochées des comportements d’animaux sauvages en captivité dans les zoos, pourraient également être interprétées comme la résultante d’une situation vécue comme une capture enfermante, et empêchant tout déploiement des comportements affectifs, sexuels, agressifs spontanés.

 

Rester immobile revient à passer inaperçu en situation de prédation imminente. La feinte de la mort dissuade habituellement le prédateur de consommer la proie. L’inertie psychomotrice, l’obéissance servile, de même que les répétitions en écho (écholalie, échopraxie, échomimie) pourraient être une autre manière de tenter de passer inaperçu et de se fondre dans la masse, dans un groupe confronté et confrontant à des injonctions particulièrement menaçantes. De fait, bien souvent, les messages exprimés par les patients, voire par leurs proches génèrent un sentiment plus ou moins profond qu’ils sont sans importance, ou qu’ils ne doivent surtout pas laisser de trace explicite dans la mémoire d’autrui.

 

De même, la désorganisation des systèmes de croyances, de valeurs, du patient et de ses proches affecte la cohésion mythique de ses groupes d’appartenance familiale et sociale. Le délire paranoïde, de par ses incongruïtés, la très faible adhésion du patient à son contenu, semble refléter une réalité sociale particulièrement embrouillée et critique qui mérite d’être à la fois dévoilée et occultée, exprimée tout en restant profondément cryptée, indéchiffrable. Il serait en quelque sorte un cri d’appel qui doit rester en partie inaudible, tout en commentant de manière étrange l’étrangeté ou l’absurdité des aspects les plus indiscibles des communications et métacommunications avec leurs proches.

 

De plus, comme le souligne A. Demaret, certains comportements schizophréniques, comme les stéréotypies, prennent quelquefois des apparences de conduite de marquage par les odeurs. Ces mouvements de va et vient sont susceptibles de laisser des traces, alors même qu’elles ne sont pas consciemment perçues. “La conviction délirante de certains sujets de répandre une mauvaise odeur n’est peut-être pas étrangère à la nature de leurs comportements.” (1979, p. 126).

 

Enfin, les perturbations affectent de plein fouet les dispositifs aux apprentissages émotionnels et intellectuels, c’est-à-dire l’aptitude à développer des savoir-faire, des connaissances et des reconnaissances interpersonnelles et collectives. En particulier, les domaines qui réclament un traitement en “deutero-apprentissage” sont les révélateurs des situations hautement critiques :

1/ la gestion de l’argent : l’argent est une valeur d’échange de biens matériels ou de travail, c’est-à-dire de valeurs d’usage ; en tant que valeur d’échange, l’argent devient en elle-même une valeur d’usage, fondant le registre de l’économie, l’imaginaire individuel et collectif à partir duquel il devient possible de gérer un budget,

2/ l’inscription sociale dans le système d’échange économique (se faire payer pour un “travail” reconnu socialement),

3/ l’assomption des contraintes sentimentales (se lier par amour et par devoir), 

4/ l’autonomisation du système de parenté (par intériorisation du “rapport de rapports” qu’il représente, relation aux parents, aux enfants, aux grands-parents, aux ancêtres).

5/ l’investissement de territoires isomorphes à des cartes communautairement définies, acceptées et partagées.

 

Quel pourrait être le sens des ces attitudes d’apparence régressive et archaïque ? Le schizophrène est hypersensible aux moindres conflits de son environnement. Sa survie se paye bien souvent du renoncement à l’utilisation de ses compétences intellectuelles, souvent supérieures à la normale, et à un engagement sentimental durable. Il se réfugie dans des attitudes de retrait, de détachement, d’apparente indifférence, d’inactivité quasi-absolue, d’écoutes improbables ou de croyances peu crédibles. Des conditions quasi-sauvages de survie semblent lui convenir infiniment mieux que les convenances policées et artificielles de la vie civilisée. Il est prêt à disparaître froidement, devant le hiatus entre les exigences attendues de son entourage ou de ses propres idéaux et l’aspect inhabité et désertique de sa vie quotidienne. L’organisation dans le temps et dans l’espace des limites territoriales est l’enjeu d’une subversion radicale. Le schizophrène peut osciller entre l’immobilité quasi-absolue et une vie d’errance : en dehors de son lit il ne tient pas en place, envahi  par des influences très difficiles à localiser et soumis à des processus tendant à envahir et tyranniser son entourage. Il apparaît particulièrement difficile de suivre sa trajectoire : en cherchant à le localiser, il devient impossible de déterminer son temps de présence en un endroit précis ; en cherchant à l’inverse à suivre ses dynamiques de déplacement, il devient impossible de fixer sa position en un lieu donné. Tout se passe comme si le schizophrène fuyait les acquis culturels depuis la révolution néolithique, avec ses enclos, ses règles instituées, ses rituels élaborés, ses mythes rassembleurs, ses conflits symbolisés. Il fait tout pour nous dérouter et nous épuiser, rompant le contact tout en le maintenant, cryptant ses messages, vivant la nuit et dormant le jour, se contentant des rebuts et dépensant sans compter. Branché sur des ondes imperceptibles pour autrui, il est à l’écoute de ses voix intérieures exagérément amplifiées, perçues comme le reflet d’injonctions extérieures le dépossédant de tout contrôle personnel. Celles-ci semblent réactiver des scénarios primitifs de soumission-domination, marqués par des injures à connotation sexuelle, mais démarquées de la sexualité : elles ne sont pas sans rappeler les rituels phylogénétiques où les oripeaux des caractères sexuels secondaires servent de marqueurs dans les relations hiérarchiques.

 

Ainsi, ces singularités marquées par la défaillance, le nihilisme ou la violence pourraient être la résurgence ou la rémanence de comportements archaïques ayant une valeur adaptative de défi social et d’alerte familiale dans les situations de danger imminent. De telles stratégies de survie en milieu hostile (Albert Demaret, 1979) pourraient présenter des fonctions créatrices sur un plan éco-systémique plus global, en particulier dans les situations extrêmes où l’humain n’a plus de repères. Tout se passe comme si, sur un certain plan, le schizophrène devenait la proie d’une chasse sociale permettant de  détourner l’attention de son entourage immédiat. Ce phénomène pourrait expliquer le temps mis par les professionnels pour s’intéresser à cet entourage et pour se départir d’une appréciation instinctivement défensive et hostile.

 

Reprenons à ce sujet les descriptions des personnalités que l’on retrouve fréquemment dans la familile des schizophrènes. Les caractères paranoïaques, schizoïdes, schizotypiques, anxieux-dépressifs, souvent présents chez ses proches parents pourraient ne pas avoir que des impacts mortifères, mais révéler des formes de personnalité plus riches que celles de groupes témoins, et présenter des capacités de survie supérieures à la moyenne dans des conditions exceptionnelles. Dans les situations de crise, d’agression, de guerre, de terreur, de tels caractères seraient susceptibles de présenter des traits adaptatifs, pouvant relever par exemple d’une “personnalité odysséenne”, capable de survivre par l’errance, la ruse, la méfiance, la distanciation, la prévoyance. La personnalité paranoïaque prédispose au combat, à l’hypervigilance vis-à-vis de tout ce qui peut être perçu comme menaçant ou hostile, et protège tous ceux qui acceptent de faire allégeance. Le renoncement aux expériences amoureuses, le surinvestissement intellectuel souvent présent chez les personnalités schizoïdes pourraient les prédisposer à des carrières littéraires ou philosophiques en ruptures de banc, ou des engagements mystiques (in Albert Demaret, 1979, p. 27). Quant aux personnalités schizotypiques, hypersensibles aux phénomènes paranormaux, à la voyance, aux pressentiments, aux coïncidences, elles pourraient développer des formes d’empathie et d’échange, voire des qualités thaumaturgiques inacessibles au commun des mortels. C’est dire combien les proches d’un patient schizophrène pourraient être à même de développer des formes de raisonnement et d’intervention adéquates à la complexité des situations vécues, en présentant des qualités potentiellement thérapeutiques complémentaires de celles des spécialistes.

