A 12- Anna DOLFI : Le texte littéraire : auto conscience et complexité.

Le texte littéraire : auto conscience et complexité

APPROCHE EIDETIQUE ET SYSTEME INTERROGEANT

dans le “ZIBALDONE” de LEOPARDI

DOLFI Anna

Institution et Fonction : Université de Florence - Professeur de Littérature Italienne

anna.dolfi@unifi.it

Résumé

Le texte littéraire est un exemple frappant de système complexe. Pas seulement pour les relations internes externes (fiction et biographie, auteur et œuvre, texte et tout ce qui le précède - et avec lequel il dialogue, même si ce n'est pas explicite), mais pour la complexité de la construction, pour les différents niveaux de réalité (dont la textuelle) qu’il convoque. Les auteurs en sont conscients, surtout au XX° siècle (avec la naissance de la théorie littéraire), et il n'est pas inintéressant de s’interroger sur ce qu’ils ont pensé et dit à ce propos.

 

APPROCHE EIDETIQUE ET SYSTEME INTERROGEANT

dans le “ZIBALDONE” de LEOPARDI

 

Italo Calvino, en parlant - dans les Lezioni americane qui s'adressaient au 3° millénaire - de souplesse, de rapidité, d'exactitude, de visibilité, de multiplicité, avait choisi pour chacun de ces thèmes des grands auteurs du passé et du présent. Si je devais imaginer, 20 ans après lui, une suite à son projet, c'est à dire une leçon sur la complexité, je choisirais sans hésiter pour l'illustrer Giacomo Leopardi. Ceci non seulement parce que sa poésie, complexe (comme toute poésie), naît explicitement de la conscience d'une vue dédoublée, qui marginalise la perception simple, édifiant une réalité autre, complexe et signifiante, mais encore parce que le livre peut-être le plus séduisant de Léopardi, le Zibaldone, raconte l'histoire (naissance, développement et résultat) d'un processus cognitif extrêmement complexe que nous, aujourd'hui, reconnaissons comme moderne du fait de son relativisme, de son absence de systématicité, et de sa nature interrogeante.

Dans les 4.526 pages de son ‘journal philosophique’ Leopardi, se fondant sur la pensée de Locke et de Hume, et en désaccord radical avec tout ce qui était reconnu ou proposé dans son milieu familial et social, conteste non seulement les concepts de providence religieuse, mais encore le platonisme de la connaissance, tout en basant sa recherche sur une procédure inductive de type socratico-aristotélicienne. De là naît sa manière de dialoguer avec lui-même ou avec un destinataire implicite, et de se référer aux principes d'identité, de non-contradiction et du tiers exclu qui font la force de sa pensée, même si ces principes ne lui permettront pas de résoudre les questions cognitivo-existentielles qui lui paraissent essentielles. Mais procédons par ordre.

Je me suis interrogé depuis longtemps sur les caractéristiques de la pensée philosophique du Zibaldone1, tout en réfléchissant sur les modalités de sa ‘dialogique’, fondée sur le relativisme de la connaissance, sur sa résistance à la pensée systématique, sur un doute méthodique et enfin sur un processus inductif. Cependant, ce livre ultra moderne et non terminé, destiné en même temps à lui-même et aux autres, où l'écriture est une forme de la pensée2, continue de m'intriguer et de me poser des problèmes au delà même de la complexité textuelle, enrichie par les citations, les correspondances, le mélange de genres littéraires et de thématique. Leopardi paraît appliquer à la pensée cette vue dédoublée, ou mieux, éidétique, qui marque la différence entre l'homme ‘simple’ et celui plein de sensibilité et d'imagination (et entre les objets simples et les objets complexes), quand il passe graduellement du monde contesté des systèmes préexistants à une théorie fondée sur leur analyse et leur destructuration. Toute nouvelle construction sera fondée sur des vérités possibles, ancrées dans l'expérience privée, culturelle et/ou sociale. Elles peuvent se fragmenter en micro-systèmes complémentaires, munis d'une complétude fondée sur la force de la pensée.

