C. 14  * Guilherme d’OLIVEIRA MARTINS ; EDUCATION, COMPLEXITE ET DEVELOPPEMENT : QUELLE COMPLEXITÉ AUJOURD’HUI

Colloque Intelligence de la complexité, CCI Cerisqy, 23-30 juin 2005

Guilherme d’OLIVEIRA MARTINS,

Président du Centro Nacional de Cultura

QUELLE COMPLEXITÉ AUJOURD’HUI…

Guilherme d’OLIVEIRA MARTINS,

Président du Centro Nacional de Cultura, Portugal

"Ne céder ni à la nostalgie du passé ni à la nostalgie du futur.

Ce qui importe c’est de vivre pleinement le présent."

Karl Jaspers

Edgar Morin nous met en garde et nous interroge : pourquoi notre avenir est-il imprévisible ? Pouvons-nous prévoir quelque chose dans cette imprévisibilité ? La complexité et l’incertitude sont à l’horizon. S’il subsistait encore des doutes, les événements du 11 septembre l’ont pleinement confirmé. Il y a la peur, le malaise, certes, mais aussi l’utilisation qui en est faite pour préserver ou aggraver les signes inquiétants d’égoïsme et d’aveuglement, en approfondissant ce que Stiglitz appelle le "fondamentalisme du marché". Morin évoque Ortega y Gasset, lorsqu’il nous disait - "Nous ne savons pas ce qui se passe, mais c’est cela qui se passe"… Notre conscience est donc en retard sur les événements. Il y a une "crise" – au sens médical d’Hippocrates. Après les premiers symptômes, il devient évident que l’économie mondiale est malade – et la crise peut être propice à l’adoption de solutions nouvelles. Mais il y a aussi le risque suscité par la tentation des égoïsmes et des solutions qui replient les communautés et les espaces économiques sur eux-mêmes. Et si nous avons une crise écologique et dans nos relations avec la biosphère, le fait est que, si nous ne prenons pas conscience des effets de cette situation sur notre société-monde, nous risquons de nous diriger progressivement vers un suicide collectif.

L’insoutenable complexité du monde est devant nos yeux. Morin insiste sur la nécessité de comprendre que la réalité qui nous entoure est complexe et que nous ne pouvons pas analyser les problèmes comme s’ils se manifestaient isolément, en réclamant des solutions particulières, en oubliant la vision globale des choses et du monde. La complexité est un processus où différents domaines interfèrent les uns avec les autres - technique, scientifique, démographique, économique, psychologique, mythologique et religieux. Cependant, face aux difficultés et aux incertitudes, il y a un risque important d’homogénéisation, d’unification ou de retour à la base nationale et tribale. Les crises font resurgir ce qu’il y a de régressif et, en même temps, ce qu’il y a de progressif dans le genre humain. D’où les signes contradictoires dans les réponses et les solutions. Face à la menace des différentes identités, il y a la tentation du repli. En misant sur la force du futur, il y a aussi le risque de considérer le passé comme dépourvu de valeur… Identité et futur s’opposent. Et nous devons comprendre qu’il ne peut y avoir de réponses simplificatrices ni de visions réductrices du monde et de l’humanité.

La mondialisation se construit sur un double mouvement - de domination économique et d’émancipation sociale et politique. L’"ère planétaire" permet à différentes parties séparées et non communicantes du monde d’entrer en communication les unes avec les autres… La domination et la conquête, d’une part, la liberté et l’émancipation, d’autre part, s’opposent. Ainsi, il y a une deuxième mondialisation, annoncée par Bartolomeu de las Casas, par Montaigne ou par Montesquieu, qui tend vers l’universalité des droits de la personne humaine et vers la réduction des inégalités. Mais nous sommes encore loin de l’atteindre ou de réussir à en faire un élément régulateur des excès de la mondialisation économique et d’une certaine hégémonie économique du marché, contre la diversité et les complémentarités, mais aussi contre une conscience écologique du monde et de la vie. Nous avons le hardware, il nous manque le software. S’il y a mondialisation du progrès et de l’innovation, il y a aussi mondialisation de la misère, de la pauvreté et de l’ignorance – il ne faut pas l’oublier. Les deux mouvements de mondialisation sont antagoniques, puisqu’ils correspondent à des manières différentes de concevoir le monde, l’histoire et l’humanité. Derrière eux, il y a un développement techno-économique et un sous-développement moral. Quel sens peut bien avoir une telle opposition de nos jours ? Quel en est le résultat ? Voilà pourquoi l’invocation de l’incertitude et de la complexité revêt une importance majeure.