 

Si cette hypothèse présente quelque intérêt, elle est partielle et perfectible. De nombreux autres facteurs, personnels, familiaux et culturels se coordonnent à ces tendances d’origine archaïque, voire les canalisent et les infléchissent. La personnalité ne se résume pas aux dispositions caractérielles potentiellement pathologiques, et la personne qui présente des troubles schizophréniques ne se réduit pas à ses troubles. Nombre de patients et de leurs familles sont prêts à mener un combat constructif pour peu qu’on respecte leur dignité, leurs points de vue, leurs motivations. S’il existe des “programmations comportementales” fortement orientées par la phylogenèse, celles-ci ne sauraient être conçues comme réalisant une chaîne déterministe absolue sur l’ensemble des conduites. Les reconnaître permet justement de prendre des distances et de trouver les meilleurs moyens de s’en dégager. Une hypothèse complémentaire mérite dès lors d’être explorée : celle d’une articulation conflictuelle avec des constructions ontogénétiques et culturelles permettant d’envisager que le pire n’est pas toujours sûr.

 

Les opérateurs rituels, mythiques et épistémiques des familles et des cliniciens

 

Les processus de ritualisation

 

Il est souvent difficile d’organiser les soins, du fait de nombreux facteurs qui  concernent tant les partenaires familiaux que les intervenants. En s’inspirant des hypothèses de E. Goffman (1974) et en les prolongeant, il est possible de préciser certains aspects des perturbations rencontrées en clinique, et des moyens de les traiter. Dans la conversation, cet auteur distingue, les processus de ritualisation (générant les signes), les cadres de participation (correspondant aux contextes des échanges), les profils de production des énoncés (réalisant les formes de l’expression des messages).

 

1/ Les effets de la déritualisation des conversations : On constate fréquemment un éparpillement des énergies, une difficulté à saisir le sens et l’importance des messages, des désaccords incessants entre les membres de la famille. Ces impasses dans les communications familiales se projettent sur les contextes d’intervention et de soins : les spécialistes consultés ont des avis divergents, ils peuvent avoir l’impression que les plaintes sont inaudibles ou hors sujet, voire adopter des attitudes successives opposées : après un surinvestissement initial où ils se sentent obligés de réagir au quart de tour devant l’imminence du danger, il en viennent à se sentir impuissants et complètement découragés. S’ils font partie d’une même équipe, ils auront le plus grand mal à accorder leurs violons, et pourront reproduire collectivement l’ambiance vécue par la famille.

 

2/ La difficulté à définir les cadres de participation aux conversations thérapeutiques : les cadres de participation assurent habituellement un statut perceptible aux interlocuteurs dans l’échange, en fonction des arrière-plans convenus dans une culture donnée (E. Goffman, ibidem). Ils fonctionnent comme chambres d’écho qui amplifient  la réverbération des messages. Ce statut des interlocuteurs est souvent mis à mal dans les conversations cliniques, rendant parfois inaudibles les messages proférés, par manque d’amplification des résonances émotionnelles, ou par des effets de saturation (effet larsen, brouillage, cacophonie émotionnelle). Les cliniciens ont alors intérêt à se repositionner dans leurs fonctions d’organisateurs des cadres de la conversation. Il leur faut bien souvent soutenir les membres de la famille dans leurs expressions, en les invitant à aller au bout de leurs idées, à préciser leurs inquiétudes ou leurs terreurs, et en permettant à ceux qui sont en position d’écoute de supporter activement le déploiement de ces expressions. Ils ont également intérêt à redéfinir leurs projets thérapeutiques, en explicitant les formes que prendront leurs interventions respectives ultérieures dans le temps et dans l’espace.

 

3/ La confusion dans les profils de production des énoncés. Les profils de production sont liés aux fonctions qu’assurent les interlocuteurs dans la conversation. On distinguera :

— La fonction d’initiateur, permettant d’engager la conversation dans certaines directions.

— La fonction d’animateur, où celui-ci se sert de son corps comme source acoustique et caisse de résonance.

— La fonction d’auteur, correspondant au fait d’émettre un avis original ou de se contenter de transmettre des énoncés proférés par d’autres, éventuellement non présents lors de la conversation, fonctionnant alors comme un délégué ou un porte-paroles.

— La fonction de responsable, autorisant quelqu’un à parler au nom de l’identité d’un groupe.

Il arrive fréquemment que les membres de la familles soient extrêmement démunis pour assurer les fonctions d’animateur et d’initiateur de la conversation. Il incombe aux thérapeutes d’engager la conversation, et de faire en sorte que les formes d’expression vocales et gestuelles deviennent la source d’échanges présentant une pertinence suffisante par rapport au projet thérapeutique. On conçoit que les fonctions d’auteur et de responsable fassent l’objet d’ajustements, de confrontations, d’élaborations entre familles et professionnels.

 

Les productions mythiques

 

Modernité du récit mythique

Les récits mythiques racontent l’histoire d’un héros dont l’erreur ou la faute est sanctionnée par une punition, une transformation, une modification de destinée. Ces récits ont un caractère édifiant, en montrant au commun des mortels ce qu’il vaut mieux éviter de faire pour ne pas connaître le même sort. Comme C. Lévi-Strauss l’a souligné, la faute du héros est habituellement liée à un trouble de la communication. Celui-ci correspond à manque ou à un excès dans la transmission des informations, qu’elles soient dirigées vers soi-même, ou vers autrui. 

Qu’en est-il de l’activité mythopoïétique de notre époque ? Si l’on considère la série “Alien” comme un récit mythique, comme nous y a invités Marika Moisseeff, on s’aperçoit d’un bouleversement des catégories traditionnelles : le personnage féminin du lieutenant Ripley est en position d’héroïne, complètement “libérée” de la servitude masculine et de la maternité. Mais il apparaît surtout comme le jouet d’une humanité désaxée, dépassée par ses conquètes techniques et son exploration de l’Univers. En fait, c’est l’humanité entière qui devient à la fois l’héroïne et la démiurge de l’histoire, dont la transgression est d’explorer et d’exploiter des galaxies lointaines, en coupant tous les liens de la reproduction humaine : sexualité et famille sont les grandes exclues de la narration mythique, ce qui va de pair avec la disparition de tout homme géniteur et père. Les hommes sont soit des “agents-soldats” privés de toute compagne du fait de leurs tâches lointaines, soit d’anciens violeurs sanctionnés par l’exil pour leurs fautes. Rattrapée par cette mutation technologique, l’humanité se voit décimée, défigurée et contaminée par des êtres minéralo-biologiques dont la force brute détruit l’organisation comme un château de carte. L’Alien est en position d’asservir et de faire complètement disparaître l’humanité telle que nous la connaissons, du fait de l’extraordinaire fragilité de son apparent triomphe physique (conquête spatiale) et biologique (maîtrise de la vie par des moyens artificiels).

Dans la série des quatre “Alien”, comme l’a remarquablement développé M. Moisseeff, le fait que la sexualité et la reproduction humaines soient complètement disjointes et finalement atrophiées aboutit à les mettre sous le joug de cette espèce étrangère et sanguinaire. L’ “intelligence” brute des Aliens est exclusivement orientée vers une prédation implacable des humains aux fins de sa propre reproduction. Dans sa chasse l’Alien utilise des moyens animaux des plus traditionnels : l’embuscade, une locomotion fulgurante, des mandibules à la dentition extrêmement acérée. Tous ces moyens sont réalisés par le corps de la bête, qui n’utilise aucun outil technologique extérieur. Deux caractéristiques morphologiques la rendent particulièrement inquiétante : l’hypertrophie de sa boîte cranienne, révélatrice d’un cerveau exceptionnel, et l’acidité corrosive de ses humeurs internes qui transperce l’acier du vaisseau spatial. Le sentiment d’effroi et d’horreur tient surtout au fait que les hommes sont en quelque sorte battus sur leur propre terrain, celui de la prédation généralisée. Les performances corporelles de l’Alien tiennent la dragée haute à la sophistication technique des moyens humains : armes en tous genres, androïdes, vaisseaux galactiques. Seule une énorme armature métallique entourant le corps de l’héroïne viendra temporairement à bout d’un des Aliens dans un combat sans merci.  En dehors de cette unique tentative, les malheureux humains sont régulièrement déchiquetés, infectés, éclatés de l’intérieur par l’Alien, défigurés, impuissants à lutter contre les effets de la contamination. L’humanité est sanctionnée, non par un Dieu vengeur, mais par une espèce primitive qui tire profit de l’arrogance humaine : celle de ne plus exister qu’au travers de ses prolongements artificiels en se coupant ainsi de ses racines biologiques, à savoir la sexualité, la reproduction, l’organisation familiale.

