Un document du programme européen M.C.X./A.P.C.

Revue européenne des sciences sociales, Tome XXXV, 1977, N° 109, pp. 75­110 Charles ROIG

GLOBALISATION, COMPÉTITION, COOPÉRATION : ANOMIES SOCIÉTALES ALÉATOIRES  ?

Une approche compréhensive des phénomènes contemporains de mondialisation.

La mondialisation à laquelle il est souvent fait allusion pour caractériser la situation actuelle des sociétés et des Etats peut recevoir plusieurs sens qu'il convient de distinguer et de préciser dans un premier temps.

La mondialisation est d'abord un phénomène démographique fondé sur la triade alimentation­reproduction­territoire. Elle se réfère encore aujourd'hui à de multiples organisations et réseaux modelés par un lointain développement de l'humanité depuis les migrations des ethnies, des tribus et des hordes pour aboutir aux entités spatiales issues de conflits et de coopérations : conquêtes, commerce, esclavage, colonisation, guerres “mondiales”, etc. Retenons de cette interprétation le très reculé passé dans lequel s'inscrivent les multiples rapports entre des sociétés diversifiées et des environnements complexes, rapports toujours adaptables bien que diversement acceptés par les individus et les collectivités intéressés.

La “mondialisation”, en un tout autre sens, se réfère à une situation créée par la connaissance scientifique qui, universelle parce que rationnelle, ne peut que s'imposer à tous les hommes. Cette généralisation intellectuelle a donné naissance à une forme de scientisme que l'on trouve notamment dans les théories économiques élaborées depuis le XIXe siècle, qu'il s'agisse de la théorie libérale fondée sur les choix d'un homo economicus rationalis en économie de marché, ou de la perspective conflictuelle fondée sur le matérialisme historique et sa vision universelle d'une lutte de classes libératrice et unificatrice. De cette interprétation nous retiendrons une problématique essentielle et constante concernant les rapports toujours antagonistes entre les logiques économiques et les valeurs culturelles et politiques. Par exemple, l'économie classique libérale, née des Lumières, expression d'une société civile où va dominer l'individualisme utilitaire, est d'abord dirigée contre une forme politique hiérarchique constituée par les féodalités et les monarchies absolues alors dominantes en Europe. La révolution industrielle et le capitalisme fondé sur le quadruple production­technique­concurrence­valeur ajoutée se développe au moment où les valeurs démocratiques renouvellent la pensée socio­politique en la définissant à travers le romantisme, l'utopisme, le socialisme, les sciences humaines en général. Cette mondialisation, toujours en cours, s'inscrit dans des mutations séculaires que nous avons présentées comme autant de défis de l'économique au politique.

Dans une troisième interprétation non exclusive des précédentes et venant même se superposer à elles, la mondialisation se réfère à la “ globalisation économique ” ou encore à une “ économie globale ” dont le fondement, que nous essayerons de développer, réside dans des innovations faisant prévaloir des relations complexes entre le principe de la liberté des échanges, les nouvelles technologies, une économie financière et monétaire dominante, une adaptation difficile et incertaine des institutions tant étatiques qu'interétatiques. A noter qu'en cette fin de siècle, le libéralisme économique apparaît comme le produit d'une victoire sur les totalitarismes où les Etats-Unis ont joué un rôle essentiel et qui s'est concrétisée par l'effondrement du bolchevisme et de l'Union Soviétique. Les conséquences intellectuelles sont de taille puisque ces bouleversements suppriment en principe toute alternative politiquement crédible à l'économie de marché et à son support financier. Dès lors, les thèses libérales et néo­libérales peuvent se présenter comme les seules approches théoriques concevables des problèmes créés par l'économie globale contemporaine. Dans l'ordre des principes, elles se présentent également comme le seul fondement rationnel des normes et des institutions; elles assurent la coopération entre individus et collectivités relevant de cultures et de langages différents; elles sont censées garantir l'égalité des chances dans l'accès aux richesses, elles rendent donc possible une certaine démocratie également globale. Nous considérerons que ces thèses, pour intéressantes qu'elles soient, relèvent cependant du domaine de l'argumentation et du discours dans un contexte particulier de domination idéologique qui les font parfois qualifier de “pensée unique ”; elles sont donc sujettes à discussion et à critique dans une perspective dialectique qui doit rester au centre de toute conceptualisation des combinaisons et évolutions complexes de l'économique en rapport avec la société et le politique.

Cette problématique sera exposée dans quatre sections reliées comme suit à la mondialisation économique. Premièrement, une approche de l'économie globale à partir de trois repères qui constituent son substrat humain : les nouvelles technologies, les comportements financiers, la symbolisation des opérations et des relations. Deuxièmement, un essai de reconstitution du rôle actuel des Etats­nations dans une scène internationale certes changée mais néanmoins persistante dans ses composantes et ses motivations politiques. Troisièmement, une évaluation hypothétique des régulations globalisantes qui ordonnent en principe les relations inter­étatiques suivant des critères économiques et financiers logiques et cependant partiels et contestables. Quatrièmement, il s'agit enfin d'offrir des représentations et des interprétations de la pensée globalisante et de ses effets socio­politiques dans une perspective d'ouverture fondée sur le concept d'anomie appliqué à une société duale qui se crée à deux niveaux : celui de la culture et de l'organisation sociale des Etats, celui de la partition du monde suivant le niveau de développement des pays.

1. L'ÉCONOMIE GLOBALE : QUELQUES REPÈRES TECHNIQUES, COMPORTEMENTAUX, SYMBOLIQUES

Les repères de l'économie globale exposés ci­dessous visent à mettre en valeur les changements dans la nature des rapports économiques et financiers intervenus au niveau le plus général et le plus significatif à notre point de vue. Le changement des collectivités au niveau mondial a pour base les nouvelles technologies en développement et qui rendent possible d'ores et déjà une techno­économie globalisante. Avec les motivations et les choix individuels nous entrons ensuite dans le domaine de la finance comportementale fondée sur l'anticipation et aboutissant à une économie de rente gérée dans les bourses financières Enfin, il convient de mettre en évidence l'évolution actuelle de cet univers communicationnel abstrait par rapport à l'Èconomique car conditionné par une symbolisation croissante et déterminante des informations, des décisions, des valeurs; symbolisation essentiellement financière constituée en substrat des échanges commerciaux globalisés.

1.1. La techno­économie informatisée

La problématique de l'économie en rapport avec les techniques qui la conditionnent, a une dimension sociologique aussi ancienne que les groupes humains eux­mêmes. C'est dans cette optique que Simmel a montré les constantes du développement des relations humaines organisÈes en réseaux différenciés et changeants mais toujours reliés dans une activité qualitativement uniforme. La division des fonctions part d'une activité communautaire définie par sa localisation, elle se différencie ensuite suivant deux critères : les méthodes de production fondées sur des impératifs mécaniques suscitant des postes de travail unifiés par leur complémentarité efficace, et le traitement d'ensembles de produits reliés par un but commun externe, par exemple, leur utilisation et leur commerce. Ces processus constituent des rationalisations sans cesse étendues, substituant un concept organique construit à partir de réseaux relationnels toujours perfectionnés, aux concepts antérieurs plus sommaires et risqués. Ce plus haut niveau d'organisation tend à remplacer les liens conviviaux par des valeurs techniques externes, inanimées, autrement dit, par des symboles. C'est en rapport avec ce modèle dynamique des relations et organisations humaines que nous définissons la techno­économie informatisée comme l'activité économique telle qu'elle se transforme et s'unifie actuellement sur la base des nouvelles technologies de l'information et de la communication qui conditionnent le développement de la production et des échanges. Mentionnons quelques caractères de cette mutation (V. “ Problèmes Economiques ”, n° 2464­2465 20.3.1996; Financia1 Times”, 19.9.1996).

L'instrument fondamental en est l'ordinateur et la généralisation des langages numériques durant ces dernières décennies. L'informatisation ainsi mondialisée change la nature d'une économie perçue jusque là en tant que gestion des activités productrices de biens pour les marchés. Elle change également la nature de l'organisation sociétale et des relations complexes qui s'y trouvent imbriquées. Rappelons brièvement les manifestations de ce bouleversement partant de l'ordinateur­machine pour aboutir très vite aux ordinateurs personnels et aux modems en tant qu'instruments de liaison permanents entre des individus, des données, des réseaux d'information, bref : tout un environnement codifié qui, à l'instar des téléphones sans fil, change la nature des relations professionnelles et hiérarchiques entre un travailleur et l'entreprise qui l'emploie. La jonction entre les logiciels et la télécommunication dans les multimédia constitue une nouvelle étape dont les utilisations et les effets économiques, sociaux, politiques sont en cours d'évaluation. On ne peut qu'imaginer ce que deviendra un système de communication fondé sur la capacité de transmission des fibres optiques et permettant de transmettre de manière pratiquement illimitée des sons, des images, des programmes vidéo, à tout moment et à l'échelle du monde. Toutes les utilisations, toutes les stratégies informatives deviennent possibles dans une techno­économie globalisée par la communication digitale.

Internet constitue une première réalisation de ce genre et déjà de multiples activités, notamment bancaires, utilisent ou se préparent à utiliser ses services. A bref délai, le fonctionnement des entreprises sera bouleversé par la possibilité d'opérer ainsi à distance en temps réel. L'entreprise, de réalité matérielle, pourra se transformer en une “entreprise fictive” (V. “Le Monde ”, 14.5.1991 ); en fait, elle deviendra un réseau de messages qui changera le sens de tous les termes génériques actuellement employés pour en parler : techniques, productions, services, hiérarchies et surtout : compétence et travail. Notons que le développement de telles entreprises constituées en réseaux entraîne la suppression d'emplois par élimination du taylorisme, la précarisation des tâches, la délocalisation des activités. Nous reviendrons sur les conséquences humaines de ces innovations en cours (V. infra 4.1.)

Le substrat technologique que nous venons d'esquisser conditionne et détermine à la fois le développement des entreprises­réseaux même si d'autres facteurs qu'il nous faut citer interviennent dans ce processus. Retenons la disponibilité en capital qui n'est pas toujours adaptée, la concurrence de plus en plus poussée sur le plan international en raison de l'insuffisance croissante des marchés nationaux, enfin, les interventions gouvernementales développant une politique nuancée de libéralisation et de privatisation comme ce fut notamment le cas aux Etats-Unis et en Grande­Bretagne.

La possibilité d'une activité à distance en temps réel est, à notre avis, la caractéristique majeure de l'entreprise­réseau dont les modèles actuels sont les multinationales ou transnationales. Les réalisations dans ce domaine varient suivant les pays (à noter le rôle initiateur des Etats-Unis) et les activités (d'emblée les télécommunications se sont trouvées privilégiées).

Sur un plan général, l'organisation des activités productives est une réaction ou une réponse à un certain nombre de contraintes dans un environnement technologique changeant. D'une manière ou d'une autre, l'effet de réseau conditionne alors l'existence ou le développement d'une activité donnée dans une perspective de globalisation à l'échelle mondiale.

Par exemple, un effet de réseau déterminant dans les communications est l'effet cumulatif de l'utilisation d'un système donné créant un besoin collectif préalable à toute rentabilité. Le téléphone, les satellites, le Minitel, Internet relèvent de ce modèle; la productivité et le profit supposent que soit atteint un nombre minimum d'utilisateurs et c'est lorsque ce minimum est assuré que l'investissement devient progressivement rentable. Le problème du monopole ou de la concurrence se pose évidemment de manière particulière dans un tel cas et il est acquis que les solutions coopératives se révèlent très vite les plus rationnelles sinon les seules possibles.

Un autre type de réseau important est imposé par l'efficacité d'une entreprise dans une aire géographique étendue. Le problème est alors celui des rapports entre un centre de coordination et d'ingénierie (par exemple, pour la construction d'automobiles) et les entreprises opératrices telles les petites et moyennes entreprises (PME) productrices de pièces détachées ou de services d'entretien. La liaison entre l'effet de réseau et les stratégies de coopération tend à se généraliser, ainsi en est­il des secteurs spécialisés créés en vue d'organiser et d'exploiter un type de produits par coordination fusion ou rachat des concurrents actuels ou potentiels. C'est le calcul fait par Gillette en acquérant Duracelle en vue de devenir “ le leader mondial dans les produits de grande consommation ” et y consacrant les quatre cinquièmes de son chiffre d'affaire (V. “ Le Monde ”, 14.9.1996).

