A 15 Atelier 15- Cahier du Colloque Intelligence de la Complexité, Epistémologie et Pragmatique
J.P. MARTINS BARATA : Sur le thème des dynamiques complexes des métropoles, autres variations
11 Avril 2005
SUR LE THEME DES DYNAMIQUES COMPLEXES DES METROPOLES
Au sujet des variations sur la contribution de J.P.Martins Barata, par André Demailly
J.P. MARTINS BARATA
Les “variations sur la contribution de J.P. Martins Barata » que André Demailly a bien voulu faire sur le draft de ma contribution à l’Atelier 15 du Colloque sont non seulement pertinentes et stimulantes mais riches en thèmes qui méritent que je m’engage aussi sur des « variations ».
Je me penche sur les suivants :
1 – « …S’agissant de systèmes sociaux, cette conception doit se projeter sur le futur, dés lors qu’elle concerne au premier chef les générations à venir. … »
Ceci m’amène à exprimer un souci fondamental au sujet de la question métropolitaine : le long terme.
Le « long terme » me semble être au cœur même des préoccupations qui nous concernent aujourd’hui. « À long terme nous serons tous morts » comme remarquait Keynes. Bien sur. « Nous », c'est-à-dire, ceux qui sont vivants aujourd’hui. Mais bien d’autres seront vivants bien après que « nous » soyons départis. Et ils recevront comme héritage ce que « nous » produisons dans le court et le moyen terme. Nous leur laisserons, entre autres choses, d’immenses métropoles.
Les géographes et les statisticiens nous montrent à la satiété que jamais on a autant bâti de par le Monde un volume pareil d’édification, et ceci dans un laps de temps assez court. L’urbanisation, entraînant le besoin de logement, est aussi favorable à l’économie - et l’aphorisme bien connu « quand le bâtiment va, tout va » n’est pas sans fondement.
Mais dans ce phénomène se cache une menace qui n’est pas évidente sans quelque réflexion :
- La croissance historique des villes, prise dans ses composantes diachroniques, comporte un certain apport d’édification nouvelle, et une certaine substitution ou destruction du « stock » bâti existant. Le solde représente la croissance nette.
Les bâtiments, quel que soit leur mode de construction, leurs utilisations et valeurs, ne sont pas éternels ; ils ont une vie utile, plus ou moins longue.
J’ai pu conduire une étude, aidé par une équipe des services municipaux, concernant la ville de Lisbonne (et encore seulement la ville au sens administratif, sans les énormes banlieues…). Utilisant la méthode de la « survie de la cohorte » bien connue des démographes, on a établi d’après les archives municipaux, pour chaque édifice bâti dans une année donnée l’année de sa démolition ou substitution. L’enveloppante de la superposition des courbes représentant les soldes annuels restants du stock bâti dans une année donnée montrent l’allure du volume global du stock existant ; la coupe de cette superposition montre, pour chaque année, la composition par ages du domaine bâti.
Ce qui était frappant d’après l’examen de ces résultats, où l’on pouvait aisément déceler les effets de contraction amenés par les deux grandes guerres, le retour des capitaux en provenance des colonies (pas encore du retour des colons en 1974 !) et les mutations des techniques, c’était l’accroissement assez soudain d’édification nouvelle depuis les années 70. Attribuant à ce stock une vie utile d’environ 80 ans, les générations suivantes auront sur les bras un volume démesuré d’édification parvenue au terme de sa vie utile – et cet effet était facile à simuler sur le modèle. Mais cette étude fût conduite vers 1980 ; depuis, le boom de construction dans la ville et les banlieues n’a fait que croître à un rythme ahurissant…
Quand on survole une grande agglomération (Paris, par exemple, ou n’importe quelle grande concentration urbaine) c’est impossible de ne pas être frappé par le colossal volume récemment bâti, tout luisant de nouveauté et de poli, où quelques signes de manque de fraîcheur par ci par la contrastent avec des ensembles ou la « hubris » des constructeurs et promoteurs s’affirme par les grandes tours et les grands blocs.
