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Julien MAHOUDEAU : "Hypermédias, médiation et complexité : une approche épistémologique de la médiation hypermédia du patrimoine culturel"
24 03 05
"HYPERMEDIAS, MEDIATION ET COMPLEXITE :
Pour une approche épistémologique de la médiation hypermédia du patrimoine culturel"
Julien Mahoudeau
L’attention croissante portée aux technologies numériques dans le champ de la médiation du patrimoine conduit aujourd’hui nombre d’acteurs à reconnaître la nécessité d’adopter une démarche interdisciplinaire : à la croisée du monde de l’informatique, du patrimoine et de la médiation, un champ de recherche nouveau se dessine qui nous engage activement à essayer de mieux comprendre un processus de plus en plus complexe, celui de la médiation hypermédia du patrimoine.
Issus des technologies informatiques et numériques, les hypermédias se conçoivent comme des dispositifs techniques mettant en œuvre un système symbolique de représentation, dispositifs qui prennent leur sens plein au travers de la double logique conception/utilisation, et mettent en œuvre des processus de médiation. A partir de cette thématique, il faut explorer des problématiques interdisciplinaires qui conduisent à reconnaître des processus socio-technologiques complexes.
Les hypermédias de médiation culturelles sont co-construit par un projet de conception et un projet d’utilisation, qui prennent racine à la fois au sein d’un univers de possibilités/contraintes techniques et au sein d’environnements cognitifs/culturels (pluri)individuels, la conjonction de ces projets donnant son plein sens à un hypermédia.
Au-delà des notions premières de dispositif technique, de système, de symbole, de représentation, qu’il faut bien sûr interroger et faire jouer, l'hypermédia peut être vu comme un système d'information reposant sur une dimension multimodale (plusieurs modalités de présentation/appréhension de l'information), et qui se comprend pleinement selon la double logique conception-production/utilisation.
D’une part sa conception-production présuppose une préoccupation sémantique, langagière, esthétique pour atteindre un objectif de médiation. Ainsi, les hypermédias s’inscrivent « par nature » dans des processus de médiation, échange, transfert, transmission, qui concernent des savoirs, des techniques, des savoir-faire, des idées, des informations de toutes natures. Par ailleurs, l'axe central de réception/utilisation d’un hypermédia est constitué par l'expérience audiovisuelle et interactive qui stimule chez l’usager une activité interprétative dépendante d'une perception sensorielle, une pensée sensible intégrant l'émotion.
A travers quelques exemples, on tentera de mettre en avant l’idée qu’en matière de médiation des savoirs, les processus de conception des hypermédias de médiation culturelle sont déterminés par :
a) Les équipes de conception, mais plus largement à l’environnement de conception ;
b) Le projet de conception qui comprend lui-même un projet d’utilisation ;
c) Plus largement, et en corrélation avec l’interrogation proposée par l’atelier (Qui a besoin de l’épistémologie?), il s’agira de montrer que les hypermédias de médiation du patrimoine relèvent d’un ensemble de processus socio-technologiques complexes, et qu’une approche épistémologique est indispensable non seulement à la recherche théorique sur ce domaine, mais encore lors des processus de conception de ces hypermédias.
a) L’environnement de conception des hypermédias est déterminé
- d’une part par l’ensemble des acteurs intervenants dans les processus de création (caractérisés chacun par leurs propres représentations des outils technologiques, des objectifs de la médiation, leur propre degrés de connaissance et compétences, etc.).
- Ici, l’on voit d’abord que l’activité elle-même joue par nature sur au moins trois domaines : informatique/technologie (développeurs, concepteur hypermédia, infographistes), activité scientifique de recherche dans le champ du patrimoine archéologique et de l’histoire ancienne (archéologue, historien, épigraphistes, etc.), activité de médiation (pédagogues, enseignants, médiateurs du patrimoine), et traduit donc l’émergence de l’interdisciplinarité opératoire nécessaire au sein des processus de conception. Cet élément n’est certes pas nouveau, mais se trouve amplifié et reste fondamental dans sa dimension praxique ; l’élément nouveau sera peut-être à chercher dans l’émergence de nouvelles compétences/professions liées au rôle d’interface du « médiateur hypermédia du patrimoine » ;
- l’on voit ensuite que les acteurs ne sont pas des « éléments autonomes » déconnectés de toute influence anthropo-socio-culturelle, mais sont au contraire marqués par leurs propres considérations, présupposés, préjugés, intentions, représentations, pratiques, etc. [Là encore, le fait n’est ni nouveau ni spécifique et ne doit rien à l’apparition des technologies numériques, il s’agit plutôt de montrer qu’il n’en conserve pas moins une importance capitale]. En termes de recherche fondamentale, cet élément nous indique la nécessité d’une approche de type « sociologie des pratiques de médiation scientifique et culturelle » pour comprendre les mécanismes à l’oeuvre.