La spécialisation coopérative devient vitale lorsqu'elle répond à des impératifs techniques tels que le raccourcissement ou l'intégration des circuits de production par un rapprochement des opérations portant sur des éléments physiques et sur des opérateurs intellectuels nécessitant une unité de conception et de réalisation. C'est notamment le cas de la construction des ordinateurs personnels exigeant une étroite collaboration entre ceux qui élaborent le hardware et ceux qui conçoivent le software. A noter que cet effet de réseau coopératif a été un succès aux Etats-Unis, alors qu'en Europe il s'est révélé décevant et inadapté ainsi que l'ont montré les difficultés de la firme Olivetti (V. “ Financial Times ”, 5.9.1996). L'attitude nÈgative des banques et des bourses à l'égard des PME notamment dans le domaines du software, est à l'origine de cette défaillance en voie de redressement (V. “The Economist”, 28.9.1996, p. 93). Retenons également l'impact que ces mutations ont sur les rapports qui déterminent le fonctionnement des marchés et notamment des marchés financiers. Il ne s'agit plus seulement de cerner un équilibre entre l'offre et la demande d'un produit ou d'une capitalisation, mais de définir une logique de la maximisation de la puissance d'une entreprise­réseau en vue de contrôler un certain type de marché par monopolisation ou par conjonction des techniques productives au niveau mondial. C'est une courbe de puissance relative qui doit, suivant le modèle de V.†Pareto, être substituée à celles définissant un rapport entre offre, demande et prix. Les stratégies coopératives dominent d'ailleurs les motivations et les choix au sein des marchés financiers globalisants orientés par quelques bourses prépondérantes.

1.2. Des bourses financières aux finances comportementales

Paradoxalement, les bourses financières se présentent aux observateurs sous deux aspects fondamentalement différents : l'un relève du pôle collectif et souligne le caractère rationnel et le rôle régulateur de l'institution boursière dans le développement économique des pays industriels depuis des siècles; l'autre s'appuie sur le pôle individuel pour mettre en évidence le caractère aléatoire et souvent irrationnel des risques pris dans ce qu'il est convenu d'appeler la finance comportementale. L'articulation entre ces deux perspectives donne lieu à différentes formes de théories, de rationalisations, d'expériences, qui sont autant de moyens pour affronter le hasard.

L'institution des bourses de valeurs est d'abord perçue comme l'instrument indispensable pour une répartition équitable des capitaux entre les diverses activités et entreprises, contribuant ainsi à la formation des prix sur tous les marchés (la seule alternative étant la planification dans un contexte totalitaire). L'informatique rendant ce négoce permanent, rapide et universel, ne peut qu'accroître son efficacité en attendant la création d'une bourse mondiale réellement globalisante. Vue sous l'angle de l'économie de marché la bourse est une institution incontournable. Reste à rendre compte du problème des risques et de leur gestion, des crises qu'ils peuvent engendrer, créant des inégalités plus ou moins durables dans la confiance accordée aux bourses qui ne peuvent échapper aux effets de leur environnement. Ainsi, par exemple, à la fin des années quatre­vingts le Japon a connu un recul important de la capitalisation suite à des surévaluations excessives du marché en période de ralentissement économique. Dans le même temps les pays émergents de l'Asie du sud­est connaissaient un développement boursier important. A noter la suprématie mondiale durable des Etats-Unis dans ce domaine.

Cela nous amène à considérer le fonctionnement global de ces bourses comme soumis à une loi du hasard dans ses manifestations les plus imprévisibles cernées par la théorie probabiliste contemporaine (V. “Pour la Science”, dossier Le Hasard, avril 1996). En bref, les moyens statistiques actuellement disponibles pour répartir rationnellement les risques et limiter les pertes ne peuvent concerner qu'un hasard “ bénin ” ou courant identifié à la loi de Laplace­Gauss. Les procédures financières pour y faire face sont connues : fractionnement du risque (par la multiplication des actions) répartition de ce risque (par la diversification des placements); transfert du coût possible (par un type d'assurance concernant certaines perturbations, par exemple, les taux de change). En admettant que toutes ces procédures puissent constituer des garanties jugées suffisantes pour des risques connus, ces évaluations n'en demeurent pas moins sujettes à des erreurs. Mais surtout les risques “ malins ” ou “ sauvages ” inhérents à un marché fortement inégalitaire et hiérarchisé car soumis à la loi de Pareto, c'est­à­dire, à une loi de domination d'une minorité de décideurs pouvant porter un préjudice considérable à une forte majorité, ces risques échappent à une évaluation probabiliste. Nous retrouvons de cette manière un effet de la courbe de puissance relative qui détermine, plus que les lois “normales” du marché, les résultats extrêmes à effet cumulatif exorbitant (distribution de Lévy). Cette conception probabiliste faisant une place à l'éventualité de risques aléatoires graves ou extrêmes, se trouve confortée mais non précisée par les krachs, bulles et autres débâcles financières de ces dernières années. Quoiqu'il en soit ce déficit cognitif laisse entier le rôle des croyances les plus diverses dans les motivations individuelles qui forment l'essentiel de la finance comportementale.

Le pôle égocentrique de l'activité financière ne fait qu'expliciter des conditions de choix où l'utilitarisme réapparaît dans toute sa complexité intellectuelle et affective. Les nouvelles quotidiennes plus ou moins crédibles, rassurantes ou alarmistes, créent et illustrent à la fois cet aspect essentiel de comportement déterminant pour les capitalisations et les prêts en tous genres. Il est évident que les motivations personnelles dans ce domaine sont d'un tout autre ordre que celles des capitalistes liés à une entreprise durable; elles participent plutôt d'une logique du choix immédiat c'est­à­dire échappant à tout principe ou à tout raisonnement pouvant conduire à une “vérité” à priori fiable. Le moteur des marchés financiers est l'anticipation individuelle, collective ou cumulative, avec les risques correspondants.

Le cadre psychologique d'un tel choix par anticipation est d'autant plus complexe que les informations déterminantes, multiples, incertaines, manipulables, vraies ou fausses, sont mondiales et connues en temps réel. Elles ne peuvent qu'être rationalisées au niveau des langages par des prévisions substitutives, des critères de tous ordres que nous essayons de présenter comme suit.

La motivation essentielle est certes la recherche de gains rapides à partir de décisions à très court terme comportant des risques importants. La manipulation par l'information ou la désinformation sous forme de rumeurs et de on­dit incontrôlables, émanant de sources privées ou publiques, sont un facteur essentiel de jugement pouvant développer un effet cumulatif, dégénérer en panique ou être transformé en crise.

La référence aux experts, courtiers, banquiers et autres financiers, est une pratique importante cependant indissociable des autres rationalisations. On attend de ces spécialistes qu'ils fassent des “miracles” et on ne saurait admettre la moindre défaillance de leur part. On exige d'eux non seulement qu'ils ne fassent pas d'erreurs coûteuses mais encore qu'ils maximisent les gains possibles sous peine de sanction par les actionnaires qui se jugent lésés. Sans aller jusqu'à considérer certains de ces maîtres­financiers comme les “maîtres du monde”, on peut les traiter comme des acteurs majeurs dans une mondialisation de type parétien.

Restent les motivations fondées sur des croyances, souvent qualifiées d'irrationnelles, relevant de l'aspect “casino” des places financières. Nous pensons qu'elles peuvent tout aussi bien être interprétées comme des moyens empiriques de stabiliser et de contrôler collectivement des temporalités toujours diffuses. Ainsi en est­il des croyances en des cycles temporels répétitifs sélectionnant des jours, des mois, des périodes déterminées durant lesquels il est recommandé de vendre ou d'acheter des titres. Cette définition toute relative des temps financiers peut avoir pour base des cycles ou des étapes prévus et fixés légalement et donc parfaitement certains. C'est le cas des périodes électorales (notamment aux Etats-Unis) mais aussi des engagements internationaux fixés par des traités tel le traité de Maastricht prévoyant des étapes précises pour l'unification monétaire européenne et devenant de ce fait un objet de spéculations et d'anticipations positives ou négatives qui le rendent d'autant plus fragile et risqué dans sa réalisation.

On peut fonder la rationalité de telles anticipations sur un effet de prophétie auto­réalisatrice qui n'exclut pas à coup sûr des prophéties auto-destructrices. Tel est le pouvoir de l'action symbolique inhérente à l'emploi de tous les langages.

1.3. La symbolisation financière et l'économie

Un effet majeur de la mondialisation réside dans l'importance décisive qu'elle confère aux symboles et à l'action symbolique dans les communications et les opérations financières plus ou moins liées aux échanges économiques globaux.

Sans réécrire l'histoire de la monnaie liée aux chiffres, il semble opportun de traiter la symbolisation actuelle en rapport avec les situations antérieures elles­mêmes déterminées par l'évolution des techniques. Une monnaie garantie par une définition fixe tant du point de vue matériel que numérique est l'instrument qui a été substitué au troc. Dans le même esprit, la création des pièces de monnaie métalliques puis des billets imprimés garantis par les Etats a transformé ceux­ci en protecteurs des circuits commerciaux étendus en même temps qu'en collecteurs de redevances. Le développement de l'économie industrielle oblige à replacer le problème dans une perspective socio­économique plus vaste, l'Economie capitaliste, qui a constitué le modèle de la science économique. Nous en retiendrons les effets sur la différenciation des fonctions symboliques de la monnaie, notamment entre capital investi et travail salarié, entre secteur privé et secteur public, entre commerce intérieur et commerce international, et, plus récemment, entre valeurs boursières et l'actif des sociétés dont le rapport très variable (mesuré par le 'Q' de l'économiste Tobin) est un indicateur de l'état du marché, des gains possibles et des risques encourus.

L'ordinateur et la programmation digitale ont instauré ces dernières décennies une symbolisation d'un autre type que nous caractérisons de la manière suivante. Premièrement, le signe (le chiffre, la lettre) qui apparaît sur un écran est le signe d'autres signes conçus et élaborés dans un autre espace­temps. Deuxièmement, la fonction de ce signe est d'être interprété en tant que symbole d'une relation perçue entre informations, quantités et temps; par exemple, une information sur le changement d'un taux d'intérêt à court ou à long terme, une induction concernant un taux d'inflation pour une monnaie donnée, une évaluation d'un temps optimal pour le placement ou le retrait d'un certain avoir dans cette monnaie. En bref, l'opération financière est un pari portant sur une information ponctuelle et fragmentaire et la signification qu'on peut lui donner, mais surtout elle est une évaluation du risque en rapport avec les gains possibles et le coût des garanties éventuelles. Troisièmement, l'économie globale est soumise à une action symbolique puissante qui implique une inversion remarquable entre le signe et l'objet représenté. Il est courant de considérer la monnaie et la finance comme les signes de biens matériels perçus abstraitement (c'est le sens symbolique des notions de “capital” comme de “cours” d'une matière première). L'économie globale tend à généraliser ce transfert symbolique en ne traitant les biens matériels ou intellectuels qu'à partir de leur évaluation en vue d'un placement possible parmi d'autres pouvant varier en fonction de taux de change ou d'inflation, des évaluations d'une offre et d'une demande aléatoires, des espaces­temps considérés, etc. Une telle action symbolique a bien sûr des effets nocifs et parfois désastreux sur les pays producteurs de matières premières qui peuvent se trouver exclus de l'économie globale de manière aussi imprévisible que brutale, à quoi s'ajoute une totale indifférence à l'égard des réserves en voie d'épuisement parce que non renouvelables et la destruction de l'environnement. Tout cela est renvoyé dans le domaine des “ externalités ”, c'est­à­dire des choses qui ne sont pas le signe de valeurs économiques symbolisables.

Cette situation est également celle du travail productif devenant le signe de symboles monétaires indépendants des facteurs qui permettent sa reproduction au sens large, notamment la satisfaction des besoins de plus en plus complexes qui se manifestent dans ce domaine : éducation, spécialisation, compétences diversifiées, etc. Métaphoriquement et symboliquement, n'est­ce pas l'argent que l'on fait désormais travailler ? Le thème de la disparition inévitable de l'Etat­providence est couramment présenté comme une conséquence logique et souhaitable de la liberté des échanges et de la loi du marché qui ne peuvent qu'améliorer les conditions de vie de tous les hommes. C'est ce qui reste à démontrer. Par exemple, l'immigration est une source de main d'oeuvre extérieure qui suscite en général des réserves sinon de l'hostilité. dans les pays concernés. Selon un éminent économiste libéral toute immigration devrait être légalisée et organisée sous forme d'un marché où le droit d'entrer serait lié au prix d'un permis d'immigration qui, fixé de manière abstraite suivant les avantages attendus de part et d'autre, poserait le problème au niveau des symboles monétaires du rapport entre coût et revenu attendu. Cette formule aurait l'avantage d'éliminer tout à la fois ceux qui estiment que “ la nationalité n'est pas à vendre ” et ceux qui, dans une situation souvent dramatique, cherchent un travail, étant dépourvus de moyens et peu entraînés à la compétition financière (V. “La semaine du Courrier International”, n° 103, 22.10.1992). Ainsi fonctionnent les mécanismes de l'exclusion sur lesquels nous reviendrons (V. infra 4.1­2).