La belle Ripley, dernier rempart d’une humanité en perdition, incarne et désincarne cette dérive technologique qui va de pair avec l’évanescence de la reproduction humaine sexuée et familiale,  réduite à la tentative avortée de sauvetage-adoption d’une petite fille... Il est sans doute édifiant de constater que cette déflagration de la cellule familiale conduit à une défiguration de l’humain, dégradé par  le triomphe des objets partiels à la Mélanie Klein. Cette déflagration familiale conduit à une mise à mal de ses  mythes fondateurs.

La série des “Alien” fonctionne ainsi comme l’impensé des thérapies familiales, conséquence ultime d’une psychose exportée aux confins de l’Univers.

 

Le mythe familial

Essayons de revenir sur terre. L’effet d’un mythe familial se repère, en clinique, lorsque les thérapeutes perçoivent des distorsions plus ou moins importantes dans la transmission des informations, distorsions qui provoquent un sentiment d’incompréhension, de confusion, voire qui heurtent de front leurs propres systèmes de croyance, leurs conceptions de la vérité, leurs valeurs ou leurs normes. Ils constatent des incohérences entre les mots et les gestes, le sens du discours et l’expression des émotions. Les formes habituelles de ces distorsions se manifestent par :

1/ des déficits d’informations vis-à-vis de soi-même : des dénis, des rejets, des projections, des isolations, des oublis, des refoulements,

2/ des excès d’informations vis-à-vis de soi-même : des idées fixes, lancinantes, des évocations nostalgiques, des souvenirs envahissants, des préoccupations paralysantes,

3/ des déficits d’informations vis-à-vis d’autrui : des non-dits, des dissimulations, des secrets,

4/ des excès d’informations vis-à-vis d’autrui : des divulgations, des révélations hors-contexte,  des malentendus, des qui-pro-quo, des accusations, des médisances ou des calomnies.

Ces distorsions ont pour fonction de tenter d’assurer la cohésion du groupe familial. Plus cette cohésion est menacée, plus les membres du groupe adoptent des réactions qui cherchent à protéger le groupe d’une intrusion extérieure.

Le mythe familial est constitué par des règles, des lois qui doivent rester implicites pour être opérantes. Énoncer explicitement une règle revient à la dénoncer, ou à s’en démarquer. Ces règles ou ces lois définissent les domaines de conduites recommandées, tolérées et interdites qui permettent à la famille d’être viable. Dès qu’un des membres transgresse une règle, les autres membres mettent en jeu des stratégies de rétorsion censées rétablir l’équilibre.

Les mythes familiaux orientent les motivations, les finalités, les projets que les membres de la famille réalisent en commun. Il existe une variation plus ou moins grande des motivations et des finalités (ou à l’absence de motivation) des partenaires impliqués, en fonction des degrés de tolérance qu’autorise l’opérateur mythique. Cette variation est ainsi liée aux niveaux de complexité des systèmes de croyances et de valeurs partagées par le groupe. Certaines familles se voient rapidement démunies face à la moindre incartade, ou lors d’un processus de croissance ou de crise.

 

 

Les compétences épistémiques

 

 

La complexité des circuits d’information en thérapie

L’expression des émotions et des sentiments n’est pas uniquement appréhendable en termes de rites ou de mythes. Un acte intelligent est indissociable de l’émotion qui fonctionne comme indice et vecteur. L’expression émotionnelle est révélatrice des compétences cognitives des individus et des groupes, tout autant que de leurs défaillances. Ces compétences sont faites de savoirs et de savoir-faire. Là encore, il existe des interférences entre les domaines de compétences familiales et ceux des thérapeutes. Reconnaître ces domaines respectifs, c’est également mieux entrevoir l’étendue de notre ignorance. Si les mythes et les idéologies pallient en partie cette ignorance et nous permettent d’agir par l’instauration d’une dialectique conflictuelle, ils présentent le risque d’anesthésier la curiosité et l’invention épistémiques.

Nous pouvons savoir gré à Michael Houseman de chercher à étudier le monde des thérapeutes familiaux comme un objet anthropologique. L’étude des réseaux des intermédiaires qui orientent et infléchissent le choix du thérapeute approprié, des réseaux des spécialistes sollicités, et des interactions entre ces deux réseaux participe d’un éclairage épistémologique bienvenu. Il en est de même de l’étude des processus thérapeutiques mis en jeu lors du déploiement des thérapies.

Reprenons la question des intermédiaires. Ils ont un rôle essentiel d’évaluation et d’orientation, lié à des expériences parfois très fines de ce que vit la famille en difficulté et de ce que sont susceptibles d’apporter les thérapeutes dont ils recommandent l’adresse. Le système de bouche à oreille repose sur des formes de compétence et de performance éventuellement très éloignées de celles des spécialistes, qui de ce fait créent des contextes d’appréciation et de prescription relevant souvent du bon sens.

Les personnes qui consultent développent également des compétences et des performances cognitives, tant individuelles que collectives. Bien souvent, les mères, au contact de leur nourrisson, ont des formes de connaissance de ses réactions et de ses singularités caractérielles qui précèdent de loin celle des autres membres de la famille, a fortiori celle des spécialistes éventuellement consultés. Les nourrissons eux-mêmes ne sont pas une “cire vierge” devant l’environnement qu’ils découvrent, qu’ils construisent, et qui conjointement le structurent. Le père (ou ce qui en tient lieu) introduit une altérité différenciatrice. Les désaccords entre parents et entre générations enrichissent la construction des connaissances interpersonnelles et l’ouverture à l’épistémè ambiante. Le débat entre constructivistes et constructionnistes sociaux n’a de sens que si l’on reconnaît l’intrication d’un double mouvement épistémique : celui d’un horizon cognitif culturel et familial qui façonne les individus ; celui d’une élaboration personnelle qui modifie conjointement l’état des connaissances des divers groupes d’appartenance.

Les spécialistes ne sont pas en reste. Comme le souligne M. Houseman, ils utilisent un savoir faire qui marche, mais doivent continuellement être ouverts à la nouveauté, à l’ouverture épistémique. Les thérapeutes ont le devoir d’informer les familles des connaissances susceptibles de les aider à faire face à leurs difficultés.

Le jeu et le théatre sont effectivement les moyens complémentaires de cette ouverture. Ils assurent un débrayage des connexions habituelles qui existent entre les émotions et les actions de la vie quotidienne, telles qu’elles s’expriment dans les rites et les mythes. Je proposerais volontiers ici de complexifier ici le schéma proposé par M. Houseman. L’émotion existe bien dans le jeu et le théâtre, mais elle est d’une autre nature que celle de la vie quotidienne, dans la mesure où elle est connectée à des actions virtuelles. Dans le jeu, l’émotion est un plaisir d’autant plus intense qu’il permet d’explorer une infinité de potentialités “pour de rire”. Dans le théâtre, les potentialités de l’histoire (son nouement et son dénouement) sont dramatisées (éventuellement sous forme de comédie), de manière à générer toute une gamme d’émotions chez le spectateur. Le paradoxe du comédien, repéré par Diderot, tient au fait qu’il est d’autant maître de son art qu’il ne ressent pas les émotions qu’il transmet. Or le thérapeute ne se contente pas de jouer un jeu ou de jouer la comédie. Il perçoit bien toute une gamme d’émotions et de sentiments qu’il cherche à comprendre et à transformer. Il ne saurait se présenter comme un joueur ou un comédien sans se discréditer. S’il joue ou s’il incarne une fiction, c’est au deuxième degré. Il cherche à atteindre un deuxième niveau de simulation, un méta-simulacre : il fait semblant de faire semblant. S’il initie et anime une conversation d’apparence ordinaire, il ne s’agit pourtant pas de n’importe quelle conversation. Il met en tension le réel et le virtuel. Il actualise la coexistence des discordes.