Mais il ne s’agit pas non plus de proposer des recettes infaillibles. Face à l’incertitude, nous devons donner à l’expérience et à l’erreur une valeur épistémologique. Et pourtant, ce qui manque aux gouvernants c’est la réflexion et la capacité à comprendre l’importance de la réforme de la pensée. C’est pour cela que Morin aime tant citer Montaigne lorsqu’il exigeait des têtes bien faites, plutôt que des têtes bien pleines… Et le fait est que l’accélération du temps détruit la réflexion et la pondération indispensables à la décision politique et à la gouvernance. La tyrannie de l’immédiat, la banalisation de la facilité, la dictature du nombre – tout cela affecte profondément la pondération sérieuse et prudente des décisions sur l’avenir. L’éducation pour tous, la formation, le dialogue des savoirs, l’éveil des consciences à la liberté et à la responsabilité, le savoir et le savoir-faire, le savoir-être avec les autres, tout cela revêt une importance accrue lorsque nous parlons de développement et lorsque nous devons mettre au premier rang la dignité des personnes.

"Le probable ne se réalise presque jamais – nous dit Edgar Morin – car le probable est à la surface et jamais en profondeur". C’est pourquoi il faut avoir un esprit de résistance et adopter des principes d’espérance, en particulier dans les situations désespérantes comme celle que nous vivons actuellement. L’image que la nature nous offre de la métamorphose de la chrysalide doit être rappelée comme un projet d’espérance. Le développement durable exige que nous ayons toujours à l’esprit cette métaphore naturelle et éthique, qui nous permettra d’aborder un ensemble de questions fondamentales, non pas comme des questions purement techniques, mais comme des questions de survie : la protection de l’air et de l’eau, la production et la consommation d’énergie, la santé, l’industrialisation, la durabilité de la consommation et de la production, la protection des ressources naturelles et la sauvegarde de la biodiversité, le système financier et le commerce équitable, la coopération avec les pays pauvres et la gestion de leurs dettes ou l’administration des biens publics mondiaux, ainsi que la coordination des actions de coopération internationale en vue du développement durable, impliquant les organisations des Nations Unies, les institutions de Bretton Woods et l’OMC et des stratégies nationales et régionales pour le développement durable…

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La mondialisation, en tant que phénomène complexe, doit être vue sous deux angles différents : celui de l’évolution des marchés et celui de la prise de conscience par les citoyens qu’il n’y a qu’une seule terre et que la démocratie exige l’engagement des intéressés – producteurs, consommateurs, prescripteurs – dans la construction de solutions politiques qui conduisent à la cohésion sociale, à la lutte contre l’exclusion et à la promotion du développement social et humain. "Le mouvement de la deuxième mondialisation doit être responsable de tous les habitants de la Terre" - insiste le défenseur d’une "Terre-patrie", au nom d’une conscience écologique et civique plus profonde. C’est cela même qui détermine la prise de conscience des forces et des faiblesses du progrès actuel, des potentialités et des limitations de l’innovation scientifique et technologique (de l’industrie génétique aux techniques de l’information, de l’informatisation, de la communication). Aussi la société de la connaissance, où l’éducation et le développement social et humain s’affirment, doit-elle être plus éveillée et plus attentive afin de mettre le marché au service d’une société d’êtres humains libres et égaux. La science, la technique et l’industrie, qui ont déjà été des pièces maîtresses, dans la société de la deuxième révolution industrielle, doivent être envisagées comme des facteurs de dignification humaine et non d’esclavagisation. Néanmoins, par une tragique ironie, certains auteurs du XXème siècle, parmi lesquels Heidegger, ont manifesté leur méfiance à l’égard du progrès technique, tandis qu’ils légitimaient le résultat politique le plus redoutable du productivisme – le totalitarisme. 

Cependant, le progrès contemporain comporte un cercle vicieux et un cercle vertueux, selon E. Morin. Du côté vicieux, nous avons les risques de l’agriculture intensive, des produits transgéniques, la dégradation de la qualité des aliments, les menaces contre la qualité de vie, la standardisation des styles de vie, la dégradation de la nature, des milieux urbains, de la biosphère et de la sociosphère, le chômage de longue durée et la "crise" de l’État de bien-être… Du côté vertueux, nous avons la recherche de la qualité, en particulier par l’agriculture biologique, la suprématie de l’être sur l’avoir, la volonté de sauvegarder la diversité biologique et culturelle, les efforts pour régénérer la biosphère, l’importance croissante des politiques de la ville, la revitalisation des campagnes, la valorisation du local et de la subsidiarité...