Le constat de la symbolisation financière globalisante et de ses effets implique une critique de la théorie des marchés qui pourtant la justifie en principe. Cette théorie ne peut en effet rendre compte de la complexité des opérations sous-jacentes sauf si on limite l'analyse à la formation de prix conformes à la loi du marché et satisfaisant de ce fait une offre et une demande simplifiées à l'extrême. Rappelons que dans les bourses, comme dans tous les marchés, la “main invisible” obéit à la loi des probabilités contraignant tous les acteurs à concevoir une relation complexe formelle et conceptuelle entre probabilité, signification et connaissance; les procédures étant multiples et variées sans préjudice des effets du hasard malin. On a pu écrire à cet égard que “ deux bouleversements, la mondialisation des échanges et la révolution de l'information, malmènent des appareils statistiques fondés, comme tout système d'enquête scientifique, sur une certaine inertie ”. Le principal défi est constitué par “ le marché des bien immatériels, de la finance virtuelle” (“Les Echos”, 2.4.1996, p. 46). Disons que pour le moins, dans un tel univers, tout devient problématique. Ainsi, nous avons signalé la procédure destinée à limiter les risques grâce à une assurance contre certaines perturbations en matière de change ou d'inflation par exemple. L'efficacité d'un tel système (tout comme celui de la répartition des risques) n'est nullement neutre et égale pour tous : elle dépend avant tout du délai qu'a pu financer l'acheteur et donc de la puissance financière de celui­ci.

L'utilisation de plus en plus générale d'Internet par les bourses financières et, depuis peu par la bourse de Paris, est une première étape vers la création d'une bourse mondiale attendue par beaucoup en vue de simplifier et de clarifier les opérations financières. Il s'agit actuellement de fournir des informations immédiates à un moindre prix, mais des souscriptions à des capitalisations sont déjà possibles et pourront se généraliser (V. “ Investir ”, 28.9.1996, p. 16). Que peut­on attendre de cette “démocratisation” des multimédia financiers  ?

La réponse à cette question ne peut être que “virtuelle” mais elle conduit à évoquer les possibilités illimitées de dérives, d'erreurs, de fraudes, ainsi créées. L'univers des bourses reste fragile en raison notamment de ses composants humains. La conjonction entre les effets de la symbolisation globale immédiate pouvant créer une causalité arbitraire entre un événement local et une interprétation généralisante, jointe à des réactions en chaîne, peut suffire à créer une situation de crise. Ainsi, il a suffit d'une crise dans le secteur de la haute technologie aux Etats-Unis, jointe à une rumeur concernant un possible relèvement des taux d'intérêt par la Réserve fédérale, coïncidant avec la possible réélection du Président suivie de l'élection d'une majorité démocrate au Congrès, pour que les bourses réagissent à une chute du dollar devenue envisageable. L'effet cumulatif de la spéculation tant financière que politique dans une économie dominante, prend tout son sens dans une situation de ce genre plus ou moins maîtrisable (V. “ L'Evénement du Jeudi ”, 25.7.1996, p.†16).

Deux faits majeurs doivent être soulignés en rapport avec ce qui précède. D'abord, la crise a été provoquée par des pratiques illégales de la part de courtiers américains, ce qui met en cause le politique en tant que pouvoir normatif et répressif. Ensuite, c'est indirectement, en tant que processus électoral démocratique que la politique intervient en tant que motif dans le processus. Nous aboutissons ainsi à une autre question fondamentale : quel rôle le politique et la politique sont­ils appelés à jouer dans cette mondialisation financière orientant symboliquement une globalisation de l'économie  ?

2. DÉSTABILISATION ET ADAPTATION DES ÉTATS

Affronté à la mondialisation de l'économie et de la finance, l'Evolution du politique peut être interprété de différentes manières qui ne sont d'ailleurs pas exclusives. Il est d'abord possible de voir dans les Etats qui le concrétisent la survivance d'une forme d'organisation sociale dépassée du fait de l'évolution des techniques et de la mutation des relations humaines à l'échelle planétaire. Tout se passe comme si la fin si souvent annoncée des idéologies ne faisait que précéder et annoncer la fin du politique au niveau des Etats­nations traditionnels; l'aboutissement du processus ne pouvant être que la création d'un Etat mondial, succédant aux actuelles organisations interétatiques telle l'ONU, tenant compte des nouvelles bases économiques existantes ou à venir. Dans une autre perspective, il apparaît que l'économie globale ne peut se concevoir sans une fonction politique complémentaire tenue avant tout de gérer les externalités inhérentes au fonctionnement des marchés. En termes politiques, ces externalités prennent une tout autre signification en tant que facteurs de déstabilisation plus ou moins contrôlables puisqu'il s'agit de faire respecter un ordre mondial en adaptant des processus politiques de type traditionnel. Citons dans cette optique l'externalité socio­libérale qui transforme les Etats­nations en sociétés duales exigeant une gestion efficace des inégalités sociales et en assumant le coût de la paix sociale et politique indispensable à l'équilibre économique. Tout aussi difficile et hasardeuse est la gestion de cette externalité mondiale qui a pour origine les inégalités flagrantes et les actes de domination parfois brutaux, incompatibles avec l'ordre mondial inter­étatique qu'essaye de maintenir l'ONU. Il est cependant possible d'adopter une conception plus évolutive et créatrice du politique mettant en valeur les processus d'adaptation conjoints au niveau institutionnel, en vue de traiter en les diversifiant, en les spécialisant et en les temporalisant les manifestations douloureuses et critiques de l'économie globalisée, et que celle­ci ne peut gérer efficacement à son niveau. Ainsi les Etats sont contraints de s'adapter suivant leurs besoins et caractéristiques propres en vue de concilier les contraintes extérieures qui vont en s'accroissant et des résistances intérieures qui refusent certains changements qu'il s'agisse de partis, de groupes de pressions, de religions ou d'autres formes de rejet. Les Etats agissent également dans le cadre des rapports, parfois complexes, qu'ils entretiennent avec les marchés qu'ils influencent ou même bouleversent à l'occasion. D'une manière générale, il s'agit de créer une économie sociale en organisant le transfert d'une part adéquate de la valeur ajoutée par des technologies de plus en plus productives aux humains exclus de l'appareil productif et déchus dans une société pourtant tenue de reconnaître sa dualité inhumaine.

2.1. Persistance évolutive du niveau étatique

L'Etat est une organisation principielle (souveraine) qui a servi de base historique à la formation et au développement de nombreuses sociétés au cours des siècles. Les Etats sont des processus dynamiques très diversifiés et contrastés malgré leur unité planétaire.

Une typologie des modèles politico­institutionnels des Etats dans une perspective macro­économique (V. “Problèmes Economiques”, n° 2456, 28.1.1996, p. 1) nous offre une première approche limitée mais éclairante de ces phénomènes à partir de quatre modèles institutionnels. Le modèle de l'hégémonie social­démocrate (Suède, Norvège) est caractérisé par une forte mobilisation des travailleurs sur le plan politique et syndical, source de l'Etat­providence. La mutation de l'économie globale à partir des années 1970 a entraîné une baisse sensible du niveau de croissance économique non sans compensations par des garanties sociales. Le modèle de concertation à dominante compétitive (Allemagne, Pays­Bas, Belgique) connaît un moindre développement de la puissance corporative assurée surtout par les syndicats pouvant aller jusqu'à la grève en vue d'influencer un équilibre politique assuré par un parti social­démocrate de type “pragmatique”. Durant les années 1970, les pays de ce groupe connaissent un chômage élevé relayé cependant par un renforcement de l'Etat­providence et des prestations sociales compensatrices avec, pour consÈquence, une augmentation des impôts et des déficits budgétaires. Le modèle de la politisation et du conflit social intenses (France, Italie) est dominé par le pluralisme avec un faible engagement syndical et une certaine coopération entre les acteurs. Dès les années 1970, les taux de chômage s'accroissent ainsi que les dépenses publiques; les salaires réels baissent alors que la productivité du travail se stabilise ou s'accroît légèrement comme dans l'ensemble des pays. Il s'agit du modèle le plus fragile et le plus sensible aux changements globaux. Le modèle libéral à hégémonie centriste (Etats­Unis, Grande­Bretagne, Canada) est caractérisé par une mobilisation limitée des travailleurs et une scène politique dominée par le pluralisme. Le chômage est un état de fait accepté en principe, aussi son taux est­il traditionnellement élevé; il se stabilise et même décroît à partir des années 1970. La politique de dépense publique est restrictive ce qui accentue un sentiment d'inconfort et d'anxiété, les transferts sociaux étant limités. La politique budgétaire tend au contrôle des déficits qui vont s'accroissant, ce qui est un phénomène général.

Au terme de ce bref résumé, il est possible de souligner les imbrications existant entre les contraintes de l'économie globale et les choix politiques des Etats. Il convient d'insister d'abord sur la dimension politique et culturelle de ces choix. C'est ainsi que le libéralisme économique apparaît comme une option politique des Etats anglo­saxons influencée par une tradition séculaire concernant la nature de la science économique. En conséquence, la domination mondiale de la puissance américaine a pu être interprétée comme le principal facteur de la globalisation allant dans le sens des intérêts du capitalisme américain largement en tête dans la plupart des secteurs productifs. Il est évident que la compréhension du processus de mondialisation ne peut pas ignorer ce point de vue qui restitue aux rapports politiques courants toute leur importance dans l'orientation des mutations économiques de ces dernières décennies.

Ce qui est en cause dans l'évolution politique actuelle, c'est la notion de service public en tant qu'attribut essentiel des fonctions étatiques. Cette notion est remise en cause dans différentes conditions qu'il nous paraît important de distinguer. Certains de ces services déclinent du fait de changements fondamentaux en matière de relations internationales. D'autres sont peut­être en train de naître du fait des bouleversements socio-politiques. Enfin, il en est qui doivent être adaptés à l'économie de marché globalisante suivant diverses modalités.

Les deux premiers types de changement des services publics que nous venons de mentionner se situent hors des préoccupations des économistes classiques car ils ne relèvent pas de la rationalité économique et de la loi du marché. Les services déclinants font partie d'une économie de guerre fondamentalement étatique mais que la situation mondiale actuelle semble rendre superflue dans les formes extrêmes qu'elle a connues durant ce siècle. La fin de la guerre froide, la coopération politique internationale en vue de mettre fin à la menace thermonucléaire, sont autant de conditions extra­économiques qui se sont révélées contraignantes pour les économies publiques à la base des services publics de la défense nationale et des nombreuses activités qui en dépendent. La place essentielle qu'occupait cette économie de guerre à l'échelle mondiale allant se restreignant, on ne saurait ignorer les conséquences étatiques de ce “ manque ”, s'agissant bien entendu des suppressions d'emplois mais aussi du financement de recherches de pointe ou, tout simplement, de la cohésion sociale que pouvait faciliter le service militaire. Le passage à l'économie de paix se révèle aussi coûteux que nécessaire pour la compétitivité si on se réfère aux performances des pays vaincus de la seconde guerre mondiale, l'Allemagne et le Japon, ou si, à l'inverse, on considère la difficile situation de la Russie actuelle. D'autres formes de services publics sont probablement en train de se constituer dans le cadre d'une économie humanitaire financée en grande partie par des organisations non gouvernementales décidées à atténuer les effets de la société duale tant dans les pays développés minés par l'exclusion sociale, que dans les pays en développement marginalisés dans l'économie globale. Ces situations de service public devaient être mentionnées ici uniquement pour mémoire (V. infra 4).

C'est en effet l'adaptation des services publics existants aux normes du libéralisme économique qui retient l'attention des analystes. Cette situation, devenue inacceptable ou inadéquate, suppose, au niveau des Etats, des déréglementations et des privatisations de services traditionnellement assurés sous forme de monopoles publics échappant à la loi du marché. Un tel dysfonctionnement peut d'emblée être interprété en termes de réseaux potentiels : le service public institue puis pérennise de manière antiÈconomique une activité novatrice dont le succès dépend d'un effet de réseau destiné, comme nous l'avons signalé, à créer un besoin collectif par une utilisation croissante de ses services dans le temps. Pourraient entrer dans cette catégorie tous les services de télécommunication, de transports et, de manière générale, toute activité susceptible de bénéficier techniquement et commercialement, de la concurrence régie par la globalisation économique. Une telle interprétation est incontestablement réductrice car elle simplifie une réalité plus complexe faite, entre autre, d'obligations réglementaires envers les usagers, d'organisations syndicales, de normes destinées à garantir l'ordre, la sécurité, la qualité, etc. Dans une telle situation, la déréglementation et la privatisation ne peuvent être que des compromis et des combinaisons organisationnelles qui restituent à l'Etat un rôle et une responsabilité incontournables Les télécommunications sont un domaine privilégié pour l'étude de ce processus qui accompagne une avancée technologique, une globalisation et une extension de la concurrence. Ainsi, en quelques mois, des activités considérées traditionnellement comme des services publics financés sur fonds publics se sont trouvées privatisées et constituées en parties prenantes sur les marchés financiers notamment aux Etats­Unis et en Europe (Allemagne, Italie, France). La globalisation prend alors tout son sens car le réseau technique à moderniser coïncide géographiquement avec les besoins des réseaux économiques et financiers au point que la jonction de ces deux activités a pu être considérée comme un facteur majeur d'investissement et de création d'emplois dans les années à venir. Le côté service public ne disparaît pas pour autant et le cas de France Télécom mérite de retenir l'attention à cet égard. La mise en vente de titres sur les marchés financiers fut décidée par voie législative. Le gouvernement fut ainsi appelé à gérer des oppositions d'ordre politique et syndical. Il est alors conduit à garantir aux travailleurs le statut existant et la sécurité de l'emploi. Dans la foulée, il précise la fonction étatique en ce qui concerne les finances et les services. L'Etat se réserve d'emblée la majorité des actions tout en octroyant un dixième d'entre elles au personnel. Est instituée une autorité chargée de sélectionner les nouveaux actionnaires, et cela en vue de garantir que la nouvelle société universelle assurera un service national satisfaisant. Des normes sont édictées à cette occasion qui ne sont pas sans rappeler les obligations du service public concernant la qualité et l'égalité d'accès et cela dans un environnement compétitif loyal (V. “ Financial Times ”, 19.9.1996, part 2).