Dans les pathologies complexes apparaissent en effet des distorsions dans la perception, la compréhension des troubles ou des problèmes, et les moyens de les traiter. En thérapie familiale, l’élaboration de la réalité fait fréquemment l’objet de versions perçues comme incompatibles entre elles. Bien plus, le recours légitime des familles à des avis éventuellement divergents des spécialistes et des experts peut amplifier les désaccords et conduire au risque d’une cacophonie généralisée.

En instaurant un rituel potentiellement thérapeutique, le clinicien s’immerge plus ou moins dans la vie quotidienne de ses clients, tout autant qu’il cherche à s’en abstraire. Il existe tout un partage d’une large gamme d’émotions. Le thérapeute ne saurait rester insensible et froid à ce qu’il vit en séance. Il se doit de compatir à la souffrance, d’entrer en sympathie avec les tensions émotionnelles. Il peut se sentir séduit, envahi, annéanti, en colère, angoissé, agressé, désabusé, perplexe, etc... Toutes ces émotions sont des indicateurs précieux pour élaborer des hypothèses et se démarquer de ces impressions immédiates. Il peut même se sentir heureux, ou anormalement détaché, comme si tout allait bien : l’absence de résonances émotionnelles ou d’une ambiance “en roule libre” peut être un piège redoutable, en particulier dans les pathologies schizophréniques.

Le traitement des émotions en séance n’opère pas seulement, comme le suggère M. Houseman, en termes d’une restitution au client d’émotions que les thérapeutes ne ressentiraient pas. Les émotions sont intimement connectées à des contenus cognitifs et à des contextes interactionnels. La manière d’envisager ces connexions (et leurs perturbations) a été rendue possible grâce aux conceptions du transfert, du contre-transfert, et de la schismogenèse.

 

Les phénomènes de transfert, de contre-transfert, de schismogenèse

 

Le repérage des phénomènes transférentiels et contre-transférentiels a été une avancée majeure dans la compréhension et le traitement d’une large gamme de troubles psychiques initiée par la psychanalyse. Il s’agit d’une description dyadique sur le plan des partenaires impliqués, et triadique sur le plan des évocations relationnelles, description opérée par le thérapeute dans le cadre de la cure. Le psychanalyste cherche à appréhender les styles de relation que le patient génère par l’examen de ses propres mouvements psychiques. Cette démarche repose sur l’hypothèse que ces mouvements affectifs et représentationnels ne lui sont pas uniquement adressés en tant que personne réelle, mais qu’ils renvoient à des formes d’interaction qui ont pu s’instaurer entre le patient et ses proches parents pendant l’enfance de celui-ci. Pour S. Freud, le transfert est une “fausse connexion”, dans la mesure où il n’est pas appréhendé pour ce qu’il est réellement, mais pour un autre. La théorie du transfert et du contre-transfert est limitée par plusieurs cas de figure.

Certains patients n’ont pas constitué, lors de leur enfance, de liens affectifs et cognitifs suffisamment structurés avec leurs proches pour qu’ils puissent être transférés sur une personne tierce. Lorsque de telles personnes rencontrent un psychanalyste, ils expliquent qu’ils n’ont rien à dire, que le silence est insupportable, et qu’ils ont besoin qu’on leur pose des questions. Ils s’attendent à ce que le thérapeute crée un dispositif où ils pourront faire des expériences relationnelles jusqu’ici complètement inconnues. La personne du thérapeute ne saurait être prise pour un autre, mais pour ce qu’elle peut effectivement apporter, de manière active, dans le cadre de la consultation. Le thérapeute est amené à s’impliquer pour ce qu’il est réellement. Il s’agit alors de développer une connaissance réciproque et progressive. Un tel dispositif correspond à la psychothérapie humaniste, telle qu’elle a pu être développée par Carl Rogers et par d’autres.

Une deuxième situation se rencontre. Le patient a bien intériorisé des styles d’interactions lors de ses expériences familiales précoces. Mais celles-ci n’ont pas donné lieu à des élaborations fantasmatiques plus ou moins conflictuelles. Là encore, la relation thérapeutique peut tourner court si le thérapeute en reste à une attitude d’écoute (fût-elle active). Le patient s’attend à ce que le thérapeute utilise des techniques qui le dégagent de ses blocages, par des procédures comportementales et cognitives ajustées à ses difficultés. Il s’agit alors de proposer une désensibilisation aux situations traumatiques, et un apprentissage de nouveaux schèmes de comportements et de cognitions.

Dans un troisième cas de figure, les expériences précoces n’ont pas abouti à l’instauration de liens personnels différenciés. Du point de vue psychanalytique, le transfert, s’il existe, apparaît éclaté, éparpillé sur de nombreuses personnes. Pour S. Freud, l’importance de l’auto-érotisme et du narcissime primaire empêche l’apparition de phénomènes transférentiels. Pour M. Klein, il existe bien des relations d’objets, mais ces derniers sont partiels, clivés, introjectés, projetés, ou identifiés chez l’autre de manière projective. Le problème se déplace du côté des contenants de pensée, et des cadres même des dispositifs thérapeutiques. Habituellement, un seul thérapeute, isolé dans son cabinet de consultation, n’est plus à même de faire face aux débordements contextuels. Il est nécessairement obligé d’inscrire son action dans un travail d’équipe.

Une conception de l’anthropologie batesonienne mérite d’être ici développée dans le cadre du travail thérapeutique : celle de schismogenèse, qui élargit la compréhension des interférences interpersonnelles et intergroupales à l’œuvre dans les pathologies complexes (psychoses, addictions, troubles des comportements alimentaires, maltraitance, etc.). À l’inverse de la description en termes de transfert et de contre-transfert, cette description est triadique en terme des partenaires impliqués (puisque le descripteur observe deux personnes ou deux groupes), dyadique du point de vue des partenaires impliqués dans la schismogenèse. Elle devient multi-adique si les descripteurs sont thérapeutes, et s’ils prennnent en considération les interférences crées par l’instauration du système famille-thérapeutes.

La schismogenèse décrit les formes d’influence et d’interaction que réalisent deux personnes ou deux groupes ayant des “cultures” différentes lorsqu’elles se retrouvent en contact. La schismogenèse complémentaire décrit des stratégies d’assistance et de dépendance. La schismogenèse symétrique décrit des stratégies de compétition et d’indépendance. La schismogenèse réciproque permet un ajustement de ces deux formes primaires de schismogenèse, c’est-à-dire des stratégies d’interdépendance et d’autonomisation.

La relation médecin-malade apparaît en premier lieu, de manière manifeste, comme une schismogenèse complémentaire. Plus le patient se montre défaillant et démuni face à ses troubles, plus le médecin est censé disposer des moyens permettant de les traiter. Mais progressivement, peut s’instaurer une schismogenèse symétrique. Le patient peut s’approprier la gestion du traitement, ajuster les modalités de la prescription selon sa propre perception de son état, voire désobéir aux injonctions thérapeutiques. Pour peu que le médecin accepte cette évolution, il est susceptible de retrouver en partie une position complémentaire, en adoptant une attitude “méta-thérapeutique”. Le même processus s’observe dans nombre de psychanalyses et de psychothérapies.

Dans les pathologies complexes, on constate fréquemment l’existence d’escalades symétriques ou complémentaires, voire la coexistence d’escalades complémentaires et symétriques divergentes qui n’arrivent pas à s’équilibrer par la réciprocité des interactions. Ces escalades se produisent au sein des familles, et se reproduisent au sein des systèmes thérapeutiques.

