FAUT-IL RÉEXAMINER LE CONCEPT DE STRESS EN PSYCHOLOGIE ?

 

MONIQUE DE BONIS, CNRS, UMR 7593

FACULTÉ DE MÉDECINE PARIS SUD

63 RUE GABRIEL PÉRI, 94 276 LE KREMLIN-BICETRE, FRANCE

 

 

Le concept de stress a maintenant dépassé la cinquantaine. Le mot "stress" est bien plus ancien. Son origine étymologique reste obscure: il pourrait venir soit du mot anglais "distress" soit du mot français "estress" qui signifie "étroitesse ou striction, oppression" (Concise Oxford dictionary", 9° édition, 1995). Consacré avec une publication dans Nature en 1936 par Selye, un médecin canadien d'origine hongroise, le concept désigne la réponse de l'organisme aux contraintes de l'environnement et non, malgré l'usage qui en est souvent fait dans la langue courante, la situation, les stresseurs ou agents stressants qui engendrent cette réponse. A l'origine, ce concept proposait une explication causale de la maladie fondée sur les grands principes de la physiologie définis par Cannon et Claude Bernard. La maladie était conçue comme la résultante de la rupture de l'état d'équilibre homéostatique et la mise en échec des mécanismes de régulation devant une demande de l'environnement excédant les capacités d'adaptation de l'organisme. L'issue de ce processus était annoncé par un certain nombre d'étapes, la réaction d'alarme ou signal de danger, suivie d'un syndrome général d'adaptation, tentative de l'organisme pour rétablir l'équilibre initial, résistance, puis stade d'épuisement et éventuellement mort. A l'exception d'une modification apportée en 1974 par Selye avec la notion d'eu-stress ou "stress sans détresse", le modèle général du stress est resté inchangé.

Concept interdisciplinaire par excellence, ce modèle de la maladie issu de la médecine expérimentale, s'est largement déployé dans d'autres domaines, en particulier en psychologie au point de devenir le thème fondateur d'une sous-discipline nouvelle: la psychologie de la santé. Ce concept médical s'est installé dans la recherche en psychologie, à la faveur d'une certaine parenté avec celui d'émotion, et s'est développé autour de deux grand axes: le premier qui se situe dans les années soixante avec l'impulsion donnée par Lazarus (1966) sur l'étude des processus d'accommodation (coping processes), le second, dans les années soixante-dix avec l'accent mis sur les événements stressants de la vie, stressful life-events (Dohrenwend, 1974). Cette "psychologisation" a connu une période florissante dans la dernière décennie (Goldberg & Breznitz, 1982).

On propose dans cette brève introduction à la rencontre interdisciplinaire quelques réflexions sur la transposition de ce modèle médical dans la recherche en psychologie. Cette transposition a été actualisée par le schéma général de Kagan et Levi (1972) qui continue de produire des expérimentations en laboratoire ou de terrain, dans lesquelles stimulus de l'environnement s'associent (comme l'indique le signe plus dans le schéma) à des programmes biologiques et psychologiques pour déclencher le processus de défense qui entraîne à son tour les signes précurseurs de la maladie et la maladie elle-même lorsque les stratégies mises en place par l'individu, syntoxiques, compromis avec l'agent stressant, ou catatoxiques, la suppression de celui-ci ont échoué.

 

 

(d'après Kagan et Levi 1972)

 

Ce schéma déterministe, qui a démontré sa valeur heuristique comporte cependant des limitations. L'un des défis et non des moindres à l'affirmation de causalité linéaire, inscrite dans le modèle, est lié à l'enchaînement circulaire des causes et des effets. On peut aisément inverser le sens des flèches du schéma en mettant la maladie comme agent stressant, la personnalité comme variable intermédiaire et le réponse de stress comme conséquence. La prise en compte des effets en retour (feedback) commence a peine à se faire entendre par exemple dans les recherches sur les réactions à l'annonce d'une maladie.

On se limitera à signaler trois limitations principales qui ont été sources de difficultés dans la prédiction du stress en psychologie. La première concerne le couple stimulus-environnement et sous-système psychologique, la seconde a trait au sous-système psychologique lui même et, la troisième aux interactions entre les sous-systèmes psychologique et biologique.

 

Le couple événement stressant x personnalité.

 

On peut dire qu'à l'exception de cas de figures tels qu'il y existe un isomorphisme entre les propriétés d'un événement traumatisant et un trait de personnalité (comme l'anxiété) la prédiction de la réaction de stress est incertaine. Or, l'étude de tels cas de figure qui a longtemps occupé la scène, on ne compte plus les recherches sur stress et anxiété, peut difficilement produire des connaissances nouvelles. Certes la distinction entre anxiété-trait et anxiété-état a apporté des spécifications utiles pour une prédiction à très court terme (Bonis, 1977). Le bilan de ces recherches ne fait que confirmer que les sujets anxieux présentent une réaction de stress devant des stimulus stressants. Mais comment définir l'ensemble des situations ou des événements stressants? L'évolution des travaux menés dans ce domaine reflète bien cette difficulté. En effet, faute de pouvoir s'accorder sur une liste de référence, les chercheurs ont progressivement suggéré de qualifier ces événements en termes de l'importance du changement induit par la survenue d'un événement donné, puis, par la suite l'importance de l'impact de l'événement sur le sujet.

Autrement dit, on a fini par définir l'événement stressant non pas par des propriétés qui lui seraient intrinsèques mais par la nature et l'intensité des réactions provoquées.

