Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.

 

Dynamique lexicale et cognition

Christophe Parisse & Evelyne Andreewsky

La Salpêtrière, INSERM-TLNP, 47 Bd. de l’Hôpital, 75013 PARIS

Le lexique mental est considéré comme l’élément clé des mécanismes cognitivo-linguistiques, tissant les liens entre monde sensible et univers mental. Défini autour du concept de "représentation" des propriétés (notamment sémantiques) des mots, il "contient" ces représentations, briques de base indispensables aux constructions formelles et sophistiquées des théories du langage.

La psycholinguistique expérimentale a consacré beaucoup de travaux à l’étude de ces "briques" et à la structure du lexique mental où elles sont stockées : activation d’une représentation donnée, liens entre représentations des significations des mots, etc. Si une grande variété de modèles (ou métaphores) du lexique mental - dictionnaire, hologramme, réseau connexioniste, ou autres - sous-tendent ces travaux, tous réfèrent implicitement au lexique externe (inter-sujets) de la langue, impliquant donc une certaine stabilité du lexique mental. Cette stabilité, indispensable aux théories traditionnelles du langage, est-elle confirmée par l’expérimentation ?

Nous avons tenté de répondre à cette question, en explorant les "distances sémantiques" entre mots. Rappelons que dans des tâches comme la "décision lexicale", certains indices comportementaux, notamment les temps de réponse des sujets (qui doivent "décider" si l’item affiché sur l’écran constitue, ou non, un mot de la langue), sont considérés comme reflétant les liens (ou "distances") sémantiques entre les mots affichés successivement. Mais ces "distances" sont susceptibles de varier très fortement avec les conditions expérimentales, en fonction notamment de certains paramètres qui ne sont pas usuellement contrôlés dans ce type d’expériences - comme par exemple les fréquences relatives de certaines classes de relations entre mots du matériel expérimental.

Expérimentation psycholinguistique

C’est ce que nous avons tenté de mettre en évidence, sur un exemple simple, avec des expériences de décision lexicale ou sémantique où de tels phénomènes se manifestent clairement dans les réponses des sujets. On a ainsi fait figurer dans les listes présentées aux sujets, soit des mots liés essentiellement sur le mode paradigmatique (comme, par exemple, par rapport à orange, " abricot ", " pamplemousse " ou " prune "), soit des mots liés sur le mode syntagmatique (comme par exemple, toujours par rapport à orange, " dessert ", " pelure " ou " zeste "). Les temps de réaction des sujets et le nombre d’erreurs qu’ils font pour déterminer si l'item affiché est (ou non) un mot de la langue sont des indices traditionnellement considérés comme corrélés aux relations sémantiques (internes) entre mots présentés successivement. Ces indices se révèlent fortement fonction du type de relations privilégié dans les listes soumises au préalable à ces sujets.

Par exemple, pour des couples comme <orange, pomme>, et <orange, jus>, ces indices, considérés comme des mesures des relations (ou " distances ") entre " orange " et " pomme " : Dop et " orange " et " jus " : Doj, basculent entre :

Dop << Doj et Doj ~ Dop

quand, dans le premier cas, avant ces couples de mots tests, des listes de mots liés sur le mode paradigmatique ont été présentés aux sujets, et dans le second, des listes de mots liés sur le mode syntagmatique. Les expériences psycholinguistiques ainsi réalisées démontrent donc que les distances sémantiques entre mots du lexique interne (et donc la "structure" de ce lexique) se modifient constamment en fonction du matériel expérimental préalablement affiché. Le lexique interne se révèle un système dynamique.

Discussion

Les phénomènes expérimentaux présentés traduisent la complexité des relations entre significations lexicales, qui font figure de véritables accordéons étroitement liés aux conditions expérimentales. Il convient de souligner que ces phénomènes de laboratoire ne font que s’ajouter à de nombreux phénomènes langagiers usuels pour traduire la complexité de l’attribution de significations aux mots et aux phrases. Un simple changement du contexte, par exemple du titre sous lequel figure un énoncé donné, peut entraîner des transformations manifestes de la signification des mots qui figurent dans cet énoncé (Winograd & Flores, 1986). Tous ces phénomènes remettent en cause les théories psychologiques et psycholinguistiques traditionnelles.