Mais toutes ces édifications faites sur un ou deux décennies – ce qui est très peu dans le temps historique des villes ! – tomberont aussi dans la décrépitude dans de courtes décennies, avec des conséquences qu’on a encore du mal à accepter ou regarder en face :
- les systèmes de circulation, réseaux techniques de tout genre devront devenir obsolescents et difficiles à substituer, ou avec des coûts prohibitifs, tant dans les bâtiments que dans les infrastructures de l’agglomération.
- les parements et organes des façades, les structures même ne sont pas construits aujourd’hui en vue d’une durée illimitée, et tendent à vieillir irréparablement
- La valeur des immeubles en fin de vie utile n’est que résiduelle, et les institutions de financement ne verront pas l’intérêt d’y investir, et probablement les zones tombées dans la dégradation n’attireront pas les promoteurs et les habitants. Ceux-ci chercheront naturellement à mettre en valeur des zones « fraîches », préalablement acquises, délaissant les zones en cours de dégradation.
Ces conditions pointent vers un futur où l’héritage laissé par notre époque dans les expansions métropolitaines peut bien être un « mega-taudis », dont les relations systémiques dans le domaine social et politique peuvent être imaginées.
Comme il fallait s’attendre, chaque fois que j’ai émis ces propos, on les a qualifié de « catastrophisme », ce que je dois accepter jusqu'à un certain point, espérant toutefois que ce soit au moins un « catastrophisme éclairé ».
2 - Il faut toutefois souligner que ce qui se trouve au fond du problème métropolitain en termes d’intelligence de la complexité est bien connu de n’importe quel étudiant débutant en « engineering design » : un système est d’autant plus vulnérable à la faillite soudaine que sa performance se base sur la complexité. (Un araire romain est très médiocrement performant mais simple ; si son timon ou son sep se rompent ils peuvent être vite substitués et l’araire poursuit sa tâche ; une sonde lancée vers Mars est un artefact d’une complexité extrême et fabuleusement performant, mais il suffit d’un petit détail, une petite erreur quelque part dans le système pour que la sonde finisse par s’écraser, en complète perte…)
La complexité du système métropolitain ne cesse de s’accroître, et sa performance est assurée par une progressive complexification, technique assurément mais aussi administrative, économique et financière – et celles-la à très grande échelle portent bien plus loin que les problèmes, certes importants, de l’aménagement urbain et de ses interventions « urbanistiques ». Il est douteux que cette complexification puisse se poursuivre de forme illimitée, mais dans la foulée cette tendance ne semble pas plafonner. Mais est-ce que ce sera toujours ainsi ? Qu’adviendra le système si et quand les gains de performance générale dus à la complexification ne trouveront pas de contrepartie dans les coûts d’augmentation de la complexité ?
Les urbanistes et les sociologues urbains connaissent bien les horreurs que l’on rencontre dans les tranches du tissu urbain tombées dans la décrépitude technique pour qu’on écarte a priori l’image d’une telle déchéance à l’échelle d’une agglomération métropolitaine.
Tout ceci m’amène à des propos qui méritent, peut-être quelque réflexion et - qui sait ? – provoquer d’autres « variations » :
- Est-ce que les processus de désintégration ou de dégénérescence des systèmes complexes sont assez connus ou étudiés ?
- Est-ce que la désagrégation ou la dégénérescence prévisible des grands ensembles métropolitains ne pointe pas vers une importance accrue d’une « préventique », naturellement appuyée sur une connaissance des processus de désagrégation des systèmes complexes ?
3 – « ….Les mécanismes rétroactifs à plus long terme (caractéristiques des systèmes adaptatifs)… »
Compte tenu des mouvements, souvent séculaires, des tendances bien connues par la géographie urbaine, je m’interroge sur la possibilité de que les processus cumulatifs soient aussi importants et dans certains cas même plus importants que les processus adaptatifs. La « régulation » y prendrait une prééminence moindre, et le caractère adaptatif se trouverait surtout dans un certain moyen terme. Des actions d’intervention (qui dans le long terme exigent une constance d’intention finalisée qui doit être examinée quant à son existence, tant politique comme représentative) se trouvent souvent face à l’accumulation inerte des résultats des processus adaptatifs ; les systèmes géomorphologiques sont un bon exemple, surtout quand ils se confrontent avec les interventions anthropogéniques.