- d’autre part l’environnement est constitué par la sphère socio-culturelle dans laquelle se déroule la réalisation des hypermédias de médiation. Ainsi il apparaît le plus souvent que l’ensemble des dimensions politiques (par exemple décentralisation, promotion culturelle locale, préoccupations touristiques), culturelle (appropriation de l’histoire collective, connaissance du passé, etc.), sociale (développement d’activités pédagogiques, évolution vers la « société des loisirs », etc.), financière, technique, juridique, définissent des cadres d’action pour les opérations de médiation hypermédia du patrimoine. Il faut en trouver l’une des raisons dans le fait que le patrimoine culturel, tant comme concept que comme ensemble de collections matérielles, tisse des liens extrêmement fort avec l’Histoire, l’identité, la nation, le pouvoir, la religion, la culture comme mode d’existence, etc. Ici, en termes de recherche fondamentale, nous voyons l’intérêt des approches scientifiques plus spécifiquement socio- culturelles et patrimoniales, pour comprendre l’ensemble des enjeux qui se nouent autour de la notion de patrimoine et de celles de médiation du patrimoine. Il apparaît donc qu’au-delà des acteurs intervenants dans les processus de conception, les pratiques d’écritures d’écran s’inscrivent au sein d’un contexte technico-anthropo-socio-culturel qui constitue une part de leur environnement. Là encore, cet élément ne semble pas nouveau ni spécifiquement lié à l’apparition des technologies numériques. Il y prend simplement une ampleur nouvelle de part l’étendue fulgurante des techniques informatiques et la complexité intrinsèque des nouvelles configurations sociales entraînées par l’avènement et l’extension d’Internet.
La conséquence épistémologique dégagée ici est donc la nécessité d’une interdisciplinarité opératoire dans les processus de création d’hypermédia de médiation du patrimoine, et celle d’une transdisciplinarité raisonnée/raisonnable dans les processus de recherche fondamentale se donnant les hypermédias de médiation culturelle comme objet/projet d’étude.
b) Le projet de conception est déterminé par
- un objectif de médiation. Ici nous pouvons aborder la question de la diversité de la médiation tant dans ses modalités (vulgarisation, médiatisation, transposition didactique, pédagogique, médiation culturelle, etc.) que dans ses finalités (acquisition de savoir [connaissance de fond] , de savoir faire [compétences techniques opératoires], échange d’informations, etc.).
- un projet d’utilisation. Ici nous abordons la question centrale des usages des hypermédias de médiation des savoirs. Concept caméléon, qui relève de et révèle nombre de problématiques :
- la question des modalités d’usage (utilisation libre, accompagnée, à degrés variables d’intervention/interactivité, question des ergonomies et interfaces [développement des interfaces haptiques, de la domotique, des systèmes immersifs])- Apports des recherches fondamentales sur ces questions d’IHM
- la question des lieux d’utilisation (public, privé, scolaire, etc.)
- la caractérisation typologique de l’usage
- la prise en compte de l’usager (dépendance de l’usage vis-à-vis des capacités propres de l’usager, mais aussi de son propre projet d’usage)
- inscription de l’usage dans un environnement socio-culturel
- les possibilités spécifiques de l’organisation hypermédia au sein de systèmes symboliques de représentation particulièrement complexe (les écritures d’écran), qui offrent un accroissement des modalités cognitives et manipulatoires d’appréhension des informations. L’on retrouve ici l’importance de l’approche sémiotique. En termes d’usage, ceci renvoie alors aux capacités cognitives propres de l’utilisateur qui se saisi de l’hypermédia et en joue selon ses propres intentions/objectifs/possibilités/désirs/compétences/contexte d’utilisation.
La médiation hypermédia du patrimoine est un phénomène polymorphique qui peut se concevoir comme un système co-construit par les actions des interlocuteurs, où projet de conception et projet d’usage (advenant chacun au sein d’un environnement complexe) s’entremêlent pour produire in fine le processus de médiation.
La conséquence épistémologique me semble être ici la suivante : il n’a pas raisonnable de considérer la médiation hypermédia du patrimoine comme une activité simple, facilement identifiable, qui découlerait « naturellement » de la rencontre entre informatique et patrimoine culturel et consisterait à un transfert unilatéral, univoque et dirigiste de connaissances scientifiques. Elle relève au contraire d’un processus socio-technologique complexe qu’il faut envisager dans toutes ses dimensions.
Ainsi, au-delà des questions légitimes « quels usages ? quelles écritures d’écran ? quels pratiques de médiation hypermédia », il est effectivement indispensable de poser la question « selon quelles modalités épistémologiques pouvons-nous envisager la question des usages des hypermédias de médiation culturelles, tout comme celle des pratiques d’écritures d’écran qui conduisent à réaliser ces hypermédias » ? Il est alors possible d’indiquer quelques pistes : les épistémologies constructivistes (qui proposent notamment que notre connaissance scientifique dépend autant de notre projet de connaissance que de l’objet considéré), la modélisation systémique (qui permet notamment d’appréhender un phénomène socio-technologique comme un système où les interrelations entre les éléments font émerger des qualités propres du système) et les Sciences de la Complexité (qui permettent notamment de travailler efficacement en science sociale avec les concepts de récursivité, de dialogique, de reliance, d’organisation) semblent particulièrement adaptées au champ de recherche.