Pour renforcer cette idée d'une synthèse pragmatique entre le service public et la loi du marché, il est possible de citer des cas de “ re-rÈglementation ” lorsque la compétition pousse les entreprises à négliger certaines qualités essentielles des services vendus, ainsi en est­il de la sécurité aérienne aux Etats-Unis suite aux actes de terrorisme réels ou supposés. C'est l'occasion saisie par les politiciens pour élaborer, proposer et financer des mesures de police aussi exigeantes que coûteuses (V. “Financial Times”, 10.9.1996).

Dans un domaine différent, celui des opérations boursières, l'autorité publique américaine (Securities and Exchange Commission : SEC) intervient par de nouvelles réglementations destinées à garantir une certaine transparence des échanges fut­ce au prix d'un alourdissement critiqué du fonctionnement des bourses. En bref, une première règle prévoit que les ordres limités d'acheter ou de vendre des titres à un prix fixé d'avance soient diffusés par les courtiers sur l'ensemble des marchés. Une seconde règle exige que les cambistes fassent connaître leurs cotations les plus compétitives sur des réseaux publics. Il s'agit bien là de règles déontologiques publiquement édictées pour assurer une information équitable (V. “Financial Times ”, 29.9.96).

De manière tout à fait classique, les négligences et les fraudes dans la gestion financière redonnent à l'Etat ses fonctions de police et de justice dans le monde clos des marchés financiers. Le cas de la banque japonaise Daïwa confrontée à des opérations électroniques frauduleuses dans sa succursale de New York, est une illustration à résonance mondiale de ce genre de malversation venant après les difficultés de la banque britannique Barings. Ces irrégularités mettent à l'ordre du jour le contrôle de l'utilisation des systèmes de transaction électroniques, lequel n'a pas été réalisé efficacement à ce jour. La perte de crédibilité du système bancaire japonais est ainsi à la mesure de l'impuissance des Etats dans leurs fonctions de contrôle souvent contestées par les bourses du fait des inégalités qu'elles introduisent entre les différents marchés boursiers, défavorisant ceux qui les pratiquent sérieusement au profit de ceux qui se montrent plus tolérantes comme c'est le cas en Extrême­Orient et en Europe continentale. Dans cette dernière des réglementations différentes suivant les Etats permettent d'éviter les plus restrictives (notamment en Grande­Bretagne) par le système des “places tournantes” [rolling spots] utilisé par les manipulateurs de titres à haut risque pour spolier impunément des investisseurs. Ces pratiques ont depuis fait l'objet de sanctions et d'interdictions ce qui montre la voie à suivre pour une coopération inter­étatique plus efficace (V. “Financial Times ”, 7.8.96; 10.9.96; 4.10.96). C'est le moment d'évoquer les “ paradis fiscaux ”, micro­Etats économiques à vocation financière, adaptés à des fonctions de globalisation financière très libre : monnaie refuge jouant le rôle de référence et d'assurance monétaires, instrument de recyclage de l'argent provenant d'économies “ marginales ” telle la narco­économie.

Enfin, il faut rappeler que les Etats ont des moyens d'intervention sur l'économie globale en jouant le jeu des marchés. Il s'agit d'abord des décisions concernant les taux d'intérêt à court et à long termes dans le cadre fixé par les statuts des banques centrales et compte tenu de la crédibilité de celles­ci. Il est possible d'agir sur cette crédibilité par des politiques monétaires à long terme constituant des engagements de stabilisation devenant avec le temps dignes de confiance : c'est l'une des fonctions des critères de convergence pour la création de la monnaie unique européenne dont il été question (supra 1.2.). Il n'est pas non plus interdit d'utiliser les effets des rumeurs dans les milieux boursiers : la simple éventualité, d'ailleurs démentie, d'une demande de délai pour l'union monétaire, a suffi à mettre sous pression les valeurs françaises et à affaiblir le franc. Il en est de même lorsque les déficits budgétaires présentés apparaissent comme des trafics douteux (V. “Financial Times”,7.8.1996).

En bref, les Etats demeurent et agissent, leurs relations se complexifient.

2.2. Les relations inter­étatiques : mondialisation et domination

La forme inter­étatique de la société politique internationale persiste et s'adapte aux contraintes de la globalisation économique. Les traits historiques de la société internationale avec ses inégalités, ses exclusions, ses alliances et ses conflits, reste en place même si elle subit une mutation profonde dont il est difficile d'apprécier les effets à terme. La métaphore du “village global ” semble en tout cas prématurée.

Contentons­nous de développer l'idée que la société internationale économiquement globalisée est en train de se construire suivant un modèle idéologique anglo­saxon, qu'elle est centralisée et dominée par la puissance économique et politique des Etats­Unis qui lui confère discipline et cohérence. Historiquement, il suffit d'évoquer les étapes marquantes qui ont fondé cette primauté : la seconde guerre mondiale, les accords de Bretton Woods, la guerre froide, l'effondrement du communisme.

Actuellement et de manière plus concrète, il suffit de rappeler que le dollar est la référence monétaire mondiale, le symbole des symboles qui détermine la finance comportementale à l'échelle du monde. Une confirmation : la Banque des règlements internationaux (BRI) composée des représentants de nombreuses banques centrales, réunis récemment à Bâle, n'a pu que consacrer ce rôle du dollar “ dans l'intérêt de tous ”. Il est même précisé : “Nous sommes tous d'accord pour penser que le futur développement du dollar est important et qu'un dollar fort est dans l'intérêt de tous.” Deux éclaircissements donnent tout leur sens à ces déclarations. Cette “ banque des banques centrales ” qui compte trente deux membres est dirigée par un groupe de dix (G 10) dont font partie les représentants des principaux pays industrialisés. De plus la Federal Reserve ne perd pas pour autant son pouvoir de fixer les taux d'intérêt en fonction de critères locaux tels que l'évolution des prix à la consommation, ce qui détermine certains comportements globaux sur les divers marchés des changes. Ainsi, un renforcement du dollar favorise la hausse d'autres monnaies (par exemple, le franc et la lire) par rapport à un mark “concurrent” (“Financial Times”, 10.9.1996). Cet exemple suffit à illustrer les constantes et les finalités des décisions politiques et des comportements financiers en matière de change.

La domination se fait sentir de manière plus directe lorsque l'instrument politique est mis au service d'un but économique plus ou moins avoué. Premier cas : c'est la politique d'embargo consistant à pénaliser les entreprises étrangères investissant au­delà d'un certain montant dans des pays supposés constituer une menace pour l'ordre et la paix ou censés apporter une aide au terrorisme international suivant une déclaration unilatérale (Cuba, Iran, Libye, Soudan). Cette politique de représailles s'appuie sur une législation interne des Etats­Unis jugée par de nombreux autres pays contraire aux engagements internationaux de ce pays en ce qui concerne le libre-Èchange depuis les accords passés dans le cadre du GATT. Ce type de comportement donne lieu à des réactions politico-juridiques notamment de la part des pays de l'Union européenne, lesquelles ne manquent pas d'intérêt pour une meilleure compréhension de la situation actuelle, qu'il s'agisse de la préparation de mesures “anti­représailles” marquant un retour circonstanciel à la tradition protectionniste, ou d'un recours envisagé devant la toute nouvelle Organisation Mondiale du Commerce (OMC) dont le déroulement prendrait une signification réellement globalisante grâce à la mise en oeuvre de régulations mondiales.

Second cas : il s'agit de la seconde intervention armée contre l'Irak à un moment de relative détente où il était question d'assouplir le blocus imposé à ce pays sous l'égide des Nations­Unies.

Concrètement, les effets directs et observables des politiques sous-jacentes à ces deux cas se présentent comme suit. Les premiers se rapportent au marché des produits pétroliers et au prix mondial de cette matière première vitale dont l'Europe serait en partie privée si l'embargo s'étendait à la Libye et à l'Iran. Il n'y a pas de secret sur les causes qui ont favorisé la hausse des cours à Wall Street. Au­delà, il est possible de faire référence à la politique intérieure américaine en période électorale. Pour certains, il suffit d'attendre la fin des élections avant de rendre effectives les mesures envisagées en Europe, cela permettrait d'obtenir une révision des positions adoptées par un président avant sa réélection (V. “Financial Times”, 7.8.1996; 10.9.1996).

Les péripéties que nous venons de résumer ont l'avantage d'illustrer les facteurs qui contribuent à la mondialisation de l'économie à un moment donné; ils attirent aussi l'attention, de manière concrète, sur des problèmes fondamentaux que la pensée économique libérale a tendance à écarter, qu'il s'agisse des relations internationales au sens large, de l'impact cyclique des élections américaines sur la finance comportementale au niveau des bourses mais aussi des gouvernements, ou de l'orientation et de l'efficacité des régulations globalisantes qu'il nous faut maintenant envisager.

3. LES RÉGULATIONS GLOBALISANTES : UN APERÇU

Les régulations globalisantes sont représentées par différentes mesures réglementaires, consultatives, financières et monétaires émanant d'organes interétatiques spécialisés. Nous choisissons de décrire cet aspect important de la globalisation économique à partir de deux expériences qui sont les régulations mondiales au niveau planétaire et les régulations régionales centrées sur l'expérience européenne.

Les régulations mondiales sont avant tout l'oeuvre d'institutions spécialisées fonctionnant dans l'esprit de Bretton Woods et comprenant au premier chef le Fonds monétaire international (FMI), ensuite la Banque mondiale (BM) et, plus récemment, l'organisation mondiale du commerce (OMC). Nous incluons dans ces régulations au niveau le plus élevé le regroupement politique des sept Etats les plus industrialisés et les plus puissants (G 7) dont la vocation et l'efficacité restent incertaines mais dont les discours et les débats peuvent être révélateurs d'aspects et de problèmes de la politique mondiale perçus comme “externes” par rapport à la globalisation économique. Les régulations régionales ont tendance à se multiplier mais nous ne retiendrons pour les illustrer que le cas de l'Europe qui nous paraît plus élaboré et plus significatif. D'une part, l'Union européenne (UE) peut être interprétée comme un microcosme de la globalisation mondiale, comme elle fondée sur l'économie de marché et la compétition, comme elle confrontée aux innovations technologiques, comme elle composée d'Etats­nations toujours souverains. D'autre part, cette même Union se veut une organisation assez puissante pour infléchir et influencer une économie financière mondiale où domine le pilier américain, secondé par le pilier japonais et, du moins potentiellement, par un pilier européen à perfectionner.

3.1. La régulation mondiale : compétition, discipline monétaire, aléa

Nous caractériserons brièvement la conception monétariste de la régulation mondiale à partir des règles et des pratiques du FMI et du GATT (devenu OMC) considérés en tant qu'organismes techniques dont les finalités et les stratégies sont nettement orientées vers l'établissement et le maintien d'un équilibre monétaire et financier dans une optique libre­échangiste.

Le FMI (V. “Problèmes économiques”, n° 2471 ? mai 1996) est plus particulièrement chargé des relations avec les Etats­nations du fait de sa mission axée sur le maintien de la stabilité monétaire. Une telle politique anti-inflationniste entraîne des contraintes parfois très lourdes pour des Etats qui se trouvent de ce fait soumis à une logique économique classique liant un taux de change stable à une inflation minime et donc à une politique budgétaire équilibrée et, au­delà, à la déréglementation, à la limitation des taux d'intérêts en vue de favoriser l'investissement étranger, au contrôle des politiques publiques et sociales en vue d'en réduire les coûts. Le FMI a des ressources propres qui lui sont procurées par les quotes parts versées par ses membres et exprimées en droits de tirage spéciaux (DTS) qui peuvent être utilisés dans certaines conditions par les pays nécessitant une assistance financière, technique et contrôlée. Il s'agit donc bien d'une institution à l'échelle de l'économie mondiale qu'elle contribue à renforcer et à stabiliser dans la limite de ses moyens. Il crée par la même occasion une situation nouvelle pour les Etats­nations traditionnels obligés de respecter des critères de gestion financière, économique et sociale, imposés de l'extérieur et conditionnant éventuellement une aide nécessaire. Notons que la souveraineté étatique devient ainsi purement symbolique en fonction de la conjoncture. Une autre caractéristique de nature plus culturelle des Etats se trouve alors remise en cause : il s'agit du contrat social à la base des Etats­providences démocratiques notamment en Europe (Supra 2.1.).

