Le Forum
du CONSEIL SCIENTIFIQUE
|
|
Pierre Calame, la 4 août 98.
LA PRATIQUE DE LA COMPLEXITE
Petite histoire de la fondation Charles Léopold Mayer Pour le Progrès de lHomme
Il était une fois...
Cest ainsi que tout doit toujours commencer. Il nest de vrai que les histoires singulières, de passionnant que les aventures humaines.
Il était une fois vers le début des années 80 une fondation qui devait repartir à zéro, redéfinir même lessentiel de ses buts en disposant de ces deux privilèges si rares de notre époque : lindépendance et la durée. Jai eu la chance, un coup du destin, de devoir redéfinir cette fondation avec mon épouse Paulette Calame.
Notre première question a été : de quoi meurt une fondation ? Car nous étions conscients, en voulant construire une aventure dans la durée, quil était prudent de connaître la maladie et la mort des institutions du genre de celles que nous avions à recréer. Une fondation a deux causes majeures de mortalité, comme toutes les aventures humaines sans doute : soit elles perdent leurs moyens, soit elles perdent leur sens. Elles perdent leurs moyens quand le patrimoine, mal géré, samenuise dannée en année et se trouve un jour emporté dans une quelconque tourmente financière. Et plus souvent encore, elles perdent leur sens quand lobjet quelles sétaient données, leur raison dêtre, a disparu. Cest ainsi que beaucoup de fondations se créent dans lémotion dun moment et dans les priorités conjoncturelles dune période. Combien de fondations pour la lutte contre la tuberculose confrontées à la disparition (momentanée) de la maladie ! Combien de fondations pour la recherche médicale quand la question de la santé humaine devient si peu une question de recherche médicale ! Combien de fondations construites autour de lidée que le fondateur se faisait du bien commun, ici et maintenant, dont lobjet se fane comme une fleur.
Nous en avons conclu que notre premier devoir serait de bien gérer le patrimoine, et notre second de doter la fondation dun objet éternel, un objet pour ainsi dire indémodable. Or, si les réponses sont toujours conjoncturelles dans le temps et dans lespace, nous avons senti que les questions, elles, étaient éternelles. Et cest ainsi que les orientations de la fondation se sont construites non autour dun domaine daction - tel que la recherche, la santé, le développement ou les relations Nord Sud - mais sur une question : comment se fait-il que nous nayons jamais été aussi savants et si puissants, que nous accumulions chaque année des milliards et des milliards dinformations et de connaissances et que pourtant lhumanité semble plus incapable que jamais de satisfaire les besoins les plus élémentaires de ses membres ou de résoudre ses défis collectifs les plus pressants ?
Cette question comportait en elle-même la double dimension de la transdisciplinarité et de la complexité mais elle le faisait pour ainsi dire sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Cest une attitude que nous adopterons de bout en bout : aborder la complexité par la pratique, quitte éventuellement à en tirer ensuite des leçons théoriques, plutôt que linverse.
La question portait en germe la transdisciplinarité car elle interpellait dans son énoncé même la manière de produire la connaissance et la science : " comment se fait-il que nous nayons jamais été aussi savants ... " : mais dun savoir de laboratoire, dun savoir fragmenté, construit dans des logiques souvent corporatistes où le jugement des pairs et le repli sur ce jugement tend à tout moment à privilégier la spécialité sur linterdisciplinaire.
Elle portait ensuite en germe la complexité : " pourquoi ce fossé entre des connaissances scientifiques et des défis concrets, apparemment simples mais irréductibles à de seules dimensions techniques ? Comme le chantait autrefois Mouloudji : " dire quil y a des gens qui font terre-lune , lune-terre et que cest si difficile daller jusqu'à Nanterre ". Aller jusqu'à Nanterre ce nest pas un problème dexistence du RER. Cest bien entendu partir des problèmes de Nanterre.
Partir de " laval " ; non des connaissances mais des défis du monde. Partir du monde, partir de laction. Deux principes dapparemment bon sens mais aux conséquences pour nous incalculables.