Rappelons que pour Vygotski (1985) "la signification du mot reflète sous la forme la plus simple l'unité de la pensée et du langage" ; la cognition "se reflète dans le mot comme le soleil dans une petite goutte d'eau ... Le mot doué de sens est un microcosme de la conscience humaine". Mais pour les théories psycholinguistiques actuelles les sens des mots sont des données premières, plus ou moins stables et équivalentes pour tous les individus. Ces théories ne différencient pas en effet la langue telle qu’elle est partagée par une communauté, telle qu’elle est consciemment décrite, et la langue telle qu’elle est traitée par le système cognitif et telle qu’elle est inconsciemment maîtrisée. Le postulat de la plupart des théories est qu’il existe dans le système cognitif une représentation des caractéristiques externes (communautaires) des langues, et qu’il est possible de sonder cette représentation. Ce que ces théories omettent en général, c’est que rien ne prouve qu’il en soit ainsi. Il serait certes beaucoup plus facile que l’esprit prenne modèle sur les structures observables (et donc conscientes et partageables d’une personne à l’autre), que l’esprit reproduise les systèmes de calcul et de déductions implémentés dans les ordinateurs (symboliques, numériques ou pseudo-neuronaux). Hélas cet espoir, même s’il peut être légitime, n’est pas une démonstration et n’est d’ailleurs pas validé par les faits.

Quelles sont les raisons qui expliquent l’impossibilité de plaquer les représentations conscientes dans l’esprit et qui font de la cognition un système dynamique complexe ? Il ne faut pas oublier que les structures que nous attribuons (consciemment) à notre perception du monde ne sont que le résultat d’un processus d’interprétation. Ces structures sont découvertes (exhibées, interprétées) en permanence. Même l’idée (ou la croyance) que l’univers posséderait des régularités et des structures interprétables qui existeraient indépendamment de l’être humain ne signifie pas que l’interprétation de ces structures pré-existe à l’homme. Toute donnée sensorielle est point à point, échantillon à échantillon, influx nerveux à influx nerveux, différente de la précédente (y compris bien sûr pour le même individu) et tout point de vue est lui aussi différent du précédent. Exhiber, consciemment ou non, un exemplaire d’objet ou de situation (au sens le plus général possible des mots objet et situation) ne peut donc que passer par la création (totalement individuelle et non communicable, car unique) d’un prototype. Celui-ci, nécessairement différent pour tout un chacun, est une forme en évolution constante, influencée par toute l’histoire de l’individu (de son interaction avec le monde). Il faut souligner ici que cela est vrai quelle que soit la complexité de l’objet à identifier. C’est bien la variabilité des points de vue qui est en cause, c’est à dire la nature et non la difficulté de la tâche.

Cela explique pleinement les résultats expérimentaux exhibant la nature dynamique des relations lexicales sémantiques. S’il n’y a jamais répétition de circonstances, ni formes pré-existantes, il faut que le système cognitif crée de lui-même son interprétation du monde qui l’entoure et qu’il fasse évoluer en permanence cette interprétation, puisqu’il n’y a pas de bonnes formes définies à rechercher.

Ces relations avec le monde relèvent d’une véritable théorie des dynamiques cognitives liées aux interactions permanentes des sujets avec leur environnement d’une part, et avec les autres sujets d’autre part. Une telle théorie, nécessairement complexe, peut se réferer à différentes approches, telles que la synergétique (Haken, 1983), l’autopoïèse (Varela, 1989), la spécularité (Vullierme, 1989), etc. Elle peut aussi révéler les liens complexes entre

Les interprétations cognitives sont perpétuellement remises en cause par toute interaction nouvelle, elles participent de tout le système cognitif et résultent à tout moment de toute son histoire. Sinon, il ne pourrait évoluer que de manière partielle, ce qui signifierait qu’il existe un nombre limité de situations cognitives a priori disponibles à l’entendement. L’unicité et la variabilité des interprétations générées par le système cognitif n’empêchent évidemment pas la communication d’un individu à l’autre. Ces interprétations peuvent interférer les unes avec les autres car sinon certaines structures seraient statiques, non susceptibles d’évolution et donc connues à l’avance. Il faut un travail permanent de réorganisation des interprétations qui se font et se défont car sinon il n’y aurait jamais d’évolution des concepts ni des connaissances. Il y a donc une évolution autonome et interne du système cognitif en dehors même de toute interaction avec l’environnement.