La modernité anthropologique du système léopardien provient du fait que son auteur est prêt à le remettre en cause à chaque instant, car il sait que ce système est fondé sur des idées contingentes, et socialement conditionnées, telles que l'habitude, la mémoire et l'imitation, qui sous-tendent l'apprentissage. Par conséquent la seule vérité possible est dans le rejet de l'idée d'absolu et dans la prise de conscience que "tout est relatif, et donc relativement vrai". Dans ces conditions, il faut déplacer les théorisations abstraites dans le champ de la production individuelle. Il convient de rappeler ce que Leopardi avait noté le 16 avril 1821 :

On condamne avec raison la passion des systèmes en estimant qu’elle est très périlleuse pour la vérité […]. J’affirme néanmoins que tout homme qui a la force de penser par lui-même, qui se replie dans ses réflexions, et revient en quelque sorte sur ses propres pas quand il considère les choses, en somme tout vrai penseur, ne peut pas l’être de manière absolue, à moins qu’il ne forme, qu’il ne suive, qu’il n’ait un système (Zib. 945)

pour montrer à quel point la possibilité d'existence d'un système est liée à l'existence d'un vrai penseur, défini par "la force de penser par lui-même ” avec ses moyens, et ses propres démarches. Autrement dit, Léopardi ne s'attaquait pas à la profondeur de la pensée - qu'implique l'interrogation sur le monde, même si cette interrogation rend l'individu malheureux, mais à l'opinion générale dominante, qu'il considérait comme puérile, faible, fautive, erronée, dangereuse, idiote, étrange, bête et présomptueuse. Il ne supportait pas l'immobilisme, les fables anciennes se transformant en erreurs modernes, ni les préjugés se transformant en opinion publique sociale commune. Au delà de tout ce qui pouvait paraître "universel et naturel" - ce qu'il niait par ailleurs -, il considérait l'apparence, qui prend seulement la forme du "vrai", comme l'unique donnée pour ainsi dire innée (avec les illusions), dont on ne peut se débarrasser qu'avec une très grande difficulté. "Pourquoi la vérité est-elle si difficile à découvrir? ” (Zib. 385), se demande Leopardi en décembre 1820, et pourquoi est-elle si difficile à comprendre à fond ? Quelles relations a-t-elle avec les autre objectifs humains ? (in primis le bonheur), et avec tout le système du "vrai", sans lequel une vérité isolée ne peut pas subsister. Quelles sont les "vérités absolues" ? (Zib. 1708) ; est-il vrai que "l'ami de la vérité doit douter de tout au moins une fois dans sa vie" (Zib. 1720), prouvant par là même la relativité de la vérité. Comment se fait-il qu'il y ait une telle différence entre la cognition et la possibilité de connaître, entre un objectif atteignable et la potentialité ? Il est évident que tout renvoie à la contradiction implicite de l'être humain, mais l'absurdité de la condition humaine, caractérisée par le décalage entre moyens et fins, s'explique seulement dans la mesure où elle renvoie à la contradiction fondamentale qui engage toute chose inscrite dans le système de la nature. Cette contradiction se manifeste chaque fois que l'on s'aperçoit de la logique non séquentielle du raisonnement, qui passe parfois d'un "principe vrai" à une "application fausse".

Vous continuez à rester dans l'absolu au lieu de passer au relatif” (Zib. 388), redit sans cesse Léopardi, tout en étant conscient qu'on ne peut pas se satisfaire d'une réalité fragmentaire, quand on est un penseur :

Celui qui ne pense pas par lui-même et ne cherche pas la vérité par ses propres moyens, pourra fort bien croire en telle ou telle chose sans se soucier de les rapprocher [...] se contenter de vérités particulières, détachées et indépendantes les unes des autres [...]. Mais le vrai penseur n’agit pas ainsi. Il cherche naturellement et nécessairement un fil conducteur entre les choses alors qu’il les examine.  Il ne peut se contenter de notions et de vérités totalement isolées [...]. La philosophie (dans toute l’extension du terme)  a pour but de trouver les raisons des vérités. Ces raisons ne peuvent se trouver  que dans la généralisation de la relation des vérités entre elles (Zib. 946-947).