 

Le sous-système psychologique

 

Une autre difficulté est liée à la cellule du schéma "sous-système" psychologique. Ce sous-système psychologique, entendons l'individu et sa personnalité, ne peut être envisagé comme un module indivisible. Il est composé d'unités ou de dimensions qui sont organisées sous forme de structure. Parmi ces unités, certaines sont simplement réactives, tandis que d'autres sont des opérateurs actifs. A titre d'exemple, l'anxiété ou l'intelligence émotionnelle sont des traits réactifs au sens ou un individu anxieux réagira de façon plus ample à toute situation qui le menace qu'un individu qui ne l'est pas. Ou encore un sujet un individu indépendant, l'indépendance est vue ici comme une composante de l'intelligence émotionnelle, sera moins affecté par les mêmes situations de menace. Les traits réactifs n'exercent pas de modification ni de transformation de la situation. Il en va autrement des unités "actives". Celles-ci ont un tout autre statut, ce sont des entités dynamiques qui modifient la situation, dans le domaine du stress, on les désigne souvent processus d'accommodation (coping processes). A la différence des traits réactifs qui ont un large spectre et s'appliquent à une gamme étendue de situations, sont stables dans le temps, les traits actifs sont à spectre étroit, ils sont hautement spécifiques de certaines situations et contingents de celles-ci. La démarcation entre le trait actif et l'événement auquel il s'applique est difficile à établir, les deux termes forment un couple synergique.

Les deux difficultés que nous venons d'évoquer ont contribué à promouvoir l'idée de transaction, plutôt que celle d'interaction incluse dans le modèle initial.

 

Les interactions entre sous-systèmes.

 

Une troisième difficulté est liée aux modes d'interaction entre les deux sous-systèmes psychologique et biologique. Dans la grande majorité des études, la façon d'envisager des aspects psychobiologiques était dominée par la recherche d'un parallélisme. Il existe un nombre considérable de données sur les corrélations entre la réponse électrodermale, les rythmes cardiaque et respiratoire, le tonus musculaire et les réponses verbales au stress. Ces corrélations ne situent généralement autour de .30 et .40 selon certaines méta-analyses et malgré les progrès technologiques réalisés pour améliorer la saisie et traitement des données physiologiques, elles n'ont pas beaucoup changé. Cette perspective corrélationnelle méconnaît les interactions réciproques entre les différents niveaux d'analyse verbal et non verbal. Cette vision des choses est entrain de céder le pas à des investigations plus approfondies sur les modalités d'interaction entre sous-systèmes. Les travaux menés sur par Pennebaker et son équipe (1987) en constituent un témoignage exemplaire. En analysant, dans des situations traumatiques naturelles ou induites en laboratoire, l'influence de la parole écrite ou parlée, ces auteurs ont mis en évidence des relations dynamiques entre la verbalisation de situations traumatisantes et certains paramètres physiologiques notamment la réponse électrodermale et le rythme cardiaque. Ces travaux qui reposent sur un nombre impressionnant de recherches empiriques sont actuellement intégrés dans une théorie psychologique du stress. L'hypothèse générale est que face à des événements traumatiques, l'inhibition de certains comportements verbaux a des conséquences directes sur l'activité physiologique de l'organisme. C'est cette inhibition qui, réclamant un travail supplémentaire et consommant une énergie considérable, aurait un effet délétère à court terme sur l'équilibre du système biologique et aussi à plus long terme sur la résistance aux maladies. Ainsi les sujets qui réprimeraient l'expression verbale des émotions liées à la survenue de catastrophes dans leur environnement seraient plus vulnérables à court et à moyen terme à développer des troubles psychosomatiques que ceux qui parleraient ou qui écriraient et ceci indépendamment du contenu du discours oral ou écrit.

Différents protocoles expérimentaux ont contribué à apporter une confirmation de cette hypothèse. Ainsi par exemple, lorsqu'on demande à un sujet de faire le récit des événements les plus traumatiques de sa vie et que l'on enregistre simultanément un pattern de réponses psychophysiologiques, on observe que l'activité électrodermale diminue chez les sujets qui ne cachent pas leurs réactions émotionnelles. Sachant qu'une activité électrodermale élevée est le signe d'un processus d'inhibition, la diminution de l'activité électrodermale en situation expérimentale est interprétée comme le signe d'une levée de l'inhibition. Pennebaker tire parti de ces résultats expérimentaux pour attribuer à la "confession" des vertus anti-stress.

 

En conclusion, il faut souligner que la reconceptualisation partielle du concept de stress en psychologie, avec l'idée de transaction, de processus dynamiques et enfin celle d'interactions complexes entre sous-systèmes, a largement bénéficié des succès et des échecs de la méthode expérimentale comme des idées développées dans le mouvement cognitiviste et en systémique.

 

 

Références (liste abrégée)

 

 

Bonis M. de (1977) Assessing interactions between trait anxiety and stressful situation with a special emphasis on the coherence of response modes in: D. Magnusson & N.S. Endler (eds) Personality at the cross-roads: Current issues on interactional psychology, New-York, John Wiley & sons, chap. 15, pp 207-211.

Goldberg, L. & Breznitz, S. (1982) Handbook of stress. Theoretical and clinical aspects, New-York, Free Press.

Levi, L. (1972) Stress and distress in response to emotional stimuli. Acta Medica Scandinavica, suppl. 528, 191, 1-166.

Pennebaker, J.W., Hughes, C.F. & O'Heeron, R. (1987) The psychophysiology of confession: Linking inhibitory and psychosomatic processes. Journal of Personality and Social Psychology, 57, 781-793.