La rubrique "Complexité en Conscience, In Extenso", publie des documents rédigés par des animateur(e)s du réseau MCX-APC, qui n'ont pas été publié in extenso de façon aisément accessible par les journaux et revues auxquels ils étaient destinés. Documents qui témoignent de notre volonté d'attention en conscience, à la complexité des situations que nous rencontrons les uns et les autres chemin faisant, au fil des événements et des crises. .
Document n° 1. Mai-Juillet 2002.
A .de Peretti
Ce texte avait été adressé pour publication au journal le Monde qui n'en a publié qu'une petite partie, dans une rubrique Courier des Lecteurs (N° du 15 mai 2002). Manquait, en particulier le texte de la lettre que Martin Buber écrivait à Louis Massignon le 13 septembre 1953.
C'est à un malaise profond et croissant que nous condamnent, chaque jour davantage, les déchirants événements qui bouleversent le Proche Orient. Dans l'afflux quotidien des nouvelles terrifiantes qui nous heurtent, nous ne pouvons manquer d'être intérieurement atteints par les remous et ressacs de sentiments contradictoires douloureusement mêlés : de chagrin et d'indignation, d'abattement et de révolte, mais aussi de compassion et pourtant de véhémence, d'angoisse et d'impuissance irritante.
Sans doute, nombre d'initiatives et de témoignages courageux ne cessent de se développer, voués à préparer avec noblesse les chances d'une paix désespérément attendue, inéluctable. Mais d'ici là, la spirale des haines et des représailles enchevêtrées se fait chaque jour plus frénétique, menaçant, jusqu'à nous et autour de nous, les esprits et les curs. Pourrons-nous nous préserver des pièges sournois de l'exécration et des jugements sommaires ou pervers ? Et sommes-nous condamnés à ne pouvoir rien faire ou exprimer, sinon à risquer d'ajouter des stigmatisations aux désespoirs, du feu au feu, de la haine à la haine ?
A ce point extrême de crise, nous souhaitons rappeler ce qui fut proposé, en un autre moment grave de notre histoire, aux personnes éprises de paix et de justice, dès le seuil de la terrible décennie 1952 - 1962 : dont la mémoire se réveille cruellement en nous et autour de nous cette année. Par l'assassinat d'un syndicaliste tunisien et le massacre de travailleurs marocains en 1952, par la déposition inique du roi Mohamed V en 1953, la spirale des violences et des humiliations indignes était lancée et accélérée en Afrique du Nord, outrageant la justice et les traités, brisant de nombreuses amitiés franco-musulmanes, menaçant dangereusement la paix civile de part et d'autre de la Méditerranée, entraînant la mort d'innombrables victimes d'une guerre fratricide.
En juin 1953, dans l'anxiété de ce qui allait se produire irrémédiablement et interpellé par des demandes émanant du Moyen Orient et du Maroc, le grand arabisant Louis Massignon - de mémoire vénérée et honorée dans tout le Monde arabe et musulman, mais aussi en Occident russe, anglo-saxon et latin - appelait au simple engagement d'une journée de jeûne privé : " à la manière des premiers chrétiens qui est restée celle des musulmans : abstention de toute nourriture (sauf l'eau pour rafraîchir la bouche) et abstention de toute parole inutile, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, ou, en cas d'impossibilité, de s'associer à cette journée par une privation sur ces deux points ".
Plusieurs journées de jeûne furent alors vécues, en solidarité, à travers les frontières et les appartenances religieuses, successivement le 12 juin, le 14 août (où des milliers de marocains se joignirent à nous), puis le 4 septembre (après le coup de force de la déposition au Maroc), mais aussi le samedi 19 septembre. Ce fût, alors, à la demande du philosophe israélien Martin Buber, président du groupe juif de l'IHUD, voué à la réconciliation entre Juifs et Arabes. Informé de nos jeûnes et de nos tristesses par Louis Massignon, Martin Buber lui écrivait le 13 septembre 1953 :
" le Yôm Kippur tombe cette année le 19 septembre. Si vous voulez bien, je jeûnerai avec vous, et je prierai avec vous pour Israël et pour ses adversaires, les liant dans mon jeûne et dans ma prière les uns aux autres et invoquant le pardon de leur Père commun pour leurs méfaits - j'oserai presque dire : pour leurs méfaits communs. Je commencerai comme toujours, par moi-même, le seul être dont je connais tout le mal, puis j'intercéderai pour mon peuple et pour ses voisins, unis à lui par la tâche commune et par la faute commune, la faute d'avoir méconnu et de méconnaître la tâche qui leur a été confiée. Le miséricordieux veuille écouter votre prière et la mienne comme si elle ne faisait qu'une seule prière, pour le malheureux peuple d'Adam ".
Qu'ajouter à la grandeur de cette invitation ?, sinon de lui redonner actualité !, par le fait de personnes de bonne volonté, chrétiennes, juives, musulmanes ou non croyantes, décidant, en ces moments pathétiques, de soutenir le défi paradoxal d'un compagnonnage, d'une communion profonde dans l'absence de nourriture et dans un certain silence, en maîtrise de nos peines et indignations parallèles. Ne serait-il temps de maîtriser la fulgurance de nos protestations et de nos espérances dans une mesure intériorisée de non-violence ?
En souvenir de Gandhi et de son ami Louis Massignon, en mémoire de Martin Luther King, de Sadate et de Rabin, sous la bénédiction d'Abraham, héros et saint de l'hospitalité sacrée, ne serait-il possible que certains d'entre nous consacrent, à un jeûne privé, un vendrediou un samedi, en libre choix, dans la quinzaine qui vient et ultérieurement au cours de la première semaine de chaque mois, jusqu'à la paix en Terre Sainte ?
André de Peretti,
pour l'Association des Amis de Louis Massignon,