Or, tout cela fait le philosophe : faculté de découvrir et de connaître  les rapports, de lier entre eux les détails, et de généraliser (Zib.1650).

[...] la connaissance du monde, la philosophie, le talent lui-même consistent en grande partie dans l’habitude et la faculté de savoir ne faire aucune exception, car le talent consiste précisément dans la faculté de généraliser et celle d’appliquer ou de connaître des relations coïncidant avec la faculté de généraliser (Zib.1869).

Généraliser est nécessaire, et c'est même une preuve de talent (cf. Zib.1867), mais dans la mesure ou on se fonde sur l'analogie pour construire relations et rapports permettant des vérifications à partir du particulier, en utilisant une démarche empirique. “[…] celui qui cherche à passer du particulier au général, celui qui cherche le lien unissant vérités et relations entre choses (ce qui est inséparable de la pensée), est à la recherche d’un système" (Zib. 947). La procédure est éthiquement et philosophiquement correcte si elle est fondée sur la richesse et la solidité des données, et si elle procède rigoureusement à partir de ces dernières. “ Un problème se pose quand on passe du général au particulier, c'est-à-dire du système à l’examen des vérités dont il est formé”(Zib. 947). On pourrait donc penser que le système est au moins partiellement une fin en soi, un objectif ultime, le point de raccord d'un savoir qui se présente sous la forme d'un système, en termes d'auto-conscience philosophique. Ou encore pour se soumettre à l'évaluation des autres, ne serait-ce qu'au niveau de la constitution des entrées des dictionnaires ou encyclopédies. L'ordre et la connexion des idées qu'un système présuppose, est un instrument subjectif - ce qui nous permet de thésauriser notre savoir pour en déduire de nouveaux discours permettant d'articuler en une grammaire de la pensée les réflexions et les opinions que chaque jour nous nous faisons sur les faits de la vie. Le système qui avait été rejeté, comme dénué d'un véritable fondement social redevient une garantie du dialogue social (“ceux qui ne discourent pas, sont précisément ceux qui manquent de système”, Zib. 950). Une méthode donc contre la méthode, pour revenir à la méthode. Fonder une prémisse sur le rejet de tout ce qui paraît vrai, et qui établit ses petites vérités, qui pourront ensuite devenir systèmes6, par le biais d'une sorte de contre-induction dérivée d'un ensemble de "contre-normes"7. Ce qui compte, ce sont les stratégies du raisonnement de recherche de la connaissance et du vrai, à partir d'une distinction fondamentale entre croyance et vérité, et valeurs intrinsèques et instrumentales, dans le refus de toute prélogique.

Le relativisme de Léopardi ne renonce pas à choisir entre bonne et mauvaise cognition, et identifie raisonnement bon et rationnel. Le rôle de ce qui est qualitatif dans le processus de formation du jugement est un problème ; on peut se demander par exemple ce qui provoque la formulation des jugements, c'est à dire la constitution d'un système moral ou esthétique, ou encore quelles relations existent entre la sensation (élément nécessaire pour l'acquisition de la connaissance) et le sentiment (pour lequel il est difficile de trouver une genèse rationnelle) ; ceci étant, on ne peut parler pour Léopardi d'immobilisme ou de circularité8. Son épistémologie analytique9 fondée sur l'étude des concepts, sur la tenue et la pertinence logique et linguistique des définitions, est tout à fait consciente de la nécessité de la contradiction10, du paradoxe auquel mène la conscience du manque de fondement objectif des comportements. Pour Léopardi "la substance, le substrat, l'âme, la ratio, la conscience, l'homme, le corps" se situent "sous le signe du sujet"12. Dans ces conditions, sa recherche fondée sur l'idée d'identité et de non-contradiction, et donc sur celle qu'on ne peut pas en même temps être et ne pas être, est confrontée au problème que tout ce qui est extérieur au sujet ne lui réponds pas. Cette recherche devient ainsi irréductible à l'analyse, incapable d'analogie, rebelle à la cohérence ; elle échappe même à la force de l'écriture, car là où la contradiction se déclenche, le langage philosophique devient plainte existentielle et invective. L'objectivité est perdue, et ce qui parle est seulement une subjectivité endeuillée, soumise aux lois de la temporalité - alors que comme on le sait la pensée se situe elle-même en dehors du temps, attentive seulement aux lois de sa propre séquentialité.