L’escalade complémentaire : plus les parents se font invigorants, autoritaires, plus le patient apparaît inerte, apragmatique. Ou encore : plus l’un des partenaires d’un couple se montre épanoui, plus l’autre se trouve inexistant. De même, si les thérapeutes se montrent compétents, actifs, intervenants, efficaces, les patients et leurs proches s’affichent et sont perçus comme ignorants, passifs, assistés, impuissants.

L’escalade symétrique : dès que le patient prend des initiatives, commence à s’affirmer, ses proches redoublent également d’intiatives vis-à-vis de lui. De même, les recommandations ou les injonctions parentales en viennent à s’opposer à celles des thérapeutes. Dans les consultations, les patients et leurs familles entrent en rivalité avec les soignants pour faire la preuve de leurs compétences et leurs performances exclusives. Patients et familles rompent l’alliance thérapeutique, par exemple en “signant la pancarte” contre avis médical.

Ces deux formes d’escalade peuvent coexister de manière divergente, sans ajustements qui permettraient spontanément un partage réciproque des compétences et des performances. Une telle escalade divergente aboutit alors simultanément à une paralysie et à une explosion. Le patient répète, à l’identique, ses comportements mortifères ; familles et équipes tentent de faire face à l’urgence, le plus souvent dans des voies opposées. Plus les équipes font montre de leur dévouement, plus l’état du patient s’aggrave. Il existe dans ce cas un épuisement parallèle des familles et des équipes thérapeutiques, qui s’ignorent, se disqualifient dans des procès d’intention sans fin, voire des procès effectivement intentés par les familles aux thérapeutes.

Tout l’intérêt de la clinique familiale est de permettre de connecter, ou de reconnecter ces mouvements divergents. Lorsque les équipes se retrouvent épuisées, confrontées à des situations d’échec, en état d’alerte permanente devant l’imminence d’une issue fatale, elles ont alors tout intérêt à solliciter l’aide des familles et les informer de leurs difficultés. Il s’agit alors de repérer les moyens respectifs dont disposent les familles et les équipes thérapeutiques, de manière à favoriser les aspects synergiques de dynamiques spontanément antagonistes.

 

Théories de l’apprentissage

 

Dans un précédent ouvrage (1995), j’avais essayé de montrer l’intérêt de relier les théories de K. Lorenz et de G. Bateson sur les phénomènes d’apprentissage, en permettant d’appréhender les facteurs de la phylogenèse, de l’ontogenèse et de la culturogenèse.

 

Phylogenèse des dispositions à l’apprentissage :

L’étude comparée des éthogrammes des espèces montre que l’évolution morphologique s’accompagne de modification des comportements.  L’acquisition de plus en plus élaborée des instructions et des stratégies cognitives et émotionnelles s’ajuste à l’évolution écologique et participe à ses transformations. Les rituels de cour, de combat, de protection de la progéniture s’affinent et se complexifient au cours de l’évolution.

Chez l’homme, les dispositions phylogénétiques à l’apprentissage, voire au désapprentissage et à la créativité atteignent un point critique. Les tendances innées au deutero-apprentissage (apprentissage d’apprentissage) sont ouvertes à toute une série de variables qui ne dépendent plus des programmations héréditaires. Pour autant, de nombreuses séquences instinctives vestigiales ou fonctionnelles s’intègrent dans les apprentissages les plus élaborés. Il en est ainsi pour les émotions primaires, invariantes sous toutes les cultures, comme la joie, la peur, le mépris, la tristesse, la menace, la colère, etc.

 

Culturogenèse :

Comme on l’a vu précédemment, les processus épistémiques qui structurent les modes de connaissance d’une culture donnée sont soumis à des changements de paradigme liés aux innovations technologiques.

Prenons l’exemple du concept d’information, central dans le paradigme éco-étho-anthropologique. Il existe bien une révolution cybernétique liée à la reconnaissance de la transmission d’information comme «qualité émergente» de la transformation matérielle et de l’échange énergétique. Le concept d’information introduit une rupture épistémologique par rapport au concept de «forme» aristotélicienne. Chez Aristote, la matière aspire à la forme ; le modèle en est la statuaire. À partir de N. Wiener, A. Turing, J. von Neumann, etc., l’information est liée à une possibilité d’inscription, d’effacement, de modification de formes prenant valeur de symboles à la fois connectés à un substrat et susceptibles d’être déconnectés de celui-ci, le jeu d’instructions et d’opérations ; le modèle en est l’ordinateur, et la parenté est troublante avec le système noyau-ADN-ARN-cytoplasme de la cellule vivante (pour une discussion de cette question, cf. J. Miermont 2000 b). Il s’agit certes d’une analogie qui reste perfectible et qui est fausse en partie. Il n’empêche. Elle permet des avancées scientifiques et épistémologiques non négligeables.

L’erreur très souvent commise est de penser que l’information est alors complètement dissociable de la matière et de l’énergie. Or il n’existe pas d’information sans substrat et traçage matériel, ni de transformation de forme matérielle sans échange d’énergie.

En ce qui concerne les niveaux cognitifs supérieurs, l’information est nécessairement investie émotionnellement par un être vivant communiquant avec un autre être vivant (possiblement lui-même), éventuellement par l’intermédiaire d’un vecteur artificiel, qui lui-même peut traiter l’information. Il existe des échanges matériels-énergétiques sans apparition d’information. Il n’existe pas d’échanges d’informations sans échanges matériels-énergétiques.

Une définition incomplète, et quelque peu latérale, de l’information pourrait être la suivante : il y a information dès qu’une forme matérielle est susceptible de déclencher un circuit de transformation matérielle à un moindre coût énergétique. Les exemples les plus connus sont la réaction enzymatique en biologie, le stimulus déclencheur en biologie, l’objet petit a cher aux lacaniens, l’interprétation mutative en psychanalyse, la description-prescription en thérapie familiale. Le travail du psychothérapeute, d’une manière générale, consiste à élaborer l’hypothèse la plus propice à dégager le patient (et éventuellement ses proches) de l’effet entropique de ses troubles. Nous rejoignons ici la définition thermodynamique de l’information comme néguentropie, ou entropie négative.

 

Ontogenèse :

Les diverses formes d’apprentissage individuel ont un point commun : celui d’être connectées à des motivations qui se traduisent émotionnellement par des affects d’autant plus élaborés que l’apprentissage est complexe. De plus, ces motivations sont intimement liées aux systèmes relationnels, eux mêmes chargés d’affectivité, impliquant les parents, les éducateurs, les maîtres, et, plus généralement, les figures d’identification.

On peut distinguer  chez l’homme plusieurs niveaux d’apprentissage :

— Comportements instinctifs et acquisitions précoces auto-entretenues : les processus d’empreinte, d’habituation, de sensibilisation, d’appétence, de fuite traumatique, d’imitation reposent sur la connexion entre une conduite instinctive et l’acquisition d’une configuration de l’environnement à un moment précis. Une fois cette expérience réalisée, l’acquisition s’auto-renforce et est difficilement modifiable. Il s’agit d’apprentissages de niveau zéro dans la théorie de G. Bateson.

— Comportements d’apprentissages par essai et erreur : le modèle est celui du “réflexe” pavlovien, procédant par un “renvoi symbolique” (R. Thom) permettant de déclencher la réaction d’appétence. Plus généralement, les conditionnements opérants sont régulés en fonction des expériences aversives et des expériences profitables.  Ils sont une source importante d’apprentissages dans l’éducation de l’enfant, confronté à des dosages variés de récompenses et de punitions. Les acquisitions sont susceptibles de se modifier avec le temps, en fonction de la multiplication des expériences.  Comme l’a bien décrit A. Damasio, ces expériences contribuent à la construction de la personnalité, informé par une foule d’émotions corporelles des situations structurantes et des situations déstructurantes, bien au-delà de la dernière expérience réalisée, et sans nécessairement passer par des délibérations conscientes. On peut parler ici d’apprentissages de niveau 1, qui sont particulièrement sollicités lors des psychothérapies comportementales et cognitives.