La confrontation de ces deux ordres de questions appelle à une prise de conscience par le genre humain des problèmes globaux et fondamentaux. C’est la deuxième mondialisation – celle des droits et des devoirs, celle de la citoyenneté active – qui est en cause. C’est la "civilisation" de la tendance mondialisatrice qui doit être poursuivie – pour que la fragmentation sociale et politique ne devienne pas un facteur d’exclusion, d’inégalité et de discrétionnarité. Plus important que la lutte d’influences – États-Unis/Europe, Nord/Sud, riches/pauvres, opulence/carences – l’essentiel est de comprendre qu’une économie qui ne vise pas à produire une humanité plus juste (comme nous l’a toujours enseigné François Perroux) et qu’un marché qui ne cherche pas à satisfaire, d’une manière régulée, les besoins concrets des personnes ne sauraient être à la hauteur de ce qui leur est demandé. C’est pourquoi la compréhension de la diversité et de la complexité exige que la "société éducative" se base sur l’autonomie individuelle, la solidarité, le savoir et le savoir-faire, le dialogue entre connaissances et compétences, ainsi que sur l’initiative des citoyens et de la société.

La crise touche, tout d’abord, les tenants du néolibéralisme, qui croient, avec une certaine simplification, en la force omniprésente et autosuffisante du marché et de l’inexistante "concurrence parfaite" ou de la "main invisible". De même, les protectionnistes échouent, lorsqu’ils revendiquent la sacro-sainte primauté de la souveraineté nationale, oubliant peut-être que les souverainetés se préservent en prenant conscience de l’importance des frontières de l’identité, en tant que lignes de rapprochement, d’échanges et de consensus. Sous cet éclairage, la mondialisation, qui n’est plus perçue comme une fatalité, doit être vue comme le résultat complexe de différents apports sociaux – tantôt ceux du marché, tantôt ceux de la régulation économique et sociale. "Le libre-échange ne peut pas être la loi de la jungle, suppose plus de concertation que de protectionnisme, pour que chacun cesse de ne penser qu’à lui" (J. Julliard). La régulation doit remplacer la notion de réglementation et les États sociaux reviennent à l’ordre du jour, au nom de la primauté de l’emploi et de la formation, de la promotion de la qualité de ce qui s’apprend et de la responsabilité assumée dans la société et dans les politiques publiques.

Le XXIème siècle s’annonce-t-il ? Politiquement, la fin de la guerre froide, en 1989, a montré la nouvelle voie. Il s’agit à présent de saisir les opportunités qui s’offrent à nous. La société civile, les organisations non gouvernementales, les initiatives des citoyens, les nouvelles politiques publiques attentives à la réalité qui change sans arrêt, la primauté des changements progressifs et sûrs opérés avec la société et de façon démocratique, sont autant de points à l’ordre du jour du nouveau siècle. C’est une lutte initiale qui s’annonce, celle qui tend à construire et à prendre un nouveau visage – celui de l’échelle humaine et celui de l’échelle planétaire, comme nous l’affirme, avec véhémence, Edgar Morin… Une opinion publique internationale commence à voir le jour, encore balbutiante, certes, très dominée par des arguments contradictoires à court terme, mais susceptible de pouvoir propulser sous les projecteurs une nouvelle dimension des problèmes, moins préoccupée de l’État-nation et plus centrée sur les droits de l’humanité. Mais quels droits ? Avant tout, ceux qui relèvent de la liberté individuelle et de la solidarité, même s’il ne faut pas oublier que le développement exige une conscience sociale bien claire, qui lie les droits personnels et de participation aux droits sociaux et économiques.  

La pensée politique moderne se voit donc confrontée à la nécessité de comprendre ce qui se passe à l’instant présent. La globalisation idéologique fait contrepoids à la mondialisation fondée sur la concertation et sur la régulation. À l’uniformisation s’opposent le pluralisme et la différenciation positive. Et ce pluralisme d’idées et de méthodes nous amène à partir de ce qui est multiple et différent pour arriver à une vision qui ne soit pas neutre de la société et des personnes. Pour l’heure, nous comprenons que, malgré les contradictions, il existe le souci commun d’empêcher tout déterminisme, en suscitant le retour de la volonté et de la politique, ce qui oblige à rechercher de nouvelles instances de représentation et de médiation des citoyens...