En dépit du fait que dans le Zibadone on ne trouve pas plus que 12 occurrences du mot "pensée", le penser léopardien procède par micro-vérités, dérivées des propositions qui les précèdent, conséquences ultimes dotées d'une nécessité quasiment naturelle comme si elles étaient en dehors des coordonnées temporo-spatiales, en résonance avec une langue universelle de l'esprit, reliée peut-être à ce principe inné de connaissance propre à tous les êtres, et fondé sur la possibilité d'une utilisation plus que suffisante de la raison. C'est dans cette perspective qu'on peut interpréter l'invitation léopardienne à utiliser des termes communs et à construire un vocabulaire européen de la philosophie :

Donc, si la philosophie actuelle, qui embrasse pour ansi dire tout le siècle, toutes les réalités et toutes le connaissances présentes, a et doit avoir des termes fixes et identiques, dans tout lieu où elle se pratique, nous devons les adopter, les employer, et nous conformer à ceux dont tout le monde se sert [...]. Pour toutes ces raisons, un dictionnaire universel européen qui comprendrait ces mots exprimant avec exactitude une idée claire, subtile et précise, communs à toutes les langues modernes cultivées, ou à la majeure partie d’entre elles, serait une œuvre digne de ce siècle [...]. Les mots précis sont bons pour les sciences et leur conviennent  (Zib. 1223-1226).

La pensée et le raisonnement induisent bien sur quelque chose de nouveau, qui est différent des présupposés, mais chez Léopardi, le corollaire n'est pas très différent du syllogisme qui, à partir de l'expérience, produit "des conséquences tirées par le moyen d’un raisonnement et d’une opération syllogistique" (Zib. 443). On pourrait même dire que en dépit de l'acception aristotélicienne du syllogisme (que par ailleurs Léopardi adopte d'autres fois), corollaire et syllogisme deviennent pratiquement synonymes, à la manière de la logique kantienne si la voie du syllogisme est celle qui se traduit en termes de conséquences (cf. Zib. 447). Là où les deux termes ne sont pas synonymes (on revient alors en force à Aristote), la pensée humaine manifeste toutes ses possibilités d'erreur, dans la mesure où nous ne possédons pas les éléments qui ont permis l'élaboration du prémisse sur lequel tout raisonnement syllogistique repose.

[…] toute affirmation ou négation requiert un syllogisme et chaque syllogisme contient autant de syllogismes qu’il y a des apports entre ses propositions […]. Sans ces syllogismes intermédiaires, aucun syllogisme n’est valable, et comme ils sont généralement omis ou ils ne sont pas justes, d’innombrables syllogismes sont faux parce que le rapport que nous supposons entre la majeure et la mineure, et ente celles-ci et la conséquence, est erroné [...]. On pourrait ici démontrer que chaque syllogisme, c’est-à-dire chaque acte et chaque notion de notre raison, ayant besoin d’autres syllogismes, et ceux-ci d’autres encore, à l’infini, il est impossible d’arriver à trouver un principe et un fondement absolu à notre raison, puisqu’il est impossible d’arriver à un premier syllogisme qui n’aie plus besoin d’autres syllogismes […]. Pour nier une proposition particulière dont les prémisses ne sont pas fausses, on ne peut, et on ne fait jamais que détruire les syllogismes intermédiaires du syllogisme sur lequel elle se fonde […]. Si le syllogisme est trompeur et si notre raison n’est absolument pas autre chose qu’un syllogisme, qu’est-elle donc ? (Zib. 1771-1773).