— Comportements d’apprentissage en situation paradoxale : les situations paradoxales conduisent habituellement à des moments de confusion, de désapprentissages, et peuvent déboucher sur la création de conduites nouvelles non prédictibles. Elles supposent l’accès aux métareprésentations, aux symbolisations, aux rapports de rapports qui caractérisent la vie en société. Elles permettent de concevoir l’existence chez autrui de formes de pensées, de croyances, de sentiments distinctes des siennes propres. S’engager sentimentalement ou professionnellement nous oblige à gérer des situations paradoxales. Dans une relation amoureuse, reste-t-on ensemble par amour ou par devoir ? En situation professionnelle, doit-on faire appel aux connaissances apprises lors des études, ou doit-on gérer “sur le tas” une foule d’embûches relationnelles qui semblent bien éloignées des compétences techniques ? On peut faire référence à l’apprentissage du principe de réalité, à l’accès au complexe d’Œdipe, à la gestions des double binds. Il s’agit de comportements de niveau 2, ou deutero-apprentissages dans la théorie batesonienne.

— Apprentissages de niveau 3. Ceux-ci apparaissent, toujours selon G. Bateson, en de très rares occasions lors de l’existence. Ils renvoient à des modifications radicales de la destinée, à un changement de vocation, d’appartenance religieuse.

Le setting des thérapies familiales sollicite ces divers niveaux d’apprentissage, qui correspondent à des échelles de temps très différentes. Réunir une famille, c’est confirmer les acquisitions précoces, voire rétablir des expériences de “présentation” de manière artificielle lorsque la constitution des liens est précaire ou partielle. C’est également favoriser les apprentissages de niveau 1 et de niveau 2, en palliant parfois, en séance, les difficultés ou les incapacités de la famille à les réaliser spontanément. La présence de plusieurs membres d’une même famille démultiplie les dispositions aux apprentissages. Il arrive enfin, dans des circonstances exceptionnelles, que des changements singuliers (guérisons spectaculaires, changements radicaux d’orientation) s’apparentent à des apprentissages de niveau 3.

 

Exploration clinique, création thérapeutique

 

Je propose d’évoquer une séquence de trois séances d’une thérapie familiale en cours depuis plusieurs années, thérapie qui s’est déroulée en plusieurs tranches. Cette thérapie concerne Sybille Z. et sa famille, et, principalement, Patrick, son mari. Un compte-rendu des deux premières phases a été publié dans “Générations” (n° 19, 15 mars 2000, pp. 13-14). Comme je l’avais alors précisé, il ne s’agit pas d’une thérapie de couple. Chacun des conjoints définit les problèmes comme étant liés aux troubles de Sybille, considère que leurs relations sont satisfaisantes, point de vue confirmé par l’impression clinique des thérapeutes. Patrick n’a accepté de participer à cette entreprise que dans cette optique stricte, et se révèle effectivement comme un cothérapeute attentif et pertinent. Certaines séances se sont déroulées ponctuellement, soit avec la participation de la mère de Sybille, soit avec celle de ses enfants.

 

Sybille est une jeune femme d’une trentaine d’années, très avenante, séduisante, ne manquant ni de vivacité d’esprit, ni d’humour et débordant de sensibilité. Elle surprend par le contraste entre le ton vif et animé de ses propos et leur teneur catastrophique lié aux affres de sa vie intérieure.

 

Le dispositif de soins est constitué du Dr. B., psychiatre traitant, du Dr. A., psyhiatre-psychothérapeute, de deux thérapeutes familiaux (un psychiatre et une psychologue), du chef de clinique et de l’équipe thérapeutique lors des hospitalisations. Le cas de Sybille fait l’objet de contacts entre les divers intervenants, et a fait l’objet d’échanges, lors de la rencontre annuelle entre les thérapeutes familiaux et l’équipe hospitalière. La qualité des contacts entre thérapeutes relève de ce que j’appelle la cothérapie élargie. Ce système thérapeutique élargi présente des qualités émergentes, qui contribuent à la création des contextes thérapeutiques dont les différentes formes de thérapie font partie.

Peu avant la séance qui suit, j’avais fait le point avec le Dr A., qui est son psychothérapeute individuel. D’un point de vue “réaliste”, il nous semble raisonnable que Sybille poursuive encore un an son activité professionnelle pour avoir la retraite à 55 ans. Le Dr. A. a le sentiment que Sybille va plutôt mieux.

 

Séance du 15 octobre 2000

 

— Sybille : « J'ai l’impression que l’on a enlevé les branches pourries au-dessus mais les racines restent bien pourries. Comme indicateur, il n'y a plus d'hospitalisation, mais au fond de moi ça n'est pas terrible. C'est pour ça que je ne veux plus aller voir le Dr A, pour éviter de remuer des choses trop douloureuses.

— Thérapeute 1 : Quand un arbre a une partie pourrie au niveau de la racine, il risque de s'effondrer. Il vaut mieux ne pas tenter de triturer les racines. Vous avez besoin de tuteurs extérieurs qui assurent votre stabilité. Parler de la pluie et du beau temps, donner de vos nouvelles, c'est loin d'être superficiel, ça peut vous aider.

— Patrick : Il faut vivre la vie de tous les jours le mieux possible. Il faut gérer la situation et éviter tout ce qui peut déstabiliser Sybille. Sybille prend un peu de recul par rapport à son métier, puisqu’elle a décidé d'arrêter dans un an. Mais peut-être que ça va générer une problématique du type : qu'est-ce que je vais faire dans l'avenir ?

— Thérapeute 1 : Vous avez encore rendez-vous avec le Dr. A ?

— Sybille: Oui, dans trois semaines. J'espace.

— Thérapeute 1 : Comment ça s'est passé ce mois-ci ?

— Sybille : Je ne sais pas. C'est plus facile de savoir que je vais arrêter. Mais d'un autre côté, c'est un échec, il faut dire la vérité en face (Elle se met à pleurer).

— Thérapeute 1 : Vous êtes sûre que c'est la vérité en face ?

— Sybille: C'est ma vérité à moi. C'est l'essentiel.

— Thérapeute 1 : C'est la vérité par rapport à un idéal.

— Sybille: Je pense que je n'ai pas réussi grand-chose.

— Thérapeute 1  : Pourtant la dernière fois vous disiez que des clients étaient déjà venus vous voir pour vous féliciter de vos interventions.

— Sybille: Oui. On peut toujours trouver pire.

— Patrick : Jamais personne parmi mes collaborateurs ne m'a jamais fait ce type de compliment. Là, Sybille se fait du mal. Un échec , cela serait que quelqu'un lui aurait dit : vous êtes une mauvaise professionnelle, je ne peux plus traiter avec vous, vous ne pouvez pas continuer. Là, au regard de son stress, il vaut mieux qu'elle choisisse autre chose.

— Thérapeute 1 : Vous êtes beaucoup taraudée par des idées négatives.

(Silence)

— Thérapeute 1 : Comment ça se passe dans votre travail ?

— Sybille : Quoi que je fasse, je sais que les choses viennent de l'intérieur. Si je suis réticente à continuer les traitements, c'est que ça ne sert à rien. Je suis toujours mal. J'ai l'impression de revenir 20 ans en arrière. Alors tenir pour tenir pour ne pas perdre les clients, ça n'est pas très motivant. Tout le monde se remet d'un deuil.

— Thérapeute 2 : Tout le monde ne s'en remet pas facilement.

— Thérapeute 1 : Il s'est passé des choses depuis ces derniers temps ?

— Patrick : Non...

— Sybille : Personne n'est foutu de me dire ce que j'ai : le diagnostic, comment ça va évoluer. Les électrochocs, ça devait m'aider. Tout ça, les médicaments, les psychothérapies, ça n'a rien changé, j'en ai marre. A quoi ça sert tout ça ? Les psychiatres sont vraiment hypocrites. Il n'y en a aucun qui a été foutu de me dire l'évolution.

— Patrick: Elle n'a pas de réponses claires.

— Thérapeute 1 : Il y a des mots prononcés.

— Sybille: Le Dr A m’a dit : vous allez avoir des années à vivre avec. Donc ça veut dire qu'il faut vivre avec. Donc, ce trac là depuis l'âge de 17 ans, y en a marre. Il y a eu des rémissions mais c'est de moins en moins espacé ».