Par ailleurs, si les interprétations sont modifiées en permanence en fonction des évolutions de l’environnement, cette évolution doit être structurante. Pour cela se crée une nécessaire relation réciproque. En effet, l’environnement n’a pas de signification intrinsèque, il n’offre pas de structure " à saisir " et de plus il se modifie en permanence. C’est le système cognitif qui structure l’environnement. Pourtant ce système n’a aucune autre structure a priori que celle de ses limitations physiques (séparation physique des perceptions sensorielles, capacité limitée de la mémoire immédiate et à long terme, etc.). Il faut donc qu’il se crée un schéma en boucle de l’environnement, qui envoie une image non-structurée, au système cognitif, qui s’en saisit et renvoie sur l’environnement les structures qu’il y perçoit. Ce renvoi se fait par l’intermédiaire d’une action sur l’environnement et/ou de l’attente de la confirmation de structures suggérées. Cette confirmation ne peut être exacte puisque l’environnement évolue et donc les structures mentales vont évoluer elles aussi. Toutefois, cette évolution ne peut être totalement désordonnée, sinon le système cognitif n’arriverait jamais à construire des régularités. Il faut donc que ce système soit d’une certaine manière "récalcitrant" au changement, tout en étant équipé parfaitement pour l’appréhender. Ce qui correspond à la dynamique interne du système cognitif et crée des décalages entre perception à l’instant t, et perception attendue. En effet, dans la mesure où les traitements se font en boucle, ce qui est en retard sur un tour de boucle est en avance sur le tour suivant et donc prêt à être confronté à la perception attendue.

Qu’est ce qui peut être "attendu" sinon un phénomène "prédit" dans le cadre d’une "théorie", explicite ou non. Ici, la théorie n’est rien d’autre que l’interprétation cognitive à l’instant t-1. Ce mécanisme de "remise à jour" n’est pas sans rappeler le raisonnement abductif dont on sait qu’il est, en premier lieu, un processus créateur : il consiste en effet à faire émerger une nouvelle hypothèse, plausible (Bourgine, 1989) dès qu’un phénomène observé est différent du phénomène "attendu". Ce mécanisme vise à expliquer ce phénomène observé, qui se présente, de la manière dont on l’interprète, comme une anomalie (on devrait observer le phénomène attendu). Le raisonnement abductif consiste à remodeler le cadre d’interprétation jusqu’à ce que ce phénomène s’y trouve ‘normalisé’ (il convient en effet de souligner que si un phénomène particulier se présente comme une anomalie, c’est simplement que le cadre conceptuel avec lequel on l’interprète n’est pas adéquat).

Ce mécanisme abductif appliqué aux interprétations cognitives des perceptions successives est un des mécanismes importants des phénomènes cognitifs. Il permet d’expliquer comment notre capacité à interpréter les données des sens peut créer et re-créer les significations lexicales. Si les théories lexicales ne portent que sur des objets externes, c’est que notre croyance en la réussite de l’entreprise nous porte à attendre des régularités pour commencer à les percevoir. De plus, c’est probablement notre capacité à voir autrui comme nous nous voyons nous même, à attendre certains gestes ou attitudes de sa part, qui nous permet de faire émerger des régularités partagées, celles du mot et de la langue.

 

L’abduction se présente ainsi comme un mécanisme essentiel, aussi bien pour la mise à jour du savoir - et tout particulièrement celui des théories scientifiques - que pour l’interprétation des dires. La dialectique du savoir et du dire recèle suffisamment de phénomènes "surprenants" pour que l’étonnement de chacun des participants du symposium l’amène - à l’instar du système cognitif - à réviser sa copie pour l’étape suivante, et à savoir prendre en compte les dires des autres pour remanier la société de mots que constitue son texte !

Références

BOURGINE, P. "Connaissances abductives et compilation de connaissances", Actes du 1er Congrès Européen de Systemique, Vol. 2, 995-1002, 1989.

Von FOERSTER, H. "Notes pour une épistémologie des objets vivants", in Morin E. & Piattelli-Palmerini M. (eds.), L'unité de l'homme : Invariants biologiques et universaux culturels. Seuil, Paris, 1974.

HAKEN H., Synergetics. An Introduction, Springer, Berlin, 1983.

VARELA F. J., Connaître. Les sciences cognitives ; tendances et perspectives, Paris, Editions du Seuil, 1989

VULLIERME J.-L., Le concept de système politique, PUF, Paris, 1989.

WINOGRAD T. & FLORES F., Understanding Computers and Cognition : A New Foundation for Design, Ablex, Norwood, 1986.