Même si on ne se trompe pas et qu'on ne fait pas d'erreur de raisonnement, notre pensée est fondée sur une prémisse inexplicable (au delà de toute tentative d'objectivité on aboutit sur une logique qui ne peut être qu'axiomatique) ; autrement dit, même le plus sage des hommes doit construire péniblement un édifice très complexe, en ignorant nature et solidité des fondations de cet édifice, qui devraient en garantir la stabilité. Si on essaye d'aller jusqu'au bout de l'objectivation dans la construction des connaissances, quelque chose ramène à la fin du parcours (comme à son départ), là où il ne s'agit pas de vérité mais de croyance, ce qui pour être accepté implique une subjectivité anthropologique car il n'y a pas de croyance qui ne soit pas liée à l'attente, aux besoins, aux nécessités de l'individu et de la société. Mais il s'agit là de désirs difficiles à réaliser. On revient donc à la contradiction formelle paradoxale, interne au système de la nature, qui indique sans cesse que l'homme est condamné au malheur.

En ce qui concerne le principe de non-contradiction, considéré pendant des siècles comme fondamental pour le raisonnement humain, Léopardi admet qu'il puisse ne plus être valable dans d'autres systèmes de pensée (cf. Zib.1627-1628) ; mais comme chacun de nous ne peut raisonner et connaître qu'à l'intérieur du système qui lui est propre, les défauts de ce système ne peuvent qu'induire une crise radicale, parfaitement théorisée dans Zibaldone 4099-4100 et 4129.

L'absence généralisée de fondement traduit l'ambiguïté des choses, et ne fait place qu'à un discours interrogatif, qu'on peut dénommer ‘pensée poétante’ ou, mieux, ‘poésie pensante et raisonnante’. Sur ce point spécifique, le système léopardien apparaît comme différent des autres théories philosophiques, dans la mesure où prévoyant la possibilité de ne construire que des micro- systèmes, il se situe comme système interrogeant, assumant la contradiction et fonctionnant davantage de manière destruens que construens. Chaque construction se transforme en simple hypothèse dès que l'on essaye de passer du particulier au général. Le jugement même que Léopardi qualifie à l'aide d'adjectifs comme  buono, finissimo, squisito, vero, retto, maturo, accurato, posato, pris dans la dyade "jugement - discernement" (cf. Zib.756), devient quelque chose qu'il convient d'attaquer, s'il passe de ses caractéristiques évaluatives, comparatives, relatives, assujetties au temps et aux pays, et devient défaut de jugement, poco giudizio, jugement cattivo, scarso e torto, comune. Ce qui reste, c'est la pensée en tant que matière et sa transcription dans des mots20. Le flux de l'esprit qui se traduit en mots, présuppose la vie et son organisation :

On ne pense qu’en parlant. Il est donc évident que plus la langue dans laquelle nous pensons est lente, plus nous avons besoin de mots et de détours pour nous exprimer [...] plus notre esprit, notre pensée, notre raisonnement et notre discours intérieurs sont lents [...]. Voyez par conséquent combien la connaissance de plusieurs langues est profitable [...] (Zib.2212-2213)

tout en impliquant une différence qui, de linguistique (cf. Zib.1705) devient conceptuelle en remettant au premier plan la subjectivité après une très longue recherche objective :

A partir des observations qui ont été faites plus haut […] déduisez-en qu’il n’est peut-être aucun individu (ni aucune nation relativement aux autres) qui ait exactement les idées d’un autre sur la chose la plus semblable  [...]. Les hommes conçoivent ainsi pour une même chose des idées très différentes, mais en les exprimant à l’aide d’un même mot, et en changeant la compréhension même du mot, cette seconde différence cache la première : ils pensent être d’accord, mais ne le sont pas, etc., etc. C’est là une pensée de la plus grande importance, puisqu’elle concerne non seulement les idées concrètes, mais plus encore les idées abstraites (Zib. 1706-1708).

Si l'esprit peut comporter un processus commun aux structures cognitives propres à toute l'humanité, l'écriture, la parole sans lesquelles la pensée n'existerait pas, introduisent les nuances du possible, les déclinaisons de la subjectivité. L'individu peut établir des liens: il peut relier, amplifier, étendre, dilater ce que lui proposent les données de l'expérience, et les mots et le langage le rendent capable de concevoir des concepts, par exemple ceux d'espace ou de quantité (Zib. 1101). On utilise des signes linguistiques qui bien évidemment, avant même que se constitue la différence entre  mots et termes, sont tout à fait conventionnels, et dépendant des bizarreries et des caractéristiques du style. La rapidité de celui-ci "présente à l'âme une foule d'idées simultanées" (Zib.2041) qui ne se suffisent pas et doivent s'intégrer avec l'"habitude du sentiment, de la pensée, de la fantaisie, de l’invention" (Zib. 3389).