 

Interséance. Patrick a dit qu'en décembre c'était la dernière fois qu'il souhaitait y amener sa femme aux urgences et qu'il faudrait qu'elle arrive à tirer la sonnette d'alarme pour aller voir son médecin quand elle va mal. Nous pensons questionner Sybille à ce sujet.

 

— Thérapeute 1 : « Pourriez-vous envoyer, Madame, des signaux de détresse si vous vous sentiez mal ?

— Sybille : Quand je vais mal, je n'ai pas envie de parler, je me bloque.

— Thérapeute 1 : Pensez-vous que votre mari peut voir quand vous allez mal et que vous vous bloquez ?

— Sybille : Quand on se connaît bien... Oui je pense... mes filles.

— Patrick : Je confirme, mais j'ai du mal à déterminer tout seul quand il faut déclencher une hospitalisation. Il y a un critère d'alerte c'est quand Sybille ne peut plus parler. Donc dans ce cas, il faut provoquer un rendez-vous avec son médecin.

— Sybille : Je ne crois pas que cela fasse effet car quand je ne vais pas bien il faut que je fasse un acte extrême. La parole ne peut plus passer. On est dans une prison, il faut casser le mur. C'est comme si il fallait faire encore plus mal pour atténuer la douleur. Il faut créer un électrochoc. L'hôpital, c'est une petite plaie. Il me faut une grande plaie pour repartir ».

 

Séance du 12 décembre 2000

 

— Sybille : « Les vacances de la Toussaint se sont bien passées. Le mercredi j'avais repris rendez-vous avec le Dr. B (psychiatre traitant). J’en étais à ne plus pouvoir lire, suivre un film, la dépression complète. Il m'a donné du Prozac, ça ne marchait pas. Le vendredi, j'ai eu une crise d'angoisse. Le samedi j'étais pas bien, j'ai avalé 5 boites de paracétamol et j'ai été aux urgences.... et à l'hôpital. Et depuis je vais bien. J'ai crevé un abcès. Ça m'a fait un choc de le voir diminué alors qu'il est le socle de la famille habituellement. C'était dur pour moi de prendre les responsabilités de la maison. J'ai décidé de prendre du Lithium pour éviter les rechutes et car ma vie tient à un fil. Mon mari est inquiet de me voir revenir et il ne faut plus que je travaille, ça m'angoisse et me détruit.

— Patrick : Oui ça m'a surpris. Je fais attention. On a eu une discussion, je lui ai dit que cela me faisait de plus en plus mal de l'amener aux urgences et qu'à terme je ne pourrais plus, qu'il faut qu'elle se donne les moyens pour éviter les problèmes dans notre couple. Et qu'il faut qu'elle arrête de travailler. Par ailleurs, je souhaite qu'elle engage une psychothérapie cognitive. Sybille a besoin d'être rassurée, de positiver. Sa mère, c'est géré maintenant.

— Thérapeute 1  : On ne peut aller que dans le sens d'augmenter un étayage thérapeutique. Par contre il faut éviter d'enlever des symptômes qui protègent.

— Sybille :  J’en avais marre de ne plus lire depuis un mois et la veille, j'ai fait une crise de boulimie et ça m’a fait peur. Et peut-être angoissée de reprendre mon travail. Je pensais que je n'avais qu'une rentrée à faire. En fait deux. Je ne supporte plus d'être avec des collègues ou des clients qui ne disent pas bonjour.

— Thérapeute 1 : Que prenez-vous actuellement comme médicaments ?

— Sybille : Xanax, Tercian, Effexor. Je ne sais pas pourquoi je vais mieux. Peut-être aussi le fait qu'il l’ait bousculée. Non, ce n'est pas si simple que ça. C'est comme si mon cerveau avait été au repos pendant 24 heures. J’aimerais bien être informée sur ce que j’ai.

— Thérapeute 2: Vous avez déjà été hospitalisée à votre demande pour vous protéger du quotidien sans y arriver suite à une prise de médicaments ?

— Sybille : Non.

— Thérapeute 1  : Je vais essayer de vous répondre au sujet du diagnostic, et vous faire des hypothèses ouvertes. Un diagnostic psychiatrique, ce n'est pas un diagnostic de grippe. Vous êtes peut-être actuellement dans un état de survie quasi normale. Ce qui fait que vous êtes plus exposée que quelqu'un qui a une vie normale, plus fragilisée. Il se trouve que le Dr. B. penche pour un trouble de l'humeur. Moi je n'ai pas un diagnostic tout fait vous concernant. J’hésite entre plusieurs grilles dont il faut reconnaître que le limites sont assez floues.

Il y a diverses manières de mettre des mots sur ce qui vous arrive : Le mot de dépression ou de dépression atypique, celui de schizophrénie ou de trouble schizo-affectif, celui d’état-limite.

Le terme de schizophrénie renvoie à une série de troubles très divers : repli sur soi, discordances, rupture émotionnelle, difficultés à communiquer avec les autres, difficulté d'association. Ce sont les signes fondamentaux. Il y a des signes accessoires qui sont réversibles comme le délire, la perte de toute initiative, le mutisme, qui peuvent conduire à l’hospitalisation. Il y a d’autre part des schizophrénies simples, proches de la normalité sociale.

Il peut y avoir des rémissions, certes éloignées d'un idéal de normalité que l’on peut avoir. Il existe de nombreuses formes de “guérison sociale”, même s’il existe souvent des éléments qui empêchent le retour à l’état antérieur à l'apparition des troubles.

 Quant aux états limites, les personnes sont confrontées à une grande instabilité émotionnelle, des idées de suicide, un sentiement de vide, un doute d'elles-mêmes.

Ce qui est sûr, dans ce qui vous arrive, c’est l’importance de la dimension dépressive, qui semble très facilement réactivée par les tensions sociales auxquelles vous êtes confrontée ».

 

Sybille évoque alors que les conditions atmosphériques interférent beaucoup sur son humeur... ce qui questionne le diagnostic du côté de la dépression. Patrick engage alors la discussion sur l'intérêt éventuel de se rendre à des séances luminothérapie à l'hôpital Sainte Anne. Les thérapeutes confirment l’intérêt de ne négliger aucune piste.

 

 

Séance du 15 janvier 2001

 

Patrick et Sybille se regardent plusieurs fois en souriant avant que Sybille prenne la parole. Sybille apparaît beaucoup plus détendue et appaisée que d’ordinaire.

 

— Sybille : « Ça s'est relativement bien passé.

— Patrick : Pour une fois on est d'accord. Il s'est passé un petit événement. Sybille a été réhospitalisée peu de temps et suite à cela une prise de décision s'en est suivie. Elle a décidé de ne plus remettre les pieds dans l’entreprise... Elle a même jeté ses dossiers personnels à la poubelle... Et depuis elle n'a pas eu d'angoisses majeures... alors qu'habituellement les périodes de fêtes sont moroses.

— Sybille : Je trouve que j'ai perdu beaucoup de temps. Je ne supporte plus les clients et leurs comportements. Ce qui me faisait peur, c'est d'être dépendante financièrement. J'avais choisi d'être agent commercial et ce que je regrette c'est de m'être trompée. Mais, même dans un autre travail, j'aurais sans doute magnifié les choses... et je ne suis pas faite pour l'univers de compétition du travail. Il ne faut pas que je sois dans un milieu hostile. Et puis je pense que les gens qui travaillent dans l’entreprise sont des gens qui savent s'occuper.

— Thérapeute 2 : Vous parlez d'échec mais on peut penser que les comportements des clients ont évolué et mettent davantage les professionnels en difficulté.

— Sybille : Oui en 9 ans j'ai vu la différence. Maintenant je suis étonnée quand un client me dit bonjour ou merci.

— Thérapeute 1  : L'important c'est de trouver les situations, les environnements qui conviennent. Moi-même j'ai fui des situations qui me mettaient en danger.

