Le bruit et le stress : fonctions du droit

 

Danièle Bourcier

directeur de recherche au CNRS

 

 

"Je ne peux me passer des bruits de la ville....

J'aime entendre les voitures, les sirènes de pompiers

et les marteaux-piqueurs..."

Woody Allen

 

 

On sait depuis longtemps que le bruit est facteur de stress. Mais tout bruit et tous les bruits ne sont pas sources de gêne. Peuples, catégories sociales et individus ne sont pas égaux devant la gêne due au bruit. Les Français semblent par exemple être particulièrement affectés par cette nuisance. Sont-ils par là même plus exposés que d'autres peuples ?

De nombreux travaux scientifiques mais ausi des rapports et des lois montrent à l'évidence que cette question de la sensibilité à l'environnement sonore est plus complexe que l'analyse des mesures pourrait le laisser croire (on dispose de plus en plus d'appareils de mesure dont on connaît de plus en plus les limites...) et que l'analyse physiologique doit être combinée à celle des facteurs culturels, dans leur dimension collective et subjective (voir Annexe).

En effet la plupart des schémas décrivant les mécanismes d'action d'un stresseur indiquent qu'il existe des facteurs individuels comme le savoir, la personnalité, l'attitude mais aussi les facteurs de situation comme le contexte social, le climat social et le niveau de contrôle. Si on insiste sur les facteurs extérieurs, il convient de savoir en conséquence comment la collectivité et l'individu (le citoyen, l'électeur, le militant, ...) peuvent intervenir pour lutter contre le mécanisme de déclenchement du stress et maintenir une certaine homéostasie sociale ou ... personnelle.

Le droit est un mécanisme de régulation particulièrement efficace pour agir sur les facteurs de situation. Mais on le réduit trop à son rôle répressif c'est-à-dire à la phase d'application des règles ou à sa fonction préventive comme élément de dissuasion. En réalité, lors de la genèse de son élaboration (au niveau national s'il s'agit de la loi) mais aussi local (s'il s'agit de définir une politique municipale), il fait intervenir de multiples acteurs sociaux qui vont participer à une dynamique d'expression-action et canaliser, par la prise de parole collective ou la mise en forme de règles, des réactions de violence contre le stress qu'ils dénoncent. En élaborant des solutions normatives, ou en trouvant des solutions négociées, les plaigants du bruit transforment leurs souffrances en espaces de démocratie et s'ouvrent à la responsabilité collective. Il serait certainement judicieux de lancer une comparaison internationale des régimes, des institutions et des procédures en fonction de leur capacité à gérer le stress collectif et social. En particulier les mécanismes de gestion de l'urgence et de la crise (sursis à exécution, etc.) sont des bons indicateurs des capacités du corps social à répondre à ce type de demande.

 

Le droit comme régulateur

 

La règle de droit a plusieurs fonctions. Elle a pour objectif traditionnel de sanctionner, c'est à dire d'intervenir ex post quand les évènements ou situations sont survenus. Cette fonction est fondée sur une conception répressive ou réparatrice du droit. Elle préjuge que les individus n'ont pas d'autres solutions que de suivre la règle ou, dans le cas contraire, de réparer ce manquement en compensant la gêne : c'est la fonction assurée par les juridictions civiles et pénales.

Le droit a aussi une fonction de prévention.. Il nomme, désigne, catégorise des nuisances et anticipe les conséquences des actes fautifs. En effet, tous les acteurs sont alors prévenus de ce qui peut arriver. Cette fonction préventive est liée au caractère prédictif de la règle : si X se passe alors il peut s'ensuivre Y. Dans le cas du bruit, il peut être utile pour un plaignant de savoir qu'il peut se plaindre à la mairie du bruit d'une discothèque ou qu'un texte européen a été pris sur les tondeuses à gazon. Savoir que des textes existent et que des droits subjectifs (le droit d'utiliser la règle à son profit) peuvent être entendus contribue à "socialiser" la plainte individuellement assumée. De même, des actions collectives peuvent diminuer le stress en mettant en commun une angoisse qui devient alors une revendication (rôle des grèves comme exutoire aux agressions stressantes à la SNCF ou à la RATP).

