Métaphores et stress

 

 

INSERM-TLNP

Paris

 

 

 

 

Il est courant d'évoquer très naturellement, dans le langage de tous les jours, diverses manifestations physiologiques d'émotions psychologiques (comme par exemple la colère ou le stress) sans pour autant par ailleurs discerner des circularités entre physiologie et psychologie - entre corps et esprit ... Les modèles traditionnels de l'effet des émotions sur le corps, qui se traduisent implicitement dans les expressions langagières utilisées, remontent sans doute à la nuit des temps. Sont-ils pour autant étrangers aux approches scientifiques des phénomènes liés à ces émotions ? Il n'en est rien, si l'on en croit notamment Georges Lakoff (1987), pour qui ces modèles, ainsi que les métaphores qui leur sont associées, reflètent à travers la langue une sagesse et une expérience pluri-séculaire du corps et du soi, qu'il serait tout à fait absurde de négliger en matière de recherche. Plus fondamentalement, selon Evelyne Fox Keller (1999), ces modèles et métaphores imprègnent implicitement nos approches scientifiques, dans la mesure où : "la façon dont nous parlons des objets de la science, loin d'être simplement déterminée par des données empiriques, influence activement nos recherches au point de prédéterminer, précisément, le genre de données que nous sommes susceptibles de trouver" (in "Le rôle des métaphores dans les progrès de la biologie", 1999).

 

Lakoff (cf. supra) observe dans les expressions populaires américaines liant émotions et physiologie, notamment celles qui sont relatives à la colère (les équivalents en anglais de : il perd son sang froid, être rouge de colère …), un principe très général, à savoir que les effets physiologiques des émotions représentent ces émotions. Il montre aussi que, d'une manière générale, les relations entre émotions et physiologie semblent ancrées principalement dans une même métaphore, en tant que relations de "contenus" à "contenant". Dans le cadre de cette métaphore, les émotions sont contenues dans le corps, qui par conséquent joue le rôle de récipient de ces émotions.

 

Les métaphores qui se reflètent dans la plupart des expressions langagières usuelles concernant la colère se greffent autour de cette métaphore générale des effets physiologiques des émotions (le corps-récipient). Exemple prototypique : la colère comme fluide qui chauffe dans un récipient ("bouillir de rage", "fulminer", "ça va chauffer" …). Les modèles culturels des effets physiologiques de la colère, qui sont associés à ces métaphores, sont remarquablement précis et organisés. En témoigne par exemple la corrélation forte implicitement postulée entre colère et effets physiologiques : ces effets augmentent quand la colère augmente, jusqu'à une limite au delà de laquelle ils empêchent un fonctionnement normal ...

 

A l'instar de la colère, le stress se manifeste par des effets physiologiques - pour peu que son expression soit inhibée (autrement dit, que cette émotion soit "rentrée"). La métaphore générale précédente, concernant les relations entre physiologie (le corps comme récipient) et émotion (contenu de ce récipient), se retrouve dans diverses formules populaires associées au stress. Par exemple, quand le stress est un "trop plein" (de soucis), "on est rempli de malheur", "on ne peut pas contenir son désespoir", etc.

 

Mais pour le stress, contrairement au cas de la colère, la métaphore du contenu du corps-récipient se trouve avoir du mal à faire sens quand ce contenu est un fluide. En effet, les réactions physiques d'un fluide aux dynamiques brutales souvent liées au déclenchement du stress - "choc" ou "compression" (stress du choc chirurgical, de la pression sociale ...) ne sont pas évidentes. On rattache plus aisément ces dynamiques à des phénomènes connus de tous, dans le cadre de la métaphore qui a conduit au choix même du terme de " stress ". Il s’agit en effet ici d’un matériau sur lequel s’exerce une contrainte (image que Selye a voulu privilégier avec ce terme de "stress") - et tout le monde sait que dans certaines conditions tout matériau soumis à des contraintes risque de se rompre. D'autres métaphores nous proposent d’autres images de ces mêmes dynamiques. Citons entre autres une métaphore guerrière, où le corps fait figure de forteresse assiégée. Le stress, dans le cadre de cette nouvelle métaphore, se présente comme une "réaction" de défense (des "contenus" de la forteresse) à une menace externe ; il s'agit d'un "outil" défensif - catapulte ou autre machine de guerre - visant à faire face au danger. Remarquons qu'une métaphore comme celle de la "forteresse assiégée" constitue à l'évidence une variante de celle du "corps récipient", dans la mesure où cette forteresse - à l'instar des récipients - contient bien quelque chose, machines de guerre ou autres.