Premier principe, partir du monde, opter pour le réalisme plutôt que pour lidéalisme. Voilà une petite institution, une petite fondation, le soixantième à peine de la fondation Ford, qui semble à force de réalisme bientôt prise de vertiges. Moins de 40 millions de budget annuel, moins de 20 personnes mais un engagement dans tous les continents, des liens avec des milliers de partenaires un peu partout dans le monde, des thèmes de travail et daction immenses et divers et, last but not least, lappui à la naissance et au développement dune Alliance pour un Monde Responsable et Solidaire qui prétend rien moins que de contribuer, dans le respect de la diversité des cultures, aux mutations que va connaître notre monde dans les 50 prochaines années pour passer dun système productiviste, condamné par les crises quil fait naître, à un nouveau monde à inventer !
Réalisme avez-vous dit que tout cela ? Bien entendu. Parce que les défis réels du monde sont là et que nous ny pouvons rien. Parce que la question de lexclusion sociale ne peut pas saborder à léchelle dun seul pays, avec un seul angle de vue. Parce que la transformation du monde paysan chinois est directement en relation avec les politiques agricoles européennes et américaines. Parce que la construction de la paix suppose en même temps la transformation de la culture dune société et la question de la sécurité internationale. Parce que la gestion des innovations techniques qui nous transforment renvoie à la fois à la formation de nos élites et aux conditions politiques dune maîtrise sociale des technologies au niveau mondial. Parce que la crise de laction publique nest pas seulement une crise de lEtat français mais une crise internationale des champs daction du politique et des modes de relation entre les appareils de pouvoir et les sociétés. Parce que pour vivre en paix dans un monde de diversité, il faut permettre que les différentes civilisations entrent en dialogue à moins daccepter de gaieté de cur les bruits de bottes dune guerre des civilisations annoncée. Parce que les déséquilibres entre lhomme et la biosphère ne sont pas séparables des racines mêmes de notre modernité et pas séparables non plus des crises des relations des hommes entre eux et des sociétés entre elles. Et enfin parce que ces défis se renvoient les uns aux autres. Ce caractère inséparable du micro et du macro, cette interdépendance planétaire qui fait que de manière de plus en plus évidente nous sommes sur un même bateau, ne sont pas le fruit de limagination délirante dun mégalomane, cest lévidente réalité quotidienne. Lidéalisme serait au contraire de ne vouloir voir du monde que la projection de notre propre image sur lui. Cest vouloir découper dans le monde, parce que lon est petit, au seul motif que lon est petit et que lon na pas envie de se relier aux autres, une sorte de petit périmètre qui soit notre ombre portée sur le monde, un petit créneau dexcellence où lon puisse agir dans le cadre douillet dune pensée balisée et dune compétition réduite à des semblables. Jai été frappé souvent, en rencontrant des collègues dautres fondations de cette préoccupation narcissique, de cette angoisse existentielle que reflète si bien lexpression anglo-saxonne " we want to make the difference ". Pouvoir mesurer son impact sur le monde. Délimiter son action de façon si étroite quon puisse en voir la trace. Jusqu'à en perdre de vue la réalité même du monde.
Deuxième principe, partir de laction. Nous avions, dans la première époque de la fondation, entre 1983 et 1989, décidé de soutenir des projets ponctuels - nous y avons renoncé depuis 1990 pour des raisons que jévoquerai - mais des projets qui sefforçaient de faire le lien entre la production de connaissances et laction. Et, pour matérialiser ce lien, nous avions coutume dans les conventions avec nos partenaires de poser trois questions rituelles : comment avez-vous, dans le cadre de votre action, utilisé les connaissances scientifiques disponibles ? Quelles connaissances avez-vous produites à partir de laction ? Quelles questions votre action renvoie t-elle à la recherche ? Nous avons bien vu alors que les questions nétaient jamais, ne pouvaient jamais être monodisciplinaires. On peut dire sans forcer le trait quà notre époque les connaissances spécialisées ne manquent jamais. Par contre, les questions vraies, dans laction, sont toujours profondément interdisciplinaires, transversales. Et cela pour une raison bien évidente. Nos sociétés sont des systèmes bio-socio-techniques. Cest-à-dire quelles associent de façon inséparable trois grandes dimensions : ce sont des système bio-écologiques, où les rapports dune société avec la biosphère sont, au final, décisifs ; ce sont des systèmes techniques parce que les techniques occupent un si grand rôle dans le monde actuel que leurs logiques même de fonctionnement et de développement façonnent les sociétés ; ce sont enfin des systèmes socio-politiques où les mécanismes culturels, institutionnels, économiques, politiques sont essentiels, où les systèmes symboliques sont aussi décisifs que les lois de la matière. Dès que lon part de laction, quand on tire un fil cest tout lécheveau qui vient. En tant que fonctionnaire au Ministère de lEquipement, javais eu la chance, notamment dans le Nord de la France, davoir à gérer un territoire. Rien ne mavait paru plus passionnant dans la vie professionnelle que davoir précisément à partir des réalités dun territoire : pour cela la compréhension des régulations politiques et connaissance de la mécanique des fluides étaient également indispensables.