Enfin le droit peut aussi une fonction de communication et de restauration de la confiance. C'est la phase de création de la règle ou celle de la prise de décision qui sont alors privilégiées. De plus en plus, surtout dans le domaine de la prévention des risques, cette fonction procédurale est importante. En effet la création de la norme s'accompagne de réunions d'information et de négociation collective : tous les acteurs peuvent prendre la parole et mettre en commun leurs expériences et leurs problèmes (rôle des stakeholders dans les pays anglo-saxons). C'est ce qui s'est passé lors de la préparation de la loi sur le bruit (1992). Evidemment les aléas de la démocratie font que souvent cette phase est fictive au niveau du simple administré. Cependant ce même effet positif d'échange et de participation à la création de la norme commune peut avoir lieu lors d'une décision locale ou d'une campagne d'information (campagne d'information sur les points noirs dans les villes de banlieues traversées par des voies particulièrement bruyantes). Dans ce cas, le stress dû à une situation perturbante tend à être globalement compensé par la justification collective d'un équilibre des intérêts. Ainsi une étude suédoise (1967) a montré que la gêne due à l'implantation d'un aéroport sera d'autant moins ressentie que l'on insistera sur les justifications économiques et sociales du choix.

La loi: une sémantique forte contre le bruit

 

Il existe de grandes différences entre le trouble provoqué par un TGV ou les aboiements répétés d'un chien. La réglementation peut être très ancienne (un arrêté sur les troupeaux de transhumance qui traversaient Grenoble au XIX ème siècle par exemple, ou l'infraction de tapage nocturne datant du Moyen Age...) et ses objets restent très variés. Mais la réglementation sur le bruit est désormais en France coordonnée par le ministère de l'environnement (et non de la santé). Une loi (et non un décret comme précédemment) a regroupé en 1992 des dizaines de textes épars qui constituaient un obstacle à une bonne application.

Ce regroupement est symbolique: le projet de code de l'environnement intégrera cette loi dans la partie Nuisances acoustiques et visuelles. Citons le premier article "Les dispositions de la présente loi ont pour objet ... de prévenir, de supprimer ou de limiter l'émission ou la propagation sans nécessité ou par manque de précautions (je souligne) des bruits ou des vibrations de nature à présenter des dangers, à causer un trouble excessif aux personnes, à nuire à leur santé ou à porter atteinte à leur environnement".

La formulation a pour objectif de montrer que tout bruit n'est pas objectivement interdit mais qu'il doit être tenu compte de la "sensibilité" des personnes, c'est à dire de leur subjectivité mais aussi de leur environnement. Il existe en effet un sens dans tout bruit influencé par les facteurs de situation. indiqués plus haut. Et le bruit sera d'autant plus agressif qu'il n'a pas de sens pour celui qui le subit.

Les principales nuisances éprouvées par les Français sont les bruits de circulation et les bruits de voisinage. La loi en a tenu compte de façon précise. Le bruit des infrastructures de transport est reporté obligatoirement dans le Plan d'occupation des sols: ce qui permettra au demandeur d'un permis de construire de savoir à quoi il s'expose et d'intégrer obligatoirement des niveaux d'isolation acoustique adéquats. De même les bruits de voisinage n'auront plus besoin d'être "mesurés": il suffira qu'ils soient "désinvoltes, agressifs ou inutiles". Cette circulaire de 1996 tient compte moins du niveau sonore que de la négligence ou de l'intention de ne pas tenir compte de l'Autre dans son voisinage. De moins en moins il n'est besoin de prouver la faute pour se plaindre ou pour obtenir une compensation: il suffit que le trouble soit anormal... Ce n'est plus la preuve de la nuisance qui est mise en avant mais la plainte elle-même qui est traitée en tant que symptôme.

Ainsi le plaignant apparaît de plus en plus au centre du dispositif légal. Seule la plainte est "écoutée" et la mesure objective du bruit est devenue moins pertinente. Enfin, les pouvoirs publics privilégient le traitement amiable d'une plainte au traitement pénal. Le recours à la médiation (par une association de défense des victimes du bruit, par exemple) peut être efficace pour ne pas figer chacun dans son rôle de fauteur ou de victime du bruit.

Un effort de désamorçage de la tension - tension qui est à l'origine du stress dû au bruit- est lisible dans les derniers textes normatifs. Certes la loi ne peut tout. Le maire, avec la symbolique paternelle qu'il représente, sera sur le terrain. Il a gardé un grand pouvoir en matière de bruit. Pourquoi ? Parce que seul il peut apprécier le contexte culturel, ou les circonstances locales qui lui permettront de déterminer s'il y a atteinte à la tranquillité publique et de prendre les arrêtés locaux supplémentaires. Certes le maire ne peut aller à la source, sur le "marché du bruit" (les fabricants d'appareils ménagers, de chaines HI FI ou de deux roues) mais il pourra en réglementer les usages afin de maintenir l'équilibre entre santé des uns et libertés des autres. Ou à l'inverse, libertés des uns et santé des autres.