Si la raison avait essayé de fuir la passion, avec l'aide des théories cognitives lockiennes, voilà que l'on revient à la passion, dans la mesure où la capacité de connaître, de savoir, de penser, est reliée au problème d'identité d'une manière bien plus sophistiquée que celle d'une perspective empirico-réductioniste23. Léopardi semble unir la théorie de Locke de la continuité psychologique (pour laquelle "l'identité est établie par les critères cognitifs de la mémoire"24), la bundle theory à la Hume (qui relie l'identité à la possibilité de connecter des "moi" successifs), et la suggestion personnelle qui ramène tout à la grammaire de la première personne. Les problèmes de reconnaissance et d'auto-reconnaissance demeurent centraux quelle que soit la piste cognitive privilégiée, et entraînent avec eux, au final, troubles et problèmes d'identification sociale. Ce n'est pas par hasard que la dernière page du Zibadone met fin à l'expérience léopardienne de la connaissance (pour ce que l'écriture peut nous en dire) et signe l'arrêt de l'écriture sur la non-reconnaissance de soi, inattendue et traumatique :

La chose la plus inattendue pour celui qui entre dans la vie sociale, et le plus souvent pour celui qui y a fait son temps, est de vérifier que le monde est tel qu’on le lui avait décrit, tel qu’il se l’imaginait et le connaissait en théorie. L’homme reste stupéfait de voir la règle générale vérifiée dans son cas particulier (Zib. 4526).

Là où la réflexion pouvait se produire hors du temps, revient avec violence le temps de la vie, qui fissure les typologies logico-démonstratives et ouvre tout à coup le rapport et le hiatus vie/vérité. Si pendant des décennies la connaissance avait pu transformer la vie (comme le Zibaldone nous le prouve), finalement, c'est la vie qui transforme la connaissance (et jusqu'à la limite extrême du silence total25), en montrant jusqu'à quel point le problème de la subjectivité met en cause l'identité rêvée du savoir et du vrai. Si le philosophe "est celui qui ne se lamente plus”26, peut-être que Leopardi ne l'avait jamais été, en dépit de ses systèmes et micro- systèmes, avant de le devenir peut-être seulement à la fin de sa vie, à partir de l'arrêt presque total de ses écrits27 .

Un livre comme le Zibaldone, qui avait décrit et vécu seulement le temps de la pensée28, se referme sur les signes que le temps pose sur la vie, sur la déchirure de celle-ci, dans la subjectivité proclamée du moi. Une fois dévoilée la relation entre individu et choses, la logique de la justification et de la découverte se révèle identique à ce qu'elle avait toujours été : logique naturelle29, mélange pascalien de sentiment et de raison. Une fois contrôlées les méthodes analytiques et axiomatiques de la connaissance, dont les faiblesses ont été mises en évidence, la pensée - au delà des structures grammaticales qui l'accompagne et la figent dans une sorte de grille spatiale (pensée précédente, séquentielle, supérieure, ultime, antécédente, autre...) - revient à ce qu'avait proposé Mme de Staël, c'est à dire source et fondement (au moins pour les peuples méridionaux) d'une intense activité imaginative30.

Tout devient conforme à "la plus sublime et à la plus haute philosophie"31, dans la mesure où "le plus haut degré du savoir humain et de la philosophie aurait consisté à en connaître l'inutilité [...]. C'est pourquoi seul le sommet de la philosophie est utile, parce qu’il nous en libère et nous détrompe"32.

La poésie 'sentimentale', pour peu qu'elle puisse durer, est ce qu'il reste : poésie qui "a son fondement et sa source dans la philosophie, l'expérience, la connaissance de l'homme et des choses, en somme dans la verité"33.