Cette approche à partir des questions, à partir du monde et à partir de laction, a défini au fil des années lhistoire de la fondation, ses objets, ses méthodes et son mode de gestion.
La première conséquence de nos intuitions fondatrices fut de définir la fondation comme une aventure humaine collective, une histoire singulière plutôt que le résultat de plans complètement arrêtés à lavance. Histoire singulière ne signifie pas le cheminement au hasard, errance. sans but. Bien au contraire, à partir des finalités que nous nous étions donnés, nous disposions en quelque sorte dune boussole pour nous guider. Cest ainsi que dès 1986, nous avons commencé une série, " la fondation en chemin " qui en est bientôt au 6ème numéro. Ce fut un choix de méthode plutôt quun souci un peu narcissique de laisser des traces et, oserais-je dire, un choix éthique.
Dès lors, en effet, que nous nous intéressions aux relations entre la réflexion et laction, cest chez nos partenaires la trajectoire qui nous intéressait, les mille manières dont cette relation sétait trouvée alternativement abordée et esquivée. Je me souviens encore de létonnement de nos tous premiers partenaires, tout heureux davoir obtenu auprès de nous des financements parfois substantiels quils navaient pu trouver ailleurs (cest le privilège des organisations qui démarrent de se montrer particulièrement généreuses). Quand ils venaient nous rendre compte de lusage fait de nos subventions, comme ils étaient habitués à le faire auprès des autres bailleurs de fonds, de la conformité de leur action au but et aux modalités quils lui avaient assignés et qui avaient justifié le financement, ils découvraient avec surprise que le boniment soigneusement mis au point ne leur était daucune utilité, quil fallait le remettre en poche pour nous jouer une autre pièce. Ce qui nous intéressait, en effet, cétait de comprendre comment leur propre aventure humaine sétait déroulée et ce quils en avaient appris. Cest la réflexion sur cette aventure qui nous importait, la compréhension des bifurcations, la manière dont lintention de lacteur sétait heurtée à la réalité des choses et, comme une eau courante, avait cheminé dans ses interstices, mariant au jour le jour les objectifs poursuivis et les contraintes rencontrées. En un mot, là où la plupart des bailleurs de fonds leur demandaient de rendre compte de la conformité de laction menée à des objectifs définis à lavance et comme extérieurs à la réalité dans laquelle ils devaient sinsérer, nous leur demandions au contraire de capitaliser leur expérience, de transformer léphémère de laction en un durable de lexpérience.
De ce fait, nous étions nous mêmes renvoyés à cette même exigence éthique de capitalisation. Le souci de rendre compte des traces de laventure, sans préjuger dans linstant de lusage qui en serait fait par nous ou par dautres, à court ou à long terme, nous a guidé en permanence. Ce souci éthique et méthodologique eut une autre conséquence. Nous fondions au départ beaucoup despoir sur la qualité des rapports écrits de nos partenaires et sur la possibilité de trouver dans ces rapports écrits des leçons fondamentales sur les relations entre la recherche et laction. Nous dûmes vite déchanter. Cette désillusion venait parfois du fait que les partenaires ne prenaient pas au sérieux nos questions, quoiquelles fussent consignées dans les conventions passées avec eux. Ils étaient habitués à une certaine forme de langue de bois chez les bailleurs de fonds, à ces phrases convenues... quil est également convenu de ne pas prendre au sérieux (on ma dit, de source sûre, quà la Banque Mondiale le traitement de texte et les " macros " étaient bien commodes pour parsemer les contrats de phrases politiquement correctes !). Mais la source la plus fréquente de désillusion tenait à la difficulté de nos partenaires de prendre une réelle distance critique par rapport à leur action, denfermer léphémère dans des phrases. Laller et retour permanent entre laction et la réflexion, pourtant si évidemment nécessaire en principe, était exceptionnel. Exceptionnellement parce quil génère du doute et de lanxiété. Il est psychologiquement plus confortable de senfermer soit dans un activisme à répétition soit dans le silence des laboratoires, lun et lautre assurant le même auto-enfermement sécuritaire. Quel contraste en effet, découvrions nous, entre la richesse des propos tenus dans le cadre dun dialogue informel, plus ou moins dialectique, où nous poussions nos partenaires, souvent devenus amis, dans leurs retranchements pour quils nous livrent les parcelles de réalité, et la forme convenue des " rapports dévaluation " aux bailleurs de fonds. Ce contraste nous a imposé une méthode. Dès lors que la fondation ne serait riche que de ses dialogues, dès lors que ces dialogues napparaîtraient jamais dans le rapport écrit de nos partenaires, il nous appartenait de notre côté de capter cet éphémère pour un jour en consolider les acquis.