Les « établissements humains sur le territoire », pour utiliser la belle formule des géographes, trouvent maintenant dans le phénomène de l’urbanisation croissante leur expression plus puissante et massive. Mais du fait même de sa nature les grandes agglomérations, surtout métropolitaines, comportent une dimension d’inertie face à laquelle les interventions de la gouvernance se révèlent d’une écœurante futilité (1).
On dirait que les mécanismes internes qui gouvernent les dynamiques complexes des grandes agglomérations urbaines agissent malgré les volontés mises en œuvre pour les contrôler – ceci, évidemment, quand il s’agit des évolutions de longue portée et ambition. Ce n’est pas question ici de quelque déterminisme inhérent aux phénomènes dont il est ici question, mais plutôt la reconnaissance des limitations de la gouvernance, qui en tout état de cause de son intervention adaptative doit subir la présence massive de processus inertiels et cumulatifs assez complexes.
Tel est le sens de l’effort de modélisation que j’ai entrepris de présenter schématiquement à l’Atelier 15 du Colloque.
3 - « … Le volet prospectif de (cette) modélisation (….) est indissociable des volets de conception et de régulation…. »
Quoi de plus artificiel que l’ « établissement humain sur le territoire » ? L’immense et antique artefact qu’est la ville, maintenant devenu géant, est envahissant au point même que sa taille ne nous permet pas aisément saisir toute sa complexité. Nous sommes immergés dans l’urbain, et il tend à ne pas se présenter à nos yeux que sur les aspects plus proches et évidents.
Une enracinée tradition cartésienne tend à fractionner nos approches à la tâche de maîtrise des problèmes de l’urbain quelle, que soit son échelle, et ceci se manifeste dans la nature des interventions entreprises par les pouvoirs ; celles-ci portent la marque de son origine ou légitimation théorique. Une observation attentive de la pratique concrète des pouvoirs appuyés par les diverses disciplines concernées par les actions sur l’ « établissement humain sur le territoire » porte à croire que, quoique des grands principes d’interdisciplinarité soient souvent invoqués, ces actions se dirigent finalement vers des « formes » et des « états » du système plus que vers les « processus » (2).
Conception et régulation sont sans doute indissociables du versant prospectif de la modélisation, mais l’ « ingegno » nécessaire pour aboutir à un suffisant « disegno » des actions doit certainement passer par la compréhension de la nature de l’incertitude, de l’émergence, de la dynamique et de l’auto organisation. A mon avis, c’est la le programme essentiel que soulèvent les questions de l’établissement humain sur le territoire et maximalement ceux du phénomène métropolitain.
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(1) – Un exemple parmi d’autres sert à évoquer cette condition : Brasilia, avait toutes les conditions de départ pour la création d’un magnifique « artefact » urbain, innovateur, réglé, porteur d’une image volontairement établie, et libre de contraintes héritées soit physiques soit critiques ou traditionnelles. Son image court le Monde, les publications stimulent les architectes et les historiens de l’architecture, l’éclat de sa réalisation est indéniable.
Mais l’image de cette ville, « radieuse » et unique, telle qu’elle se présente dans sa complétude, cache une réalité trop ignorée : hors de ce qui a pu être planifié et contrôlé, une énorme ville s’étend avec toutes les caractéristiques moins désirables des villes sud-américaines, désordonnée et problématique – comme si des mécanismes ignorés mais effectifs eussent agi dans le sens de contrer l’ordre initial et désiré…
(2) – La, plus que jamais, une « intelligence de la complexité » semble devoir être au cœur du besoin d’intervention, si une éthique de la responsabilité sociale des chercheurs doit être doublée avec un souci d’efficacité.
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- Un petit ajout à la note sur le nouveau gratte-ciel de Taipeh et ses ressources homéostatiques : on n’a qu’assez récemment comprise en termes de mécanique structurelle la construction des tours de quelques temples japonais qui depuis le quinzième siècle ont résisté à des seismes qui ont détruit plusieurs fois les villes environnantes.
Un gigantesque et massif mât intérieur, suspendu depuis le haut de la structure jusqu’en bas, maintient un écart considérable de la structure supportant les étages ; mais, à chaque étage, le plancher est « flottant » et entoure complètement le mât avec un petit écart – à chaque vibration horizontale de la structure les planchers « cognent » contre le mât et se déplacent, sans transmettre les efforts inertiels à la structure portante. La leçon est maintenant apprise…