                                                                                                          (traduit par Evelyne Andreewsky)           

1 Cf. Anna Dolfi, Le strutture cognitive dello Zibaldone, in Ragione e passione. Fondamenti e forme del pensare leopardiano, Roma, Bulzoni, 2000 (je renvoie à ce livre pour une analyse complète de l'auteur et de son oeuvre, en particulier pour une recherche sur les modalités du fonctionnement du Zibaldone comme ‘journal philosophique’. Les présentes pages sont une relecture, une utilisation approfondie du chapitre III de la 4° partie).

2 En ce qui concerne poésie et philosophie (suggéré par “philosophie variée" et “belle littérature” du premier proto-index) on renvoie à la p. 3382, 2 de l'index leopardien (toutes les citations - qui ont d'ailleurs une numérotation léopardienne - de ces pages, sont tirées de la traduction française de l'édition critique du Zibaldone établie par Giuseppe Pacella (Milano, Garzanti, 1991) : Giacomo Leopardi, Zibaldone. Traduit de l’italien, présenté et annoté par Bertrand Schefer, Paris, Allia, 2004.

3 Les entrées des index léopardiens nous amènent sur la piste de certains assemblages, là où elles comportent des renvois, même si elles ne constituent pas une situation labyrintique d'échec de la mémoire, comme Paola Zito le suggère dans le très utile X volume de l'édition de Emilio Peruzzi (Pisa, Ecole Normale Superieure,1994).

4 Cf. Zib.1062-1063 (“Combien la réflexion profite à la vie, combien le système de la profondeur, de la raison, de l’examen est conforme à la nature, favorable, ou plutôt compatible avec l'action, nous le constatons par cet exemple”) e 1163 (“Le meilleur usage et le meilleur effet de la raison et de la réflexion consistent à détruire ou à diminuer en l’homme la raison et la réflexion, leur usage et leurs effets”).

5 Cf. Zib. 2134.

6 Il est désormais clair que Leopardi procède entre des constructions de l'arbitraire et du possible (négations des systèmes généraux ancrés dans la déduction en les remplaçant par des micro- systèmes ancrés dans l'induction). Il reste à souligner que Léopardi met en doute le système cognitif dont il souligne la relativité anthropologique - sans pour autant discuter ce qu'on appèle la ‘réalité objective’, qui ne sera mise en question qu'au XX siècle.

7 Pour des études modernes contre la méthode, cf. Paul K. Feyrabend, Contro il metodo. Abbozzo di una teoria anarchica della conoscenza, Milano, Feltrinelli, 1997. Pour une réflexion générale sur les rapports entre philosophie et écriture, cf. Carlo Sini, Filosofia e scirttura, Bari, Laterza, 1994; Teoria e pratica del foglio mondo. La scrittura filosofica, Bari, Laterza, 1997. Sur une hypothèse, qui me paraît contestable, de légèreté et d'ébauche léopardienne, cf. Antonio Prete nel libro/dialogo con Salvatore Natoli (cf. Salvatore Natoli-Antonio Prete, Dialogo su Leopardi. Natura, poesia, filosofia, Milano, Bruno Mondadori, 1998). 

8 D'autres critiques parlent en revanche de la circularité (cf. Fabiana Cacciapuoti, Le armi della ragione,  in G. Leopardi, Trattato delle passioni, a cura di Fabiana Cacciapuoti, Roma, Donzelli, 1997). Une des propositions de circularité les plus documentée est celle de Rafael Argullol, Leopardi pensatore tragico. Una lettura dello “ Zibaldone ”, in AA. VV., Leopardi e il pensiero moderno, Milano, Feltrinelli, 1989, pp. 118-132).

9 J'utilise ce mot dans le sens de Stich (“je propose d'utiliser l'expression "épistémologie analytique" pour indiquer n'importe quel projet épistémologique où le choix entre règles justificatives et critères de justesse en compétition dépend de l'analyse conceptuelle ou linguistique” : Stephen P. Stich, La frammentazione della ragione, Bologna, Il Mulino, 1996, p. 146).