Nous en vînmes rapidement à nous considérer comme une sorte de filtre collectif, un outil de construction de lintelligence collective, cherchant sans relâche à trier, inventorier, stocker, exploiter. Cest ainsi que dès 1986 nous mîmes au point ce que lon a appelé nos " fiches de suivi ". Ce sont en quelque sorte les mailles de notre tamis. Les premières expériences denregistrement des conversations avec nos partenaires révélèrent rapidement combien la méthode était impraticable. Coûteuse en transcription bien sûr mais bien plus encore inexploitable. Ce que lesprit pouvait en quelques secondes embrasser pour filtrer lessentiel dun dialogue en temps réel, ce que nous faisons communément dans la pratique de la prise de note, savère à la fois long et pour ainsi dire impossible à froid devant un texte tapé à la machine. Et cela pour une raison assez simple : dans lopération en temps réel, nous filtrons de manière instinctive, à partir certes de nos propres grilles danalyse mais sans les fossiliser, en acceptant en quelque sorte, faute de temps, de laisser un peu de côté le cartésianisme auquel nous avons été si soigneusement préparés. Ce cartésianisme au contraire tend à revenir au galop quand nous passons de cette opération de filtrage à une opération danalyse de texte.
La notion de fiches de suivi, ou plus généralement de format de saisie et dinformatisation de linformation a joué tout au long de notre histoire un rôle capital. Nous avons à peu près à la même époque, 1986, lancé une démarche déchange dexpériences et de construction dune base internationale déchange dexpériences appelée DPH (Dialogue pour le Progrès de lHumanité) et qui a maintenant des partenaires dans les différents continents. Je me souviens que la première revue consacrée à des fiches DPH rappelait lhistoire suivante : un mousse vient voir son capitaine et lui demande : " capitaine, capitaine peut-on dire quun objet est perdu quand on sait où il se trouve ? " et le capitaine, paternaliste, lui répond : " bien entendu que non mon enfant !". Le mousse soulagé : " ah ! tant mieux mon capitaine, je viens de laisser tomber votre théière dargent dans la mer ". Cest une métaphore qui ma paru souvent particulièrement juste en ce qui concerne linformation. A quoi bon stocker dimposantes archives quand on ne saura la trouver au moment venu ?
La fiche de suivi - notre banque interne en compte maintenant près de 9000 - me paraît très symbolique des approches collectives de la réalité complexe. On part dhistoires, toujours singulières, toujours mêlant de multiples facettes de la réalité. Lhistoire fait lobjet du premier filtre, imposé par le format de la fiche de suivi, environ 4000 signes, qui lui donne une dimension réutilisable. La fiche nest pas la mémoire elle-même mais plutôt une clé daccès à la mémoire. Cette clé fonctionne de deux manières : dune part, elle peut renvoyer à un document où lon trouvera de manière plus rigoureuse les éléments du contexte. Dautre part et surtout, elle est une clé daccès à la mémoire de son auteur: derrière trois mots retrouvés dune conversation dil y a dix ans, cest parfois toute une conversation qui resurgit précisément à la mémoire.