Le FMI n'échappe pas pour autant aux aléas de la globalisation économique et de son substrat politique. La récente crise financière qui a frappé le Mexique et une partie de l'Amérique latine a mis en évidence une fois de plus les limites de cette régulation institutionnelle dans un environnement mondial dominé par les technologies et où l'information déterminante est souvent biaisée ou dissimulée. Le problème se trouve ainsi posé de manière aiguë en ce qui concerne l'efficacité et la crédibilité d'une institution affrontée à une finance largement comportementale et donc imprévisible, créant une incertitude que l'on pourrait qualifier de '' sauvage ” par analogie avec la distinction de B. Mandelbrot entre hasard bénin et hasard sauvage (V. “ Pour la Science ”, Dossier Le Hasard, avril 1996).

Enfin, le FMI n'est pas à l'abri des effets de domination dans ses interventions dont les modalités et l'efficacité sont si différentes selon qu'il s'agit de l'Amérique (le Mexique, qui a reçu une aide importante du FMI, est membre de l'ALENA avec les Etats­Unis et le Canada), de la Russie d'Eltsine ou d'une Afrique marginalisée. C'est là une autre dimension de la globalisation financière sur laquelle nous reviendrons (infra 4.3.)

Le GATT est né “en 1947 d'un avatar de la conférence de la Havane dont le traité ne fut jamais ratifié par le Congrès américain”. Il resta une sorte de “club” soumis à l'influence de ses membres les plus puissants, notamment les Etats­Unis et le Japon dont l'idéologie libre­échangiste tolérait des pratiques protectionnistes. En 1993, les négociations du GAIT dans le cadre de l'Uruguay round, aboutissaient à la création de l'OMC en tant qu'autorité chargée d'appliquer et d'adapter l'accord de libre­échange comportant notamment une baisse d'un tiers des tarifs douaniers et une franchise totale pour deux cinquièmes des produits échangés dans le monde. La puissance de l'OMC est dès lors comparable à celle du FMI dans les attributions qui sont les siennes, c'est­à­dire l'arbitrage des conflits commerciaux. Nous avons déjà signalé à ce propos que le problème posé par la souveraineté américaine en matière de lois protectionnistes et de blocus restait entier et pouvait servir de critère d'efficacité à surveiller (supra 2.2). L'OMC donne en principe accès à des procédures permettant de discuter de ce type de problème au cours de consultations dans un premier temps, puis de faire appel avec application de la décision dans un certain délai, enfin de décider des compensations éventuelles à définir dans d'autres secteurs économiques. Les secteurs à problème demeurent l'agriculture, le textile, l'aéronautique, les finances en ce qui concerne les services.

Retenons le jugement suivant : “L'OMC aura, dès sa création, de nombreux chantiers et bien des 'terra incognita' qu'il s'agisse des problèmes d'environnement ou du droit du travail... Il serait souhaitable que le mot ''développement'' utilisé pour la première fois au GATT ne reste pas une simple figure de style” (V. “Problèmes Economiques”, n° 2370, 6.4.1994).

Entre l'espoir et le doute, les contraintes et les décisions, entre la compétition et la coopération, il convient de faire une place à la rhétorique constructive, permettant au moins un échange d'arguments et un débat en vue de rendre compatibles les stratégies divergentes suivant les intérêts et les objectifs de chacun. C'est la fonction que nous conférons au G 7 en tant que formule de consultation remontant à 1985 et 1987 et destinée à contrôler des processus évolutifs que l'on peut considérer comme ayant un impact politique global. Faute d'un pouvoir mondial souhaité par certains mais peu probable dans un avenir prévisible, le G 7 (auquel doit se joindre la Russie) a du moins le mérite de symboliser politiquement une unité du monde (plus ponctuelle et plus souple que l'ONU), fut­ce à travers une “ diplomatie de club ” où le pouvoir des Etats les plus puissants est atténué sinon compensé par la modestie de ses actions. Cela est apparu notamment en ce qui concerne son objectif initial : la régulation des changes et son application au dollar (V. “Alternatives Economiques”, Hors série n° 23, 1995).

Cette fonction politique souvent symbolique n'est cependant pas négligeable et nous l'interprétons dans deux perpectives qui sont parfaitement compatibles. La première est suggérée par une analyse de S. Huntington considérant les voyages à l'étranger, les réunions au sommet, les déclarations et traités, les agressions rhétoriques, comme autant de compensations pour l'incapacité des hommes politiques de résoudre les problèmes internes de leur pays. La politique étrangère ainsi comprise est destinée à donner aux électeurs l'impression de succès internationaux même si les conséquences de tels actes peuvent se révéler néfastes par la suite. Si de tels motifs ne sont pas à exclure et s'ils contribuent à assurer une certaine stabilité dans les Etats les plus riches, on ne peut négliger le rôle joué par le G 7 en ce qui concerne une information mondialisatrice de problèmes fondamentaux qu'il est effectivement difficile d'aborder au seul niveau étatique. Ainsi en est­il de la conférence de Lille sur l'emploi où l'accent fut mis sur la croissance et le développement et non plus sur les contraintes financières inhérentes à la logique économique qui conduit à transformer l'emploi fixe créateur de chômage en employabilité à vie qu'il conviendrait de définir autrement que par simple référence aux statistiques concernant la situation américaine actuelle (V. “Les Echos”, 2.4.96). A Tokyo, le premier ministre japonais demande un accroissement des aides pour les pays les plus défavorisés en donnant un “nouvel élan aux discussions en cours au FMI et à la Banque Mondiale” concernant ce dossier (“ Les Echos ”, 24.6.96). Le problème du choix réducteur entre une protection sociale forte et un chômage réduit reste posé (“ Les Echos ”, 1.7.96). A Paris, c'est le problème de la lutte mondiale contre le terrorisme international qui est abordé avec, apparemment, plus d'efficacité (“Le Monde”, 22.8.96). A Lyon, la discussion sur la mondialisation des échanges fournit l'occasion d'évoquer les exclus de l'économie globale les chômeurs européens mais aussi la classe moyenne américaine condamnée à une anxiété économique (“ Le Monde ”, 22.8.96).

Tout se passe donc comme si le G 7 avait pour fonction de permettre aux chefs d'Etats les plus en vue de présenter au plus haut niveau et de manière ponctuelle les insuffisances et les dérives de l'économie globale qui sont à l'origine de graves ruptures sociales affectant justement des électeurs dont dépendent ces mêmes chefs d'Etats rendus paradoxalement prisonniers du régime démocratique qui fonde leur légitimité. La démocratie deviendraitelle ainsi une dysfonction dans le processus de mondialisation actuel ? La question mérite d'être posée.

3.2. La régulation régionale : coopération et compétition en Europe

L'unification de l'Europe a connu bien des avatars depuis ses premières réalisations. Le but essentiel, créer les conditions d'une paix sûre et durable après des guerres mondiales désastreuses, était un but politique concernant au premier chef la France et l'Allemagne. Cet objectif ne pouvant être atteint que dans un futur indéterminé, on décida de lui donner des points d'appui concrets dans des domaines précis et en procédant au coup par coup; ainsi fut créée la Communauté du charbon et de l'acier (CECA) alors que fut rejeté le projet de Communauté de défense (CED). La construction de l'Europe se trouva ainsi déplacée vers l'économie, déployant une stratégie de coopération rationnelle par rapport aux résultats des expériences passées, mais sans préciser formellement la conduite à tenir à chaque étape.

Conformément à ce modèle, le traité de Rome crée en 1957 la Communauté Economique Européenne (CEE). Dés lors la coopération européenne s'est développée dans trois directions par étapes successives : élargissement territorial avec l'adhésion de la Grande­Bretagne puis de huit autres pays; la démocratisation par l'institution d'une assemblée élue au suffrage universel; l'unification économique et financière renforcée par le traité de Maastricht (1991) instituant le marché unique de l'Union européenne (UE) et prévoyant la création par étapes d'une monnaie unique. Le développement de l'économie mondialisée n'a pas manqué d'interférer avec la coopération rationnelle fondée sur une expérience passée et les choix d'étape permettant d'opter aussi bien pour un changement des règles du jeu que pour une innovation dans leur application.

L'Europe explicite une approche de la globalisation économique qui, nous l'avons vu, implique les politiques étatiques mais en transformant les Etats­nations en acteurs potentiels ou réels, dominants ou dominés, d'une économie de marché exigeant la libre circulation des personnes et des biens. L'adaptation du politique relève du domaine des choix d'étape favorisant soit le processus d'autonomisation institutionnelle (Commission, Cour de justice, Parlement), soit le processus de négociation interétatique (Conseil des ministres, Conseil européen). La démocratie n'apparaît pas alors comme une externalité ou comme une dysfonction mais comme un “déficit ” dont la réduction peut prendre trois formes : renforcement du pouvoir du parlement par rapport à celui du conseil des ministres; renforcement du contrôle par le conseil des ministres composé de représentants de parlements élus au suffrage universel, face à la commission considérée comme une administration; suppression de l'exigence de l'unanimité pour la prise de décisions et cela afin d'éviter le blocage des choix. L'attitude du gouvernement britannique au moment le plus dramatique de la crise de la “ vache folle ” a mis en évidence cette grave lacune institutionnelle tout en révélant l'importance de la rhétorique comme procédé diachronique assurant la pérennité du système.

La solution est intervenue à propos d'un autre sujet de contestation : l'Europe sociale. “Les mécanismes de l'Europe sociale” font partie des nécessités que doivent envisager et satisfaire les autorités européennes en leur conférant “ la même importance qu'aux aspects économiques ” (Conseil Européen, Madrid, 1989). Ce principe s'est heurté à des traditions et à des valeurs différentes suivant les cultures. La Grande­Bretagne a refusé de s'associer à un tel programme jugé contraire à son choix libéral. Bien que ratifié par onze autres Etats, le texte s'est heurté à l'opposition de l'un ou de l'autre de ces Etats lors de son application : le blocage provoqué par la règle de l'unanimité a fonctionné à fond dans ce domaine. La solution a consisté en la création d'une “Europe sociale à onze” fondée sur une “ subsidiarité horizontale ” impliquant les partenaires sociaux et multipliant les cas où le vote à la majorité qualifiée entraîne la décision. Les tendances divergentes des différents modèles étatiques d'implication des travailleurs sont sauvegardées mais la globalisation est rendue plus difficile et hasardeuse. Cependant elle existe dans le domaine des choix d'étape où les diverses temporalités sont respectées.

Il convient d'insister sur le fait que la coopération rationnelle et les choix d'étape transforment la loi du marché en un programme politique conjoint et ouvert, ce qui fait défaut à la globalisation mondiale enfermée dans sa propre logique réductrice et cantonnée à l'application d'un programme économique et monétaire rigide.

La mise en place de l'union monétaire européenne constitue une expérience permettant d'évaluer et de nuancer éventuellement ce point de vue compte tenu de l'environnement globalisant actuel. Constatons d'abord l'identité des fins entre la régulation mondiale et la régulation européenne chargées d'assurer la stabilité monétaire et financière. Il apparaît ensuite que cette identité est moins marquée au niveau des moyens dominés d'un côté par des interventions administratives et techniques telles celles du FMI et de l'autre par des choix d'étape pouvant provoquer des ruptures et des crises hors d'un contexte politique donné. Les interprétations possibles des clauses du traité de Maastricht concernant l'union monétaire devraient permettre de poser le problème de manière concrète. La logique monétaire sous-jacente à ce traité est explicitée par trois impératifs qui définissent les critères de convergence devant permettre l'accès des pays européens à la monnaie unique : la limitation et le contrôle du taux d'inflation, la limitation des taux d'intérêt à long terme, la stabilité durable du taux de change. Les autres conditions internes sont : un déficit budgétaire réduit et une dette publique acceptable. Ces critères doivent être satisfaits dans des délais fixés et relativement brefs en 1998­1999. Cette rigidité procédurale est destinée à rendre l'opération crédible mais elle n'est pas sans susciter des doutes, surtout en période de dépression, lesquels donnent naissance à des “ rumeurs ” et parfois à des réserves comme ce fut récemment le cas en Italie. D'où des anticipations et des spéculations dangereuses dès lors que l'enjeu de l'opération se situe en bonne partie au niveau de la finance comportementale et symbolique (V. supra 1. 2­3). Son succès dépend en effet de la réussite de mesures échelonnées jusqu'en 2002, et cette réussite dépend, d'une part et au premier chef, de la confiance témoignée par les marchés boursiers, d'autre part, de l'adhésion des citoyens européens, enfin, du comportement des puissances économiques concurrentes. La création d'une banque centrale unique (Système européen de banques centrales) est également sujette au scepticisme et à la critique.

