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- Michel ROUX : Construire des territoires en tressant leur diversité

27 NOV 2004

Construire des territoires harmonieux en tressant leur diversité

ROUX Michel

rouxmi@club-internet.fr

            Il n’est pas aisé de construire des territoires harmonieux. Chacun en conviendra quelle que soit sa position : élu, responsable administratif ou dirigeant d’une entreprise, et ce à toutes les échelles. Il me semble que nos difficultés en la matière procèdent de nos difficultés à penser la diversité.

            En effet, fascinés que nous sommes par l’Universel, nous manifestons une certaine propension à considérer les différences comme des contraires et de ce fait, quand nous voulons agir au service du bien commun, nous avons tendance à justifier nos choix en essayant de « prouver » qu’ils répondent à « l’Intérêt général », défini à partir de diagnostics dont l’objectivité découlerait d’une observation impartiale et d’un paramétrage rigoureux. De ce fait, la moindre politique fondée sur un tel régime de vérité uniformisante, au lieu de rassembler, divise et exclut et, en réduisant la diversité, produit l’inverse de ce qu’elle cherche à réaliser : l’ordre bien souvent produit le désordre qu’il entend combattre. Est-il possible de faire autrement ? Oui, je le crois, à condition de se convaincre de deux choses liées : 1 - La diversité résulte du « projet essentiel » de tout être vivant de se différencier et de préserver ses différences. 2 - Dans ces conditions, au lieu de développer une « intelligence de la preuve », reposant sur la quête d’une vérité unique pour tous, mieux vaut s’appuyer sur une « intelligence de l’agencement », qui cherche à tresser les vérités des uns et des autres.

            S’agissant de la première proposition, il ne me semble pas hasardeux d’affirmer que la diversité procède de la volonté des êtres « d’habiter en poète leur clairière». Nous voulons tous construire des territoires qui nous apparaissent à la fois comme des « chez soi », des abris familiers et rassurants, mais que nous pouvons transformer, « ouvrir sur un lointain inconnu », et ce, sur un mode qui nous rende « unique ». C’est cette attitude que Pascal résumait très bien quand il écrivait que les hommes ne savent pas se tenir en repos sous leur toit, nonobstant la qualité de ce toit, et qu’ils courent conquérir ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur donne. Le philosophe P. Ricœur, dans ses conférences sur la Traduction, nous dit que s’il existe plus de 6000 langues sur terre, c’est parce que les langues nous servent autant à communiquer pour nous comprendre qu’à nous distinguer les uns des autres et maintenir une « hétérogénéité radicale ». Nous sommes tous comme des musiciens de jazz qui interprètent un même morceau en improvisant chacun à sa manière.  En conclusion, notre « sentiment de nous-mêmes », repose autant sur la recherche de « similitudes » rassurantes qui fondent notre appartenance et que sur celle de « singularités en mouvement» qui fondent notre différence.

            Cette prééminence de la diversité ne doit pas pour autant nous faire renoncer à produire de l’unité et de la cohérence, auxquelles aspirent les responsables. L’interprétation du fonctionnement des grands systèmes auto-organisés – comme l’écosystème ou notre propre organisme – nous laisse entendre qu’ils doivent leur extraordinaire performance et leur cohérence au fait qu’ils laissent s’exprimer la diversité : ainsi, si l’arbre nourrit le sol avec ses feuilles et puise dans ce dernier les sels minéraux qui lui sont nécessaires, si le ver de terre contribue à l’oxygénation du sol par ses galeries tout en nourrissant de la terre, etc., si tous coopèrent,  ils n’obéissent à aucune consigne « venue » d’un haut : chacun joue sa partition et assume sa singularité. Ces systèmes produisent une extraordinaire cohérence du fait que chacune de leurs parties « construit » et « affiche » clairement le « sens » qu’elle « donne » à « sa » vie.

            Ces considérations donnent aux responsables politiques et administratifs un autre rôle. Au lieu de leur faire porter les lourdes responsabilités de personnes omniscientes qui sauraient ce qu’est l’intérêt général, mieux vaut les solliciter en tant que tresseurs des sens, à charge pour eux d’aider leurs concitoyens à faire émerger leurs vérités et à les aider à les agencer pour co-construire leur devenir commun, sans chercher à savoir qui détient « la » vérité, en procédant sur le mode d’une épissure de marin où tous les brins sont solidaires et différenciés. La Chine est à la mode, alors profitons-en. En effet, la Tradition chinoise considérait que l’action du souverain devait s’apparenter à celle du « moyeu de la roue » sur lequel s’équilibrent les rayons. En tant que « conscience des consciences », il avait trois obligations : 1 - Entendre ses sujets pour se représenter leurs regards et leurs logiques propres. 2 - Créer de l’unité et de la cohérence, c'est-à-dire les harmoniser : l’harmonie étant considérée là comme une stratégie pragmatique. 3 - Parler pour rendre intelligible à tous cette « épissure des sens ».

            Considéré ainsi, le dirigeant fonde son autorité, moins sur le pouvoir qu’il exerce, que sur le fait qu’il rétablit la confiance : chacun le respecte et a d’autant plus envie d’œuvrer qu’il se sait et se sent pris en compte par cette autorité. Car elle seule permet à tous d’exprimer ce qu’  « ils » considèrent comme le meilleur d’eux-mêmes.

Michel Roux

Professeur des Universités et Conseil aux entreprises