Puis cette fiche est codée avec des mots clé. Exercice à son tour intuitif ; subjectif et décisif. Pour nos fiches de suivi, point de thesaurus établi à lavance et qui eût défini a priori les aspects de la réalité auxquels nous nous intéressions, à lexclusion dautres. Au contraire, un thesaurus " construit à lavancement " au fur et à mesure que de nouveaux thèmes apparaissaient. Puis un champ de la fiche réservé, comme la statut du commandeur, à la question : quelle suite donner ? Oui, quelles conséquences concrètes fallait-il tirer de ce que nous étions en train de nous dire ? Une manière de retomber sur terre, dinterroger une analyse au regard des multiples exigences de laction.
Quelle connaissance solide peut on réellement tirer de ce travail de fourmi ? En 1989-1990, Paulette Calame voyant que notre habilité à examiner les demandes de financement pour les projets les plus divers sétait accrue dans le temps au point de risquer de devenir machinale, y vit à juste titre un danger de mort pour la fondation. Nous nous offrîmes donc le luxe suprême : dix huit mois de période sabbatique pendant lesquels nous continuâmes à financer les projets en cours mais renonçâmes à en lancer de nouveaux. Seule manière, une fois de plus, de nous mettre au pied du mur et de nous imposer à nous mêmes les disciplines que nous prétendions imposer à nos partenaires : tirer les enseignements de laction. Une des modalités les plus efficaces de cette période fut précisément de multiplier les " analyses transversales ". Nous entendons par analyses transversales une démarche très simple : quels sont les thèmes abordés dans nos conversations avec nos partenaires de 1983 à 1989 ? (nous disposions à lépoque denviron 2000 fiches de suivi) . Quels sont ceux qui reviennent le plus souvent, en général transversaux à la description des domaines de laction ? Quavons nous appris sur ces thèmes transversaux ? Quel que soit le domaine, nous avons retrouvé la nécessité de cette approche matricielle, la nécessité de relire la réalité sous un autre angle que celle sous laquelle elle se présentait spontanément, daborder la réalité par son travers. Cest aussi en identifiant ce que nous avions appelé " les points daccumulation ", les mots clé qui revenaient le plus souvent, que nous avons réalisé à quel point les défis actuels de lhumanité étaient transversaux aux frontières des pays, transversaux aux institutions et, faut-il le préciser, transversaux aux domaines disciplinaires scientifiques.
Cest ainsi que sest construit le deuxième âge de la fondation, dans lequel nous sommes encore à lorée de lan 2000. Nous avons renoncé à soutenir des projets ponctuels et nous attachons à relier connaissances et acteurs sur les défis fondamentaux identifiés par lanalyse transversale.
Cette conception de la mémoire collective et de lanalyse transversale a pour les modes de travail de la fondation des conséquences incalculables. Jen illustrerai brièvement quelques unes.
Dans les rencontres, privilégier le tour de table plutôt que les exposés formels
La découverte de la difficulté de nos partenaires à se livrer par écrit, lorsquil sagissait de parler de leur expérience réelle, nous conduisit à partir de lannée 1990 à privilégier dans les méthodes de la fondation celles des rencontres déchange dexpériences : construire la connaissance dans linteraction affective et intellectuelle dune rencontre. Il peut paraître curieux de revendiquer une quelconque spécificité dans lorganisation de rencontres à une époque où, semble t-il, les êtres humains passent lessentiel de leur temps à se réunir. Et qua t-il de plus commun, dans la communauté scientifique, que les séminaires et autres symposiums ? Mais, précisément, le propre du symposium est en général de juxtaposer des exposés formels délimités, soumis à des critères dexcellence étroitement disciplinaires. Nous avons au contraire mis en place une stratégie de tour de table où lon invite chacun à raconter aux autres son expérience avec ce que cela implique de mélange, de subjectif et dobjectif, de technique et de social. Une rencontre de ce type fonctionne selon la même logique que les fiches de suivi à la seule différence près que comme une tragédie classique, les différentes phases sont soumises à lunité de temps et de lieu : se succèdent la narration, lidentification des thèmes communs, lanalyse transversale, lénoncé des conséquences pour laction.