A titre de référence, retenons les critiques d'un très éminent économiste, théoricien de la pensée néo­libérale (V. “Problèmes Economiques”, n° 2475, 5.6.1996, p. 19), qui pense qu'une telle réforme est trop grave pour être réalisée. Il cite l'échec de tentatives antérieures pour établir des changes fixes, l'impensable suppression du rôle de toutes les banques centrales existantes y compris la Bundesbank censée dominante, la limitation coûteuse des compétences de pays qui se voient interdit de mener une politique économique adaptée à leur environnement et à leur situation. La critique se poursuit sur un plan politique, mettant en cause l'axe franco­allemand dominé par l'Allemagne, les ambitions des bureaucrates qui prétendent unifier des économies nationales au nom d'une économie de liberté qu'en fait ils renient, enfin, le biais anti­anglo­saxon de cette unification. Toutes ces remarques sont présentées avec des connotations ironiques révélatrices d'autres choix idéologiques. Par exemple, c'est la France qui en “s'efforçant par le verbe de sauver les apparences”, montre qu'elle a plus confiance dans la politique monétaire allemande que dans la [sienne] propre”, qui souffre de clichés, de phrases convenues, de sophismes, etc. Enfin, rien ne peut se substituer à une “ vraie nation européenne ” avec un gouvernement dont “l'autorité se substituerait à celle des nations existantes”. Des risques d'une monnaie unique nous sommes ainsi renvoyés une fois de plus à l'absence d'un pouvoir globalisant correspondant à une certaine idée du politique. La question se pose donc à ce propos : est­ce bien là l'interprétation qui convient pour caractÈriser une Europe en train de se bâtir suivant ses moyens et ses propres fins  ? La rhétorique est ainsi mise au service de la réflexion pour arriver à un premier constat que l'Europe dont il est question est une Europe à ancrages multiples et à combinaisons variables, en bref, à plusieurs vitesses, que l'on peut interpréter comme une assurance pour le futur ou comme une faiblesse insurmontable. Nous dirions que plus la coopération se précise et devient contraignante, plus les choix d'étape se multiplient et se diversifient, ce qui peut tout aussi bien être considéré comme une souplesse institutionnelle.

L'axe franco­allemand précédemment critiqué est un de ces choix destiné à créer un troisième pôle monétaire mondial capable de s'imposer et de faire prévaloir les intérêts économiques et financiers des pays membres dans l'économie mondialisée. Cet axe s'appuie certes sur la relative solidité et crédibilité du Deutschmark, et cela afin de donner plus de chances à l'opération. Mais dans une autre conception, il peut apparaître comme la volonté de certains pays européens, dont la France, de jouer le mark contre le dollar au niveau d'une finance comportementale élaborée. Et il est vrai qu'en cas de réussite l'unification monétaire européenne rééquilibrerait les marchés financiers mondiaux et diminuerait les effets de domination de telle ou telle monnaie. Elle favoriserait donc une compétition plus égale parfaitement compatible avec les règles de la finance et de l'économie globalisées. Cette politique est un choix d'étape dans la régulation régionale mais aussi dans la régulation mondiale où elle apporte une nouvelle expérience et une nouvelle philosophie qui sont loin d'être superflues.

Le choix d'étape concerne certes au premier chef les Etats européens qui sont obligés de se redéfinir institutionnellement dans le cadre de cette union monétaire comme ils le firent à propos de l'Europe sociale donnant naissance à une Europe à onze. Les critères de convergence créent cependant une situation nouvelle puisqu'ils rendent l'Europe monétaire plus ou moins accessible suivant des normes objectives (V. “Alternatives Economiques ”, n° 134, février 1996). Ainsi, huit Etats pourraient à court terme entrer dans cette union et compléter le couple franco­allemand. Trois autres (Grande­Bretagne, Suède, Finlande) sont en quelque sorte en réserve, étant très proches des précédents quant à la satisfaction des critères. Le problème devient ardu en même temps que révélateur sur les limites de la régulation globalisante quand on envisage la situation des quatre pays du sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce) dont les économies obéissent à des contraintes et à des critères différents, en décalage notamment par rapport aux pays industriels du nord car comportant une forte ruralité, des provinces traditionalistes nécessitant une aide parfois importante. Le cas de cette Europe du sud illustre le drame de la dualité sociétale qui semble inhérent à la globalisation dans pratiquement toutes ses manifestations actuelles. Des populations entières se trouvent constituées en “externalités ” par rapport à la production économique mondiale de par le jeu de la loi du marché. Nous reviendrons sur ce problème général mais il nous faut noter que la globalisation économique et monétaire européenne, si elle continue de se référer à un cadre politique évolutif, peut constituer une expérience intéressante et peut­être un modèle pour d'autres régulations venant corriger ou même modifier une conception mondialisante trop technique et réductrice.

4. DE LA PENSÉE GLOBALlSANTE AUX ANOMIES SOCIÉTALES

Dernière question, ultime défi de cette approche de la mondialisation que nous voulons ouverte et compréhensive : comment réintroduire l'homme total à la fois physique et mental, motivé et rationnel, local et planétaire, permanent et changeant, soumis et révolté ­ dans les logiques dominées par une science économique globalisante, idéologiquement dominante, mais rationnellement impuissante à rendre compte de la complexité de la situation mondiale actuelle envisagée historiquement et humainement.

C'est dans de telles conditions qu'il est possible de concevoir une modélisation non pas réductrice mais problématique, impliquant des approches dialectiques de la complexité perçue. Les analyses qui ont été déjà présentées ont mis en évidence des processus diversifiés que l'idée de marché global tend à unifier théoriquement alors qu'ils mériteraient d'être traités séparément sans négliger pour autant leurs relations éclectiques sources de contradictions interprÈtatives mais aussi de situations critiques, voire de crises, au niveau des sociétés.

Rappelons à cet égard que les marchés sont d'abord et principalement perçus comme des processus de production de biens fondés actuellement sur un développement sans précédent des technologies et de l'information, qui ne peuvent qu'accroître indéfiniment en principe la fourniture de richesses pour le plus grand bien de l'humanité. Cependant ce même développement est fondé sur une globalisation financière ayant ses propres rationalités et motivations où domine une conception symboliquement monétariste des “lois ” du marché, et que l'on peut également interpréter comme un ensemble organisé de circuits orientant et maîtrisant l'utilisation des monnaies en fonction des taux de change, des choix concernant les placements des investisseurs et des épargnants en tous genres (dont font partie les mutuelles et les assurances à caractère social), des contraintes imposées par les organisations internationales, etc. Il n'est pas excessif de penser que la notion d'investissement productif change de sens en devenant dépendante de telles logiques et opérations aléatoires pouvant avoir de multiples effets pervers.

Le lien est alors facile à établir avec un autre circuit monétaire en quelque sorte concurrent car il détermine le niveau de la demande exprimant des besoins liés au niveau de vie lequel est très dépendant de ce qu'il est convenu d'appeler le “ marché du travail ”. En fait, il s'agit d'une dépendance des circuits précédents que l'on peut schématiser comme suit : la stabilité économique prioritaire dépend de la stabilité monétaire, laquelle est conditionnée, d'une part, par l'équilibre budgétaire, d'autre part, par une limitation des dépenses salariales et de la protection sociale. La notion de demande tout comme celle de niveau de vie (où les biens durables ont pris de plus en plus d'importance) perdent à leur tour tout leur sens dans un tel contexte censé globalement “ rationnel ”. Ces constats nous permettent d'arriver à une dialectisation fondamentale pour notre recherche : la globalisation se présente et doit être interprétée comme le substrat économique d'un nouvel état sociétal mondial pouvant être modélisé en s'inspirant d'un concept aussi ancien que rarement employé dans un tel cadre : il s'agit du concept d'anomie.

4.1. L'interprétation anomique de la modernité

Le terme “interprétation” convient à l'usage qui est fait du concept d'anomie en raison de la complexité de ses référents et de la multiplicité de ses manifestations. Deux propriétés définitoires méritent d'être soulignées d'emblée en vue de caractériser ces significations sur un plan général : la compréhension résultant de la temporalité de ses caractères, l'extension mettant en évidence la multiplicité et la particularité des phénomènes visés.

La compréhension fait référence à la continuité du signifiant culturel telle quelle se manifeste au niveau des valeurs. Elle permet de traiter l'anomie comme une propriété de la modernité historiquement définie par la pensée des Lumières puis matérialisée par la révolution industrielle. Elle fait référence aux mutations de l'éthique dominante d'une civilisation. En bref, et s'agissant de l'Europe, une première mutation significative a concerné le passage d'une morale de l'ordre divin à la conception de morales dans l'ordre humain ; une liaison doit être alors établie et précisée à ce stade entre une éthique tendant à la conservation prioritaire de la société humaine et l'ordre juridique à la base des lois civiles plus limitées, cela dans une perspective kantienne. Le développement de l'économie capitaliste est à l'origine d'une autre mutation radicale, mise en évidence par d'abondants écrits du XIXe siècle. L'idée de progrès tend alors à se substituer ou à s'identifier à celle d'éthique en se fondant sur des valeurs matérielles, sur la domination de la nature par l'homme grâce à la science, sur la réussite individuelle dans l'ordre social, économique et financier. Cette conception réductrice n'a cependant pas résisté à une critique fondée sur une idée de la justice et de la solidarité qui doivent toujours régir les relations humaines. D'une certaine manière, on est ainsi revenu au point de départ, ce qui constitue une illustration de la dialectique anomique. C'est le moment d'évoquer l'idéalisme sous-jacent au matérialisme historique de Marx (notamment dans le Manifeste) : le capitalisme doit être dénoncé, condamné et déchu en raison des rapports de pouvoir et de domination qu'il crée pour aboutir à la lutte des classes. Bien que toujours invoquée, il est peu probable que cette théorie, inspirée par l'économie industrielle européenne évoluant vers le taylorisme, puisse saisir et expliquer la '' réalité sociale actuelle ” (V. “ Alternatives Economiques”, n° 39, 1996). Précisons : la classe des travailleurs, privée pour une bonne part de sa base ouvrière, divisée en corporatismes sans références idéologiques ni dimensions mondiales, désarmée politiquement par l'échec des expériences communistes, ne peut plus être actuellement l'instrument d'un changement éthique à l'échelle mondiale. Mais cette permanence de l'incertitude durant trois siècles, n'est­ce pas ce qui définit l'anomie en compréhension ? Une éthique toujours en quête d'elle-même, appartenant à l'univers du symbolisme et des idéalités; une constance concernant l'incertitude du destin des hommes et des tentatives pour rationaliser cette incertitude.

Envisagée en extension, l'anomie permet d'élaborer des regroupements typologiques de phénomènes concrétisés par de multiples vécus individuels ou collectifs en rapport avec la diffusion des valeurs éthiques que nous venons d'esquisser ainsi que des changements qu'elles entraînent dans les mentalités et les cultures, dans les actions qui les traduisent dans l'évolution historique. Cette propriété a été présentée comme la “séparation de deux plans ” : lorsque les attentes de rôles par les acteurs ne sont plus identifiables par ceux­ci; et que disparaissent les “guides généraux que constituent les critères de valeur ”; enfin, lorsque se manifeste une disjonction entre les fins essentielles de l'acteur et les instruments institutionnalisés que la société lui accorde ” (F. Chazel).

En compréhension comme en extension, l'anomie apparaît donc comme un concept dynamique dont la signification s'est modifiée métaphoriquement en vue de permettre une adaptation des recherches exploratoires à des cas et circonstances changeants. Il nous appartient de montrer que le lien entre la globalisation économique et la mondialisation sociétale s'inscrit dans ce cadre de pensée que d'éminents auteurs ont fait progresser depuis un siècle. Il est toujours fait référence à E. Durkheim en tant qu'initiateur dans ce domaine. En bref, ce concept lui a permis de rendre compte de l'unité théorique qui caractérise les motivations sociales de phénomènes aussi différents que statistiquement significatifs tels la nature des relations de travail ou encore le nombre des suicides, envisagés par rapport aux individus doués d'une conscience critique et à la société en tant que manifestation de règles et de normes plus ou moins précises et contraignantes, pouvant devenir inacceptables par ces mêmes individus. Cette perspective est affinée par des études de cas. Ainsi, Durkheim, confronté à l'affaire Dreyfus, est amené à intégrer dans son modèle l'antisémitisme en tant que manifestation irrationnelle d'une agressivité ethnique destinée à déculpabiliser une majorité d'individus condamnant, pour se venger, un groupe minoritaire érigé et dénoncé comme coupable. Cette même caractéristique anomique fut, on le sait, reprise et approfondie à propos du nazisme, l'investigation allant jusqu'à la formulation suggestive de la théorie de la personnalité autoritaire.