— Sybille : J’ai l'impression que je suis sortie d'un enfer. J'ai supprimé les ouvrages techniques de ma voiture car avant j'étais toujours en train de vérifier pour mes clients les conditions de leurs contrats. Maintenant quand je consulte un livre c'est pour moi.

— Thérapeute 1 : C'est très important cela.

— Patrick : Il va falloir faire attention maintenant. Ce que je reproche aux différents psys, et à vous aussi, c’est de ne pas avoir décidé Sybille d’arrêter plus tôt, étant donné son état.

— Thérapeute 1 : Il était bien difficile de précipiter une telle décision. Sybille a souvent souligné le profit qu’elle avait d’aller travailler, même si c’était difficile. La relation que votre épouse avait avec son ancien patron reposait sur un soutien fait d’esime et de confiance. Le changement de patron n’a pas arrangé les choses. (À Sybille) : On pourrait presque dire que les moments de fragilité qui vous arrivent sont liés aux situations où l’environnement devient hostile, avec des conflits institutionnels. C'est un domaine très localisé du champ relationnel.

— Thérapeute 2 : Patrick a également parlé d'un problème de reconnaissance quand les clients ne vous disent pas bonjour. Au niveau des relations humaines...

— Patrick : Il faudrait prévoir des hospitalisations à l'avance, ce qu'on avait commencé à faire avec son médecin.

— Thérapeute 1  : Oui, prescrire une semaine d'hospitalisation entre septembre et février où c'est une période toujours sensible.

— Sybille: Je ne sais pas où est l'ennemi. Ma sensibilité.

— Thérapeute 1 : La vulnérabilité aux ambiances menaçantes, difficiles à décrypter ».

 

Postséance : Nous discutons des éléments de discordance qui font penser à un trouble schizo-affectif, avec des symptômes de dépression atypique. Sybille a certes été choquée par la mort de son père, mais pas spécialement angoissée, alors que pour d'autres choses anodines — le rire d'un client qui ne lui est pas adressé — elle est très angoissée. Lors de ses effondrements, Sybille semble entraînée dans un repli mutique sans aucun signe d’appel. Les passages à l’acte suicidaire présentent un risque élevé de mort. Lors de la dernière tentative, trois jours après elle allait mieux. Au cours des séances, la nature des conversations nous maintient dans un état d’alerte permanent. Lors de cette dernière consultation, le fait que Sybille apparaisse plus détendue et plus appaisée apparaît comme un signe à la fois encourageant et non spécialement rassurant. Autrement dit, nous ne pouvons pas nous fier aux résonances émotionnelles qui ont tendance à anesthésier notre vigilance.

 

 

Conclusions

 

Ces élaborations cliniques nous permettent d’envisager les relations d’aide et de soin dans les situations pathologiques complexes. Si les différents intervenants impliqués dans ces relations n’arrivent pas à créer un écosystème suffisamment identifié comme favorisant la propension à l’autonomie, susceptible d’évoluer et de s’ajuster à la nature des problèmes qu’ils ont à affronter, les patients et leurs familles risquent de se trouver pris en otage de thérapies parcellisées, totalitaires et aliénantes.

 

Information, délibération et décision

L’information, la délibération et la décision en situation complexe permettent de constituer des points d’ancrage, des points d’appui, des points de repère et des points d’horizon susceptibles d’évoluer au cours du temps. Le recours à l’hospitalisation permet habituellement d’assurer un certain nombre de points d’ancrage. Le respect des évolutions dynamiques n’empêche pas de reconnaître la pertinence des diagnostics, des effets invariants de structures, des points fixes qui permettent de stabiliser, voire de fonder les actions thérapeutiques sur des bases solides.  Mais les points d’ancrage, les points d’appui, les points de repère et les points d’horizon sont à même de changer en fonction des modifications apportées par les processus thérapeutiques. Ceux-ci dépendent précisément de l’aptitude à lever l’ancre, à prendre appui sur des supports solides, à s’orienter en fonction de repères fiables et évolutifs, à se projeter dans l’avenir en fonction de l’horizon observé. L’évolutivité des points de repère (diagnostiques, personnels, interactifs) permet d’éviter de figer les patients et leurs familles dans des schémas aliénants. En précisant la nature exacte des difficultés rencontrées dans la vie quotidienne, la référence à des grilles de lecture débouche moins sur des généralisations stigmatisantes que sur des formes de repérage susceptibles de se modifier au cours du temps. Le travail thérapeutique repose sur la création de contextes nouveaux et sur leur transformation. Il ne s’agit pas seulement de se centrer sur des contenus, mais également d’édifier les cadres mêmes des interventions thérapeutiques. En ce sens, la capacité des intervenants et des équipes de cothérapie à redéfinir leurs rôles, leurs modalités d’actions, leurs formes d’échanges, et d’en faire part aux patients et leurs familles participe d’un processus d’autonomisation.

Consultants et thérapeutes ont intérêt à différencier leurs rôles et articuler leurs interventions. Si les premiers fonctionnent comme “aiguilleurs du ciels” (soit au sein des équipes hospitalières et institutionnelles, soit dans le cadre de consultations ambulatoires), les seconds assurent des fonctions de “pilotes de ligne” : on ne peut demander aux premiers de suivre pas à pas et de bout en bout l’aventure que représente chaque “voyage” thérapeutique ; à l’inverse, les seconds ne sauraient, sans se perdre, être au courant de l’ensemble des problèmes que les premiers ont à traiter. Pourtant, plus les situations sont à hauts risques, et plus les uns et les autres peuvent tirer parti d’un échange des informations pertinentes pour leurs actions respectives en fonction de leurs domaines de compétence. De la même manière, dans ces situations extrêmes, patients et familles sont en droit d’être informés des problèmes que rencontrent les professionnels dont ils dépendent, voire de participer aux délibérations et aux décisions qui les concernent au premier chef.

 

Raisonnements abductifs

Aux différentes échelles de l’évaluation et de l’intervention, les raisonnements procèdent par l’élaboration d’hypothèses qui peuvent être ajustées, comparées, testées en fonction de leur plus ou moins grande congruence avec l’évolution des faits observés. Ce travail d’enquête est directement orienté en fonction des exigences thérapeutiques. Il repose sur l’abandon du principe du tiers exclu. On ne peut décider, en un nombre fini d’étapes, si, partant de deux termes opposés d’une alternative, l’un est nécessairement et absolument vrai, et l’autre faux. Si l’on considère les oppositions suivantes :

— organogenèse / psychogenèse,

— thérapie individuelle / thérapie familiale,

— maladie / guérison,

— substance active / placebo,

il est bien souvent impossible, dans les situations complexes, de trancher définitivement pour un terme de l’alternative au détriment de l’autre.

Dans de tels cas, la thérapie individuelle et la thérapie familiale ne sont pas exclusives l’une de l’autre, ni même exclusives d’autres modalités thérapeutiques. La prise en considération des exigences personnelles et familiales apparaît comme un dispositif clef dans l’organisation et la réorganisation des soins. Il ne s’agit pas de  “soigner la famille” par des remises en question culpabilisantes et délétères ou par des tentatives de changements normatifs au nom de modèles préétablis. Il s’agit plutôt de circonscrire les domaines où il devient nécessaire de partager le constat d’impuissance, d’en supporter l’épreuve. Il s’agit également de répondre aux questions légitimes de la famille et de favoriser et développer ses propres compétences et ressources thérapeutiques, en partenariat avec les équipes médico-psychologiques, voire psycho-éducatives ou  judiciaires. Les consultations personnelles et familiales apparaissent à la fois comme des approches spécifiques des relations thérapeutiques, et comme des modalités de réorganisation des interactions entre patients, familles et équipes soignantes. Une telle réorganisation permet de réaliser des apprentissages partagés dans les situations critiques, de construire et reconstruire les liens qui redonnent un sens à la vie. Mais surtout, elle participe d’un mouvement de cothérapie généralisée, ouvert sur la reprise d’initiatives tant pour le patient que pour ses proches, de plus en plus à même de rencontrer les partenaires multiples qui sauront s’ajuster à leur souffrance et leur combat souvent héroïque devant l’adversité.

 

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