10 Sur ce point, je suis d'accord avec Luigi Baldacci quand il écrit que "si les contradictions - au moment de la rançon de la raison - étaient encore plus poignantes, il faut en prendre acte, comme d'une sorte d'anti-pensée" (Luigi Baldacci, Il male nell’ordine. Scritti leopardiani, Milano, Rizzoli, 1998), même si je ne suis plus d'accord avec lui quand, dans une perspective nihiliste, il fait du Zibadone "le lieu physique non seulement de la création, mais aussi de la destruction de cette pensée même, dont la norme n'est pas la mise en évidence de la contradiction, mais sa propre annihilation".

11 J'utilise une belle expression de Luigi Baldacci (“Leopardi est un homme éthique, qui prends acte surtout entre le ’20 et le ’21 – qu'il n'y a aucun fondement objectif au comportement éthique"(cf. ibid., p. 35).

12 Cf. Salvatore Natoli, Soggetto e fondamento. Il sapere dell’origine e la scientificità della filosofia, Milano, Bruno Mondadori, 1996, p. 45.

13 Cf. Zib. 76, 115, 579, 872, 874, 1223, 2439, 2500, 3281, 3870, 3904, et surtout 874 (“C’est là une conséquence naturelle, mais restée inaperçue, du corollaire précédent et de la proposition dont il découle”).

14 Il faut se souvenir de Zib. 348.

15 Cf. Zib. 443: “Cette expérience, qui doit nécessairement former la base ou, comme nous les appelons, les prémisses du syllogisme – syllogisme sans lequel il n’y a ni idée ni croyance [...]”.

16 Cf. Zib. 1681: “Puisque non seulement il ne comprend pas telle ou telle partie d’un syllogisme, mais, même s’il comprend parfaitement toutes les trois (ou les deux prémisses) séparément, il n’en perçoit pas le rapport et ne sait pas comment la conséquence en dépend, même si le syllogisme lui parvient sous sa forme accomplie”.

17 Cr. Zib. 437-443.

18 Cf., entre autre, Zib. 823-825.

19 Pour ce propos, sont fondamentaux les passages de Zib. 1655, 1708-1709, 1720, que j'ai cité ailleurs.

20 Cf. Zib.4288. Il faut voir aussi Zib. 4252-4253, où l'axiome de l'existence de l'esprit est contesté.

21 Cf. Zib.2183: “l’instant du trépas est toujours précédé d’une perte de la parole, d’une insensibilité complète, d’une incapacité à être attentif et à penser […]”.

22 Cf. aussi Zib.1466.

23 Celle qui est seulement basée sur la continuité corporelle. Pour une réflexion sur les théories analytiques de l'identité et leurs liens avec la pensée, cf. Daniele Sparti, Soggetti al tempo. Identità personale tra analisi filosofica e costruzione sociale, Milano, Feltrinelli, 1996.

24 Ibid, p. 16.

25 En tant que pensée qui se fixe dans l'impossibilité de se répéter.

26 La “philosophie naîtra d'un renoncement à la plainte ou de son dépassement" (cf. María Zambrano, La confessione come genere letterario, Milano, Bruno Mondadori, 1997, p. 47).

27 Cf. pour cette question A. Dolfi, Sul principio di non contraddizione. Qualche nota aggiunta su una dialettica improgressiva, in Leopardi e il Novecento. Sul leopardismo dei poeti, sous presse).

28 Pensée qui se développe, s'étend, se plie (cf. Zib. 4061, 4491).

29 Pour la définition kantienne de la logique naturelle, cf.: “la logique naturelle ou logique de la raison commune (sensus communis) n'est pas à proprement parler une logique mais une science anthropologique, qui a seulement des principes empiriques, car elle traite de règles de l'utilisation naturelle de l'intellect et de la raison, qui sont connues seulement in concreto, sans en avoir conscience in abstracto” (in Carlo Cellucci, Le ragioni della logica, Bari, Laterza, 1998, p. 42).

30 Cf. Zib. 931-932.

31 L'expression est de Léopardi, extraite pour une utilisation tout à fait différente de Zib.436.

32 Zib. 305.

33 Zib. 734.