Ensuite, il convient d'insister sur le fait que l'évolution du concept n'a pas remis en cause son fondement essentiellement négatif qui s'est trouvé également enrichi par les analyses et les interprétations subséquentes. La théorie offre ainsi la possibilité d'étendre l'investigation à des perspectives et à des cas plus divers et complexes. R. Merton insiste sur la nécessité de privilégier l'étude de la condition individuelle par rapport à l'environnement vécu, ce que, selon lui, Durkheim aurait évité. Il va jusqu'à élaborer une typologie des modes d'adaptation individuelle à des composantes sociales réduites à des buts culturels et à des moyens institutionnels. Ainsi peut­on distinguer, en simplifiant, les conformistes toujours respectueux des buts et des moyens, les innovateurs décidés à sacrifier les moyens pour sauvegarder les buts, les ritualistes adoptant la position inverse, les abstentionnistes en retrait par rapport aux buts et aux moyens, les rebelles acceptant les principes des buts et des moyens mais souhaitant changer leur contenu, c'est­à­dire la structure sociale. Cette typologie appelle des remarques de deux ordres également suggestives à notre point de vue. La première concerne le cadre culturel limité à une société déterminée par rapport à laquelle sont définies les notions d'individu et d'adaptation, tout comme celles de but et de moyen. La seconde pousse au contraire à tenir compte de la complexité des situations et des cas trop souvent ignorés, bien que cités par l'auteur, et qui nous intéressent tout particulièrement parce qu'ils concernent la société américaine et révèlent donc des constantes significatives pour l'étude de la pensée globalisante actuelle. Ainsi un premier cas nous conduit au plus haut niveau des principes culturels de la société américaine, un individualisme puritain, dont le but censé partagé par tous serait le succËs financier et le gain d'argent qui en font “ une société qui valorise au plus haut point l'abondance économique et l'ascension sociale de tous ses membres ”. Tel est également le principe de l'économie globale libérale. Le deuxième cas retenu est constitué par les résultats d'une étude empirique des conditions objectives de l'anomie (dans l'esprit de Durkheim ?) qui relativise, si elle ne le contredit pas, le principe cité pour des raisons à la fois économiques et éthiques : ces conditions objectives de l'anomie se révèlent étroitement liées au niveau de délinquance, au nombre de résidents afro­américains, au faible pourcentage de propriétaires dans les zones étudiées. Manifestement, le “rêve américain” n'est pas vécu de la même manière par tous les américains.

Ce simple constat casuel ouvre la voie à une exploration réaliste de la globalisation économique en tant “but culturel” lié à une idéologie sous-jacente à une culture nationale dominante dans le monde actuel. C'est le moment de rappeler que d'autres cultures prévoient et organisent des rapports entre individus et sociétés sur d'autres bases tout aussi valorisées pour autant qu'on puisse en juger. La recherche conventionnelle de la solidarité et d'une relative égalité grâce à une distribution équitable des revenus et à une protection sociale pour tous, telle est la base de l'Etat­providence relevant d'une autre culture et d'un principe garantissant à tout le moins le droit de vivre décemment suivant des normes édictées par l'Etat. C'est pourtant cette culture et ce principe qui sont condamnés par la loi du marché de l'économie et de la pensée globalisantes. En termes d'anomie, on peut penser que le problème va subsister et se poser à un autre niveau : dans les sociétés duales divisées en nantis et en exclus qui sont ainsi engendrées quel sera le prix à payer pour maintenir la paix sociale et la stabilité politique  ? Comment sera­t­il payé et par qui ? On peut imaginer une autre forme de solidarité et une autre fonction de la démocratie et de ses principes tendant à faire profiter tous les individus des gains de production dus au développement des technologies nouvelles. Ce peut être aussi une utilisation collective des ressources offertes par une organisation sociale d'esprit communautaire hiérarchisé pouvant instituer une forme de compensation acceptable selon la tradition comme au Japon ou dans les économies émergentes de l'Asie du Sud­Est. Le problème reste posé pour les communautés tribales étatisées d'Afrique où ce sont les luttes ethniques qui conditionnent l'accès privilégié aux richesses.

Enfin, le fondement négatif de l'anomie se manifeste dans les sociétés, mettant en cause non seulement des buts culturels et des moyens institutionnels, mais aussi l'existence même de l'ordre social à la base de ces sociétés, fut­il démocratique et libéral comme lors de l'instauration des régimes fasciste et national­socialiste. Ce rejet, plus ou moins radical, plus ou moins violent peut revêtir de multiples expressions et produire de multiples effets, il faut cependant rappeler qu'il s'agit là d'abord de constantes anomiques observables dans les pays où l'industrialisation, l'urbanisation, la technicisation ont été ou sont encore des phénomènes endogènes relevant dans une certaine mesure des types de Merton, par exemple l'apathie qui se manifeste par un retrait de la vie publique allant de l'abstention électorale à la recherche d'un refuge culturel dans des pratiques religieuses ou chamaniques dans le cadre d'églises, de sectes, de communautés offrant des valeurs de substitution. T. Parsons insiste sur les réactions politiques de type nationaliste en vue de défendre la tradition, l'honneur, la fierté contre des formes d'universalisme et d'intellectualisme venant pervertir les institutions démocratiques libérales à l'excès, tel peut être le thème majeur d'une idéologie en apparence novatrice et rassurante. C'est là une occasion d'insister sur le rôle de la propagande en tant que contrôle des situations anomiques par une manipulation des esprits par la parole et l'écrit, et surtout actuellement, par l'utilisation des médias qui vont jusqu'à substituer aux idéologies absentes des jeux télévisuels intégrés au vécu quotidien de la plupart des individus au même titre que le football, le hockey ou la publicité ou encore des jeux d'argent allant du boursicotage aux loteries. L'apathie anomique est ainsi transformée en une réponse adaptée à une nouvelle forme de contrôle social qu'il est difficile de dissocier d'une société globalisée par les technologies et la finance.

Il est cependant acquis que ce contrôle n'exclut pas les réactions de rejet différenciées suivant les cultures politiques. Ainsi, I'Etat­providence qui représente une culture politique valorisée par les citoyens de multiples Etats européens continentaux, qualifiée de “ capitalisme mercantiliste ” par les tenants du “ capitalisme libéral ”, reste le symbole d'une résistance susceptible de réactions de défense sous forme de grèves, de manifestations, de troubles de l'ordre public, de votes de rejet, qui ne peuvent laisser indifférents les gouvernants pourtant soumis aux contraintes de l'économie globale.

D'une tout autre ampleur à terme est l'anomie fondamentale qui caractérise les comportements individuels dans les pays en voie de développement où les valeurs traditionnelles légitimes sont menacées par une contrainte oppressive à ta fois matérielle (source de biens et services) et psychologique car provoquée par une insécurité et une menace nées d'un affrontement inégal avec une société extérieure perçue comme supérieure car pouvant imposer ses choix exogènes. C'est cette forme profonde d'anomie, en grande partie créée et imposée par la globalisation économique, qui nous conduira à envisager ses effets possibles sur le plan mondial compte tenu des évolutions démographiques sur une surface planétaire limitée.

Tels sont les thèmes que nous voudrions évoquer et essayer de préciser dans les pages suivantes consacrées à deux formes d'anomie “ mondialiste ” actuellement dominantes dans le cadre d'une globalisation économique trop souvent présentée comme un cadre inévitable et même souhaitable des échanges mondiaux, et qui se heurte pourtant dès maintenant aux états de crise et d'angoisse provoqués par la transformation des sociétés développées en sociétés duales et par les déséquilibres liés aux inégalités économiques et politiques qui interdisent trop souvent l'accès des plus pauvres aux biens les plus vitaux à l'échelle mondiale. Cette réalité anomique a pour caractéristique d'échapper totalement aux statistiques économiques et financières censées refléter objectivement l'état du monde.

4.2. Les sociétés duales

Les fractures sociétales dans les pays développés sont ignorées par les théoriciens et les gestionnaires de l'économie globale tout simplement parce que le problème ne saurait se poser dans le modèle qu'ils préconisent; un équilibre doit nÈcessairement intervenir par référence aux principes qu'ils défendent. Le chômage et le sous­emploi ne peuvent être que diminués par une croissance économique accrue du fait de la liberté des échanges et de l'ouverture des marchés; leur persistance ne peut qu'être due au non respect de ces impératifs rationnels. Certes, la globalisation économique crée de nouvelles formes de travail et de rémunération auxquelles il faut s'adapter. La sécurité de l'emploi n'est plus garantissable dans une économie concurrentielle à l'échelle planétaire mais une situation d'employabilité est créée pour tous les individus en fonction de leurs capacités et de leurs ambitions. La protection sociale, en raison de ses effets pervers, est proscrite par un libÈralisme économique censé favoriser une meilleure répartition et une rémunération plus adaptée de la force de travail à l'échelle toujours planétaire. Reste le prix de la paix sociale dans les Etats ou unions d'Etats où la morosité et l'anxiété sont l'expression d'une anomie pouvant dégénérer à tout moment en un rejet politique électoral pouvant aller jusqu'à favoriser les partis extrémistes, en manifestations de mécontentement sous forme de grèves, d'interventions de groupes de pression influents, de désaveu populaire, enfin, d'une manière subreptice mais d'autant plus dangereuse, en criminalité ponctuelle ou organisée. C'est ainsi que la mondialisation peut être pensée, à notre point de vue, comme une série de choix d'étape cruciaux en situation d'anomie impliquant des motifs humains profonds.

Concernant le problème du chômage métaphoriquement changé en employabilité à vie (forme concrète de la “flexibilité”), il est probable qu'un meilleur taux de croissance espéré ou attendu à l'échelle mondiale, ne peut que favoriser la création de nouveaux emplois, mais il n'est pas du tout certain que cela soit suffisant dans la situation actuelle. A court terme, il est aussi concevable que des politiques économiques et financières soient mal adaptées à la conjoncture, créant des conditions difficiles mais provisoires dans une évolution cyclique des activités productives : c'est l'explication conventionnelle. D'autres hypothèses s'imposent : telles qu'il est possible de les vivre et de les décrire, les crises actuelles de l'emploi participent d'une mutation d'un type nouveau provoquée par un changement en profondeur de l'économie sous l'influence de facteurs cumulés que nous avons déjà mentionnés : les technologies, les entreprises­réseaux, la concurrence accrue, les finances boursières, les déréglementations, etc.. Il n'existe pas de statistiques fiables concernant un tel chômage structurel s'inscrivant dans le long terme, mais des indicateurs concernant les types d'emplois proposés donnent une idée de son importance. Ainsi, en France, qui figure parmi les pays les plus touchés, les offres d'emplois durables en 1995 n'ont représenté qu'un tiers d'un total de deux millions, les offres restantes se partageant entre emplois occasionnels et emplois temporaires dont la durée est le plus souvent inférieure à six mois (“ Le Monde ”, Dossiers et documents n° 246, septembre 1996). Le développement des technologies nouvelles est considéré comme créateur d'emplois dans les années qui viennent notamment dans les télécommunications. Il est beaucoup plus actuel et alarmant d'observer que, dans un environnement économique libéralisé, elles entraînent d'importantes suppressions d'emplois parmi les travailleurs considérés comme non­qualifiés mais aussi, de plus en plus, parmi les cadres. Du point de vue financier actuellement déterminant, ces technologies peuvent être considérées comme substituant des investissements de pointe en constante évolution à un travail humain jugé toujours plus coûteux. Dans de multiples secteurs, s'opère ainsi un déplacement des flux de revenus de la rÈmunération du travail y compris la protection sociale, vers les marchés financiers, diminuant la demande de biens et de services, créant une situation à la fois de manque pour beaucoup, de saturation pour d'autres, enfin de surproduction.

La prise de conscience du choix d'étape incertain que constitue la globalisation économique dans la vie individuelle et collective des hommes s'exprime dans différentes réactions sociales et culturelles. C'est ainsi que l'on peut envisager une inversion du déplacement des richesses produites par des réformes allant d'une fiscalité redistributive jusqu'à un certain point à une limitation de la durée du travail rendant théoriquement plus d'emplois disponibles. Il peut s'agir également de favoriser de véritables reconversions du travail organisé en travail de proximité, en activités communautaires, en éducation et loisirs, d'arriver ainsi à une nouvelle conception de la vie dans laquelle le travail n'aurait plus une place prépondérante comme ce fut parait­il le cas dans d'autres cultures. Notons que ce sont là autant de points de vue sur la façon de gérer l'employabilité.

A court et moyen termes, on ne saurait cependant ignorer la morosité ou l'anxiÈté engendrée par cette incertitude vitale apparemment générale. Ainsi, aux Etats­Unis, malgré un taux de chômage relativement bas, la globalisation économique a engendré une anxiété économique née de l'incertitude des emplois, de l'inégalité croissante des revenus, de la discrimination raciale sous­jacente. Il apparaît que la création de nouveaux emplois durant les périodes de relative prospérité cyclique ne supprime pas cette anxiété car chacun sait que ces emplois en général mal rémunérés ne sont que des occupations provisoires (V. “Business Week”, 11.3.1996; “Les Echos ”, 1.4.1996).

