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Robert DELORME : Entre pensée complexe et terrain, une modélisation intégrative de la complexité
15 02 05
Entre pensée complexe et terrain,
une modélisation intégrative de la complexité
Robert DELORME
CEPREMAP
142, rue du Chevaleret – F-75013 Paris
robert.delorme@cepremap.cnrs.fr
1 – Dans cette communication, je parts d’une réflexion sur les raisons pour lesquelles l’économie à visée scientifique (la « science économique ») demeure majoritairement imperméable aux idées de la pensée complexe (l’attention aux fondements épistémologiques et méthodologiques, le faillibilisme, la conscience de la responsabilité des scientifiques, la remise en cause qui en découle du paradigme de simplification). Je prolonge cette réflexion par une modélisation de complexité « effective » intégrant aspects conceptuels, théoriques et de mise en œuvre.
2 – L’économie à visée scientifique n’ignore pas une certaine complexité mais, sauf exceptions aujourd’hui marginalisées (JM. Keynes, Friedrich Hayek, Herbert Simon, notamment) il s’agit d’une complexité qui ne remet pas en question le cadre analytico-positiviste. L’attitude fondée sur l’analyse et la positivité n’est pas en cause en elle-même dans les cas où elle est justifiée. C’est son quasi monopole de fait dans l’économie à visée scientifique contemporaine qui est critiquable. La forme de complexité qu’elle accepte est la complexité computérisée des formalisations et simulations de systèmes complexes, dont la spécification théorique sous-jancente demeure un sujet ouvert d’interrogation. Il s’agit d’une complexité qui n’entraîne pas la remise en cause explicite du cadre classique. Elle est bénigne par contraste avec la complexité, qu’on peut appeler profonde, de la pensée complexe.
3 – Cette économie qui prétend suivre les règles de « la science moderne » (expression que je tiens d’un éminent collègue économiste) ignore, en imitant la physique, que la physique classique dont elle s’inspire, défiée par la révolution quantique et sa mise en question des fondements épistémologiques classiques, n’est plus le modèle de la science moderne !
4 – Comment cette véritable imposture intellectuelle collective subsiste-t-elle dans un champ de connaissance à prétention scientifique, malgré le débat qui le parcourt ? A la différence de la physique et des sciences de la nature, d’une manière générale, dont les pratiques sont régulées par des protocoles sévères de validation empirique, et qui gagnent leur statut scientifique par l’exposition à la critique, à l’erreur et au contrôle public sur elles-mêmes qu’elles permettent ainsi, l’économie ne dispose pas de protocoles décisifs de validation empirique. Elle ne connaîtra jamais de révolution analogue à celle de la physique quantique !
5 – Parmi les diverses explications possibles de cette résistance de l’économie scientiste analytico-positiviste, je voudrais mettre en relief un aspect qui me semble être rarement évoqué, sauf par certains de ses propres défenseurs. Leur argument est qu’il n’existe pas sur le marché scientifique de cadre théorique alternatif convainquant. Le mot « alternatif » joue un rôle clé ici. Par « alternative », c’est la chaîne articulant fondements axiomatiques, méthodologie, théories et leur mise en œuvre qu’il faut comprendre. Contester le réalisme d’une théorie en économie demeure vain tant l’attachement à la cohérence de la chaîne et l’espoir en une amélioration future de la théorie, toujours remise à plus tard, sont forts et composent des aspects complémentaires et interreliés d’un véritable système de connaissance et de croyance.
6 – Cet argument de l’absence de système scientifique alternatif est à prendre au sérieux. Relisons E. Morin : « J’ai compris qu’il était sans espoir de seulement réfuter : seule une nouvelle fondation peut ruiner l’ancienne » (La Méthode, I, 21). Et H. Simon : « You can’t beat something with nothing » (Models of my Life, Basic Books, 1991, 271). Certes de nouveaux fondements sont nécessaires. Mais ils restent parcellaires si ce qui est en jeu est un système articulant fondements, méthode, cadre théorique et mises en oeuvre empiriques types, constituant les points d’appui exemplaires de l’appartenance à la communauté scientifique et de la reconnaissance entre pairs. Si l’on suit Simon, on ne peut espérer battre un système complet et intégré qu’avec un système présentant une alternative, c’est-à-dire le même degré de complétude et d’intégration. Encore cela ne saurait-il garantir le succès… Mais s’abstenir de faire cet effort garanti l’échec.
7 – La tâche est alors tracée. Il s’agit d’articuler modélisation conceptuelle (incluant épistémologie et méthodologie), modélisation théorique et modélisation empirique relatives à la complexité en une organisation faisant système, « opposable » et comparable au système classique.
La modélisation théorique en propre de la complexité apparaît comme une zone d’ombre, un chaînon manquant. Elle est à construire. Sa construction intégrée, en cours, est l’objet de la modélisation de ce qu’il convient de nommer une complexité effective.
Février 2005
Robert Delorme