 

La métaphore de la forteresse peut s'enrichir à son tour de différentes variantes : cette forteresse, première ligne de défense contre les menaces extérieures, peut par exemple être munie de positions retranchées préparées à l'avance, permettant de "regrouper les forces" pour mieux faire face au danger. Une telle variante peut être considérée, dans une certaine mesure, comme analogue au modèle de "régression à un stade antérieur" (ou rétrocession), qui fournit une interprétation scientifique d'un certain nombre d'effets physiologiques, mesurables, du stress (cf. E. Nuñez, présent compte-rendu).

 

Autre variante, le corps comme frontière d'un territoire, "contenant" donc d'une certaine manière ce territoire qu'il s'agit de respecter ("vous avez dépassé les bornes", "piétiné mes plates-bandes" …). Cette nouvelle métaphore peut s'enrichir, en se complexifiant. On la modernise en lui injectant des concepts actuels, tels que par exemple la "loi du marché" (loi qui ignore comme on le sait aussi bien les frontières que les protections sociales traditionnelles) ; cette loi devient alors une métaphore de toute menace sociale pourvoyeuse de stress.

 

Dans le cadre des métaphores précédentes des interactions entre physiologie et émotions, les rôles respectifs du corps et des émotions (contenant-contenus) étaient dissymétriques traduisant peut-être ainsi (métaphoriquement …) les poids qui leur sont traditionnellement attribués ... Mais pour un certain nombre d'autres métaphores (ou "modèles") de ces interactions, cette dissymétrie s'annule, et les rôles respectifs du corps et des émotions deviennent équivalents. Par exemple, si physiologie et psychologie sont abordés sous l'angle des rythmes qui leur sont propres, les interactions précédentes se traduisent en termes d'accords (ou de cacophonies !) liés à ces rythmes - rythme du corps, rythme psychologique. Le stress est alors d'ordre temporel, et se présente comme un "conflit de priorité" entre les rythmes du "biologique" et ceux du "vécu" (cf. M. Timsit, présent compte-rendu), désorganisés tous deux par le maître d'orchestre social.

 

La complexité des interactions entre stress et physiologie, l'importance que prend le stress dans notre vie quotidienne, nous invite à réfléchir aux modèles et métaphores que nous utilisons, et aux fondements de ces choix. Cette réflexion n'est pas sans antécédents, ni racines historiques. Citons en particulier Warren Weaver (1949), pour qui la "complexité organisée" des problèmes des relations corps et esprit demande à être abordée avec les deux facteurs essentiels que constituent d'une part l'ordinateur et de l'autre le travail de recherche en équipes pluridisciplinaires. Ces facteurs, réunis pour la première fois dans le cadre des fameuses conférences "Macy", qui se sont tenues peu après la guerre (Dupuy, 1994), ont fortement contribué à la renommée de ces conférences (à la fois prototypes des échanges intellectuels entre représentants de différents domaines scientifiques, autour des phénomènes émergents et interactifs - et sans doute d'ailleurs aussi métaphores de ces phénomènes). Elles ont constitué, rappelons-le, un terreau extrêmement fertile, sur lequel se sont développés à la fois la Cybernétique, la Systémique et les Sciences de la Cognition.

 

Les échanges pluridisciplinaires interactifs comme celui de Giens (qui se reflètent dans les présents comptes-rendus) constituent potentiellement un terreau non moins fertile pour constituer une science des interactions dynamiques liées au stress. Ces échanges jouent peut-être aussi de par ailleurs - et pourquoi pas ? - le rôle de métaphore de ces interactions ...

 

 

 

Bibliographie

 

 

- Dupuy J.-P., Aux origines des Sciences Cognitives, Editions La Découverte, Paris, 1994.

- Fox Keller E. Le rôle des métaphores dans les progrès de la biologie, Les empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo, Paris, 1999.

- Lakoff G. & Johnson M., Metaphors We Live By, Univ. of Chicago Press, 1980.

- Lakoff G & Kövecses Z. "The cognitive model of anger inherent in American English" in Cultural Models in Language and Thought, Dorothy Holland and Naomi Quinn (eds.), Cambridge Univ. press, 1987.

- Weaver W., "Problems of Organized Complexity", American Scientist, 36, 536-544, 1949.