Ces états psycho­sociologiques d'introversion sont le signe d'un malaise dont les extériorisations possibles ne sont guère rassurantes pour la stabilité politique pourtant très valorisée par les acteurs économiques globaux. Il pourrait même être envisagé que la globalisation à outrance crée les conditions de sa propre limitation sinon de son élimination. Par exemple, notons une réaction type en ce qui concerne les délocalisations : si vous ôtez telle entreprise d'un pays pour la transférer dans un autre pays où la maind'oeuvre est moins chère, il n'est pas du tout acquis que vous pourrez réimporter. On peut voir dans cette réaction un effet pervers des déplacements inconsidérés de revenus en tant que source d'appauvrissement des populations pouvant engendrer une demande décroissante subie ou voulue par des acheteurs potentiels. Dans le même ordre d'idées, le développement des migrations en vue d'assurer une main­d'oeuvre en général peu qualifiée à un meilleur prix, favorise des réactions hostiles pouvant servir de base à des formes organisées d'ostracisme et de racisme populistes dans des groupes et des partis extrémistes. Cette situation provoque ou renforce le développement d'économies parallèles illégales ou criminelles organisées en réseaux mondiaux dont les profits constituent déjà une part non négligeable des finances mondiales nonobstant les problèmes de poursuites et de répressions pénales.

Notons enfin que le rejet de cette société mondialisée par une économie globale peut prendre la forme de contre­sociétés utilisant les croyances négatives pour fonder de nouvelles formes de vie collective : mystiques et rituels sacrés, sectes ou mafias, ou encore : organisations terroristes imposant un état de guérilla aux manifestations ponctuelles, revendicatives, amplifiées par la publicité médiatique.

Le problème de la survie ou de la renaissance de la lutte des classes peut ainsi se poser mais il est peu probable qu'il permette de “saisir la réalité sociale ” actuelle devenue trop complexe : la classe ouvrière, réduite, éclatée en corporations, sans références idéologiques, n'est plus ce qu'elle était. Quant à la classe dominante, elle n'est plus uniquement capitaliste : la complexité des réseaux d'information, de production et de pouvoir lui ont conféré de multiples dimensions géographiques, politiques, culturelles (V. “Alternatives Economiques”, n° 29,1996)

4.3. De la dualité mondiale aux limites écologiques

La situation des pays en développement est décrite à partir d'une forme de dualité entre un Nord développé et un Sud sous­développé par référence aux critères de la pensée libérale globalisante définissant les étapes d'un développement économique uniformisé. Ce déséquilibre dualiste (déjà concrétisé par la colonisation) est ressenti et dénoncé depuis l'instauration d'une régulation des échanges internationaux par le GATT. Les principes de liberté du commerce et de non discrimination en ce qui concerne les tarifs douaniers ont été immédiatement perçus comme une consécration de l'inégalité en faveur des pays développés, privant les pays en développement de toute possibilité réelle d'évolution par le commerce international. En particulier, la règle de réduction réciproque des tarifs met en évidence la possibilité pour les pays les plus puissants d'imposer des mesures protectionnistes en vue de sauvegarder certaines de leurs activités et de satisfaire des groupes de pression puissants (par exemple dans l'agriculture et le textile). Les longues négociations du Kennedy round devraient permettre d'atténuer sinon de supprimer ces inégalités. Il appartient cependant à l'OMC de définir la portée des nouveaux accords. L'autre facette de cette politique commerciale et financière inégalitaire est, comme nous l'avons exposé, la politique du FMI en vue d'aider les pays en difficulté acceptant d'appliquer une discipline libérale, de privatisation, de débudgétisation et d'équilibre du commerce extérieur. Le préjudice ainsi subi par les populations concernées est considérable et représente une forme d'anomie profonde alliant le néocolonialisme et les dictatures à une misère aggravée par un surpeuplement ruralisé et une explosion urbanistique, le tout sans espoir. C'est ce que l'on peut considérer comme une anomie profonde globale car liée à une économie elle­même globale.

L'approche anomique consiste d'abord à élaborer une problématique plus compréhensive et ouverte dont nous donnons deux exemples dans le prolongement de la conception durkheimienne. Dans le premier, les valeurs morales et religieuses, bien que perturbées par la culture moderniste, sont cependant défendues, entraînant à un certain niveau un rejet et une condamnation violente de cette culture. Le modèle en est l'Islam et sa conception mystique et universelle de la communauté, I'Umma. Cela n'empêche pas, à un autre niveau, une adaptation des techniques capitalistes afin de les rendre compatibles avec les valeurs du Coran, voire de les contourner au profit des pays musulmans producteurs de pétrole, il suffit de convertir les intérêts financiers constituant une usure interdite en un partage de bénéfices accepté sous certaines conditions. L'autre exemple est plus général et se situe dans les perspectives développées par Tönnies : l'opposition entre communauté et société autrement dit entre vie rurale de proximité et vie urbaine étatisée et monétarisée, n'est pas traitée “à l'européenne” mais problématisée et vécue d'une manière originale qui mérite d'être présentée comme une nouvelle politique d'adaptation à l'anomie créée par la globalisation, comme un moyen d'y survivre en plaçant ses valeurs et sa culture dans une temporalité indéterminée, comportant des choix d'étape indépendants des normes globalisantes.

Une première manifestation de cette approche réside dans la philosophie et les actions de certaines organisations non gouvernementales (ONG) travaillant notamment en Afrique et en Amérique Latine (SOS­Sahel, Terre des hommes, etc.). La situation sur le terrain est considérée comme le point de départ d'un programme souple d'adaptation de la vie communautaire plus ou moins perturbée, plus ou moins intégrée dans son environnement immédiat, aux changements créés par des environnements lointains présentant trois caractères : certes des contraintes économiques et démographiques mais aussi des techniques et des savoir­faire permettant d'atténuer, voire de dépasser les effets anomiques profonds et destructeurs (construction de puits, de routes, protection des cultures et de l'environnement, développement de l'éducation, de la protection sanitaire, du contrôle des naissances etc.), et enfin des moyens financiers à la base d'une économie humanitaire sans but lucratif, certes limitée mais avant tout fondée sur la collaboration des intéressés eux­mêmes. Précisons que cette économie globalisante mais différenciée n'obéit à aucun des principes de l'économie financière, sa théorie reste à élaborer dans un cadre original que l'on a pu esquisser comme suit (V. “Problèmes Economiques”, n° 2456, janvier 1996, p. 28). La notion de bien et de service publics à l'échelle mondiale doit être créée ou revalorisée en vue de compenser les effets pervers d'une modernité imposée, illustrée par les mécomptes de la “ révolution verte ”. L'objectif est de rétablir ou de réinventer les communautés locales dans leurs capacités productives. L'esprit communautaire se manifeste également au niveau global par les motifs désintéressés qui ne relèvent pas de la cupidité calculée mais de la confiance en certaines valeurs humaines, religieuses, collectives ou vitales. Cette confiance s'adresse également à l'organisme intermédiaire entre le donneur et le receveur, elle a pour principal fondement l'information que l'organisme fournit lui­même sur ses actions et ses besoins; à noter l'existence d'une certaine concurrence avec d'autres organismes, ce qui élargit l'inventivité et les choix possibles grâce à une information accrue. Reste à situer ces organismes et, d'une manière générale, l'économie humanitaire par rapport aux économies étatiques et globale : l'approche institutionnelle met l'accent sur les cadres formels, juridiques, politiques, économiques et financiers qui s'imposent aux différentes organisations publiques depuis le FMI jusqu'à la Communauté européenne. Les ONG font appel à une conception plus large faisant d'elles des acteurs originaux reflétant la complexité des processus de mondialisation et de leurs conséquences humaines. Compte tenu des multiples manifestations de l'anomie profonde, il conviendrait également de mieux connaître les motifs individuels désintéressés qui, dans différentes cultures, poussent des individus apparemment “ rationnels ” à soutenir de telles organisations et à intervenir “ hors­norme ” si on prend pour référence le calcul de leur plus grande utilité économique. A noter que ces motifs désintéressés existent dans d'autres domaines tels que l'enfantement, la charité ou l'écologie. Enfin, il convient de tenir compte d'un autre ensemble de motifs : celui qui guide les choix des individus et des populations affrontés à la globalisation. A cet égard, l'expérience des pays de l'Asie du Sud­Est mérite d'être opposée à celle des pays africains : les facteurs favorables à une croissance économique efficace ont été perçus et mis en oeuvre au niveau des Etats où l'autorité politique et sociale susceptible d'attirer les investissements et les techniques étrangers, a été d'abord fondée sur un développement de l'agriculture permettant de satisfaire les besoins alimentaires et d'éliminer la pauvreté tout en conservant le milieu rural. C'est sur cette base sécuritaire qu'un processus de croissance a pu être développé en fonction des possibilités locales mais aussi des besoins les plus prometteurs de l'économie mondiale, notamment dans la sous­traitance de travaux essentiels aux technologies modernes (V. “Problèmes Economiques”, n° 2480, juillet 1996). Il semble que le dynamisme de ces Etats émergents ait pu les conduire jusqu'à constituer des connections leur permettant de jouer un rôle de groupe de pression lors des cycles électoraux aux Etats­Unis. Cet aboutissement est significatif de l'ouverture des choix d'étape offerts aux pays du Sud (V. “ Newsweek ”, 28.10.1996).

L'anomie caractérise la société humaine en raison de la dimension morale, intellectuelle, du social; suivant Durkheim, elle ne saurait se manifester dans le domaine de la matière, du monde physique ou du monde animal dépourvu de conscience. Or c'est à ce deuxième niveau que se posent d'après nous les problèmes écologiques cruciaux que l'homme doit affronter et qu'il perçoit très nettement : par exemple, la pollution atmosphérique, l'épuisement des ressources naturelles, la destruction d'un environnement vital. L'économie classique ne manque pas de théories concernant la gestion de certaines de ces externalités soit sous forme d'investissements publics présentant une forme particulière de rentabilité, soit sous forme de facteurs de compétitivité sur les marchés. Le premier point de vue est présenté à propos de l'effet de serre (V. “Problèmes Economiques”, n° 2456, janvier 1996). Les effets pernicieux de la combustion exigée par une industrialisation croissante de la planète étant généralement reconnus, il convient de les considérer comme un dommage possible et variable pour l'avenir. De ce fait, la limitation de la pollution devient un investissement public dont les coûts sont actuels et les bénéfices à long terme. Les motifs présentés sont d'ordre moral puisqu'il s'agit de valoriser l'avenir de façon à déterminer un “ coût d'opportunité ” permettant de déplacer des investissements privés actuels vers des investissements susceptibles de permettre la production de biens privés dans l'avenir. Le motif est apparemment éthique et fait appel à la solidarité inter­générations; il généralise aussi une certaine conception du service public en tant que phase préparatoire à une entreprise compétitive dans un marché global, conception que nous avons déjà exposée (Supra 2.1). Quant à l'applicabilité de cette théorie dans les perspectives du commerce mondial actuel, elle paraît pour le moins douteuse car située dans une temporalité inaccessible aux critères actuels de rentabilité. Interviennent également les effets de l'anomie profonde qui rendent les Etats en développement moins sensibles à la pollution que les Etats développés, ainsi la destruction de la couche d'ozone par le chlore utilisé notamment dans les gaz des réfrigérateurs, a conduit à conclure des accords internationaux interdisant ces gaz, les pays du Sud, notamment l'Inde et la Chine, n'ont pas jugé acceptable ce motif de réduire leur production de réfrigérateurs polluants. Le même raisonnement et la même conclusion se retrouvent dans d'autres secteurs qu'il s'agisse de la déforestation ou des essais nucléaires. Ainsi se trouve à nouveau posé le problème de l'anomie fondamentale dans d'autres perspectives de l'économie globalisée.

Un second point de vue fait appel au choix rationnel des consommateurs informés par des organisations non commerciales et désireux de tenir compte des caractéristiques écologiques des produits qu'ils achètent : tel est le motif de la compétitivité écologique qui tend à se développer dans le commerce de détail, rendant ainsi manifeste l'influence du public dans ce domaine encore limité. Notons là encore l'impact de la dualité sociale qui exclut à priori d'un tel choix les consommateurs les moins favorisés.

D'une manière générale, les temporalités écologiques ne semblent pas pouvoir être maîtrisées actuellement en raison de leur diversité dans l'espace et dans le temps en conflit évident avec des intérêts commerciaux et financiers plus que jamais réduits au moment présent. Paradoxalement, il ne semble pas que les dimensions intellectuelle et morale du social puissent à présent prendre efficacement en compte la nature physique des problèmes posés par l'écologie, alors qu'il est parfaitement connu que les réserves, les ressources planétaires sont limitées. Cette situation nous renvoie peut­être à un autre type d'anomie, une hyperanomie, volontairement placée hors du temps, à l'échelle de l'espèce humaine vue dans un monde autre, optimiste ou pessimiste.

Département de science politique Faculté des sciences économiques et sociales

Université de Genève

et Groupe de Recherche sur l'adaptation, la systémique et la complexité économique URA­CN.R.S. 935 Aix­en­Provence