Le qualitatif plutôt que le quantitatif et les analogies structurelles plutôt que les corrélations
Dès lors que lon travaille à léchelle internationale, une vérité vous saute aux yeux jusqu'à lobsession : la dialectique de la diversité et de lunité. Le monde est infiniment divers et pourtant toutes les sociétés présentent des analogies profondes parce quelles se sont construites en ayant à relever les mêmes défis. Unité et diversité , ces deux faces indissociables de la réalité sont décisives tant pour la connaissance que pour laction. De même quen recueillant 2000 dialogues avec des partenaires, nous avions vu se dégager des constantes, de même nous avons découvert que dans la plupart des domaines des personnes situées dans des contextes radicalement différents mais confrontées aux mêmes problèmes pouvaient sapprendre les unes aux autres. Pouvaient sapprendre non pas des solutions, car elles sont toujours spécifiques mais des modes dapproche des problèmes, des chemins pour inventer des solutions, parce que ces modes dapproche sont singulièrement constants.
Cest une découverte que nous avons faite presque par hasard, même si lintuition en avait lentement émergé pendant les premières années de la fondation. En 1991, nous avions organisé avec le gouvernement du Venezuela et lUniversité de Caracas un séminaire international réunissant une vingtaine de responsables administratifs et politiques chargés dans différents continents de laction publique dans les quartiers dhabitat populaire. Cette réunion, bien entendu, portait en elle-même lintuition fondatrice : ces gens là ont certainement des choses à sapprendre mutuellement. La facilité avec laquelle nous avions recruté les participants, pourtant en général fort occupés, montrait que cette intuition était partagée. Simplement, disons quelle fut vérifiée au delà de toute espérance. Au bout de deux jours de réunion, nous avions découvert ensemble que les défis de la pertinence des politiques publiques face aux quartiers dhabitat populaire étaient étonnamment semblables malgré lincroyable diversité des contextes. Etonnement semblables au point que laffirmation de constantes structurelles au delà de la diversité des situations nous a amenés au fil des années à défendre une nouvelle philosophie de la gouvernance : lenjeu de laction publique nest pas de mettre en uvre, au nom de légalité des citoyens devant la loi, des solutions standards dans des contextes infiniment variés mais dapprendre à trouver avec la société des réponses pertinentes à un certain nombre de questions constantes qui ne sont pas révélées par le sommet de la pyramide hiérarchique mais qui sont le produit de léchange dexpériences.
La médiation plutôt que la production
Depuis 1990, laction de la fondation vise non plus à soutenir des projets concrets mais à relier des acteurs entre eux, des expériences entre elles. Nous avons vérifié à loccasion des analyses transversales de la période sabbatique une idée simple : le problème du fossé entre la connaissance et son usage ne se situe ni dans la production de connaissances ni dans la demande en connaissances mais dans la médiation entre les deux. Nous avons pu aussi vérifier que même dans les pays les plus pauvres le besoin nest pas, ou est rarement, prioritairement, un besoin dargent, mais un besoin dinformations et un besoin de mise en relation avec dautres.
Laller et retour entre le micro et le macro et le caractère frontal de linnovation
Dans la réflexion sur le changement, nous avons dû de la même manière privilégier la relation. Celui-ci se produit-il à léchelle micro, celui des innovateurs individuels, ou à léchelle macro à travers laction politique et la modification des contextes économiques, institutionnels, juridiques etc ? Cest en réalité la relation entre ces deux niveaux qui est capitale. Nous avons érigé ce principe en mode daction : partir de transformations à léchelle personnelle, " micro ", en mettre en forme les leçons qui en ressortent comme outil de transformation des conditions cadres, politiques, juridiques, institutionnelles, sans laquelle une innovation reste isolée ou périt
Autre enseignement décisif pour les décennies à venir, au moment où il nous faut penser ensemble et à léchelle de la Terre Patrie les mutations nécessaires à notre survie : il nest pas possible de dire des mutations culturelles, techniques, politiques, économiques et sociales quelle est la poule et quel est luf. En réalité ces transformations se renvoient les unes aux autres au point que dans la dynamique de lAlliance pour un Monde Responsable et Solidaire nous avons dû, comme étape stratégique, formuler une vision densemble des " chantiers thématiques ", cest-à-dire des domaines dans lesquels nous devions travailler à une mutation en sachant que chacune na de sens quaccompagnée des autres.
La diversité des modes dapproche et la nécessité de la redondance
Parlant des sociétés, jai dit précédemment limportance de les considérer comