A 10 Bernard HUBERT : Dispositifs, connaissances et apprentissages pour l’agir ensemble : les enjeux environnementaux au secours de la pensée technique

13 02 05

DISPOSITIFS, CONNAISSANCES ET APPRENTISSAGES POUR L’AGIR ENSEMBLE :

Les enjeux environnementaux au secours de la pensee technique

Bernard HUBERT

INRA, SED

147, rue de l’Université 75338 Paris Cedex 07

hubert@avignon.inra.fr

L’agronomie a su se montrer performante quand le pays en a eu besoin, en s’engageant délibérément dans la « mission » de transformer l’agriculture française. Porteuse du volet technique d’une impressionnante injection d’innovation dans les campagnes françaises, à la demande du pouvoir politique allié à la profession, elle a pleinement joué son rôle pendant les cinquante dernières années. Avec des résultats probants : là où les rendements avaient doublé en un siècle, ils ont été multipliés par 5 ou plus ; la productivité du travail est devenue dix fois supérieure à ce qu’elle était dans les années 50’ en France et à ce qu’elle est encore partout où persiste l’agriculture manuelle ou faisant appel à l’énergie animale. Et, on sait à quel point l’innovation est un moteur profond d’organisation des formes sociales de production. Cela a si bien marché que nous sommes devenus les deuxièmes exportateurs mondiaux ! On pourrait dire « mission accomplie » à quelques effets systémiques près, mais, justement, du fait même de ces transformations internes, de leurs effets – ici comme ailleurs – sur les équilibres mondiaux, ainsi que de l’émergence de nouvelles préoccupations liées au devenir des ressources de la planète, voire à celui de la planète elle-même, l’agriculture se trouve questionnée.

Le regard technique est un regard qui sélectionne en fonction d’un but : l’obtention d’un résultat. Le but d’une technique de production est de produire. Elle combine différents facteurs susceptibles de maximiser le produit obtenu. L'acte de conception technique implique un mouvement de focalisation de l'attention sur un objectif, résultat ou performance qui constitue le principe de sélection et d'organisation de l'information sur les objets manipulés et les dimensions jugées pertinentes. La division sociale du travail poussée du capitalisme moderne a fortement accentué les effets de cette opération de focalisation sur des résultats définis de manière étroite en fonction de stratégies de marchés. La conception technologique moderne est donc marquée par un processus d'isolement de certaines variables à l'égard de leur environnement, en même temps d'ailleurs que par un phénomène de concentration des efforts de connaissance sur ces seules variables.

L’externalisation des impacts sur l’environnement, c’est-à-dire leur méconnaissance et leur rejet hors de la régulation en vigueur, n’est peut être pas à attribuer au seul jeu des effets externes au marché qui prendraient naissance ex post sur un fond technologique neutre. Elle s’inscrit au moins partiellement dans la matérialité technique et cela se joue dès la genèse des techniques. Elle a une source cognitive, d'ailleurs d'autant plus influente que le développement des connaissances est orienté par la problématique technologique, et que cette dernière serait placée sous le seul empire d'une logique non corrigée de marché. Aussi, le profil négatif de certaines techniques au regard du développement durable est en principe attribuable, au moins partiellement, au choix des normes et procédures qui structurent les différentes opérations de la conception technique : identification des problèmes à résoudre, repérage des solutions possibles et sélection des actions. Il dépend en particulier de l’identité des acteurs associés à la définition du cahier des charges de la création technique et des rapports d'intéressement agencés autour d’elle.

Le problème que soulève l'interaction technologie / environnement est alors déplacé : si la technique, telle qu'elle est conçue, ne répond pas aux exigences attendues socialement de son insertion dans l'environnement, sur la base d'une appréciation raisonnée des risques encourus, c'est qu'il manque certains acteurs dans le réseau socio-technique qui préside à la conception technologique et qui organise la sélection des techniques jugées "viables" pour être lancées dans la production ou sur le marché. Il manque en particulier les porte-parole reconnus légitimes pour représenter les objectifs de la collectivité quant à la qualité de l'environnement et au devenir collectif à long terme.

Il ne s’agit plus seulement d’ajouter des finalités environnementales (ou sanitaires) aux recherches sur la production, mais de prendre en compte des questions et des objets nouveaux, qui ne peuvent pas être traités à partir d’un seul point de vue disciplinaire. La diffusion des résultats de ces recherches ne relève pas d’une démarche prescriptive, relayée par des corps spécialisés, comme ce fut le cas dans le schéma opératoire de ces dernières années. Elle doit s’inscrire dans des dispositifs de confrontation avec d’autres formes de connaissance et d’autres valeurs, portées par une diversité d’acteurs, individuels ou collectifs. Se pose alors la question des dispositifs et des procédures qui permettent à des collectifs d’acteurs hétérogènes, dont les chercheurs, de générer les interactions et les apprentissages susceptibles de faire émerger des concepts inédits et de produire des connaissances appropriées à la mise en œuvre de ces concepts. C’est là le nouveau challenge auquel a commencé à se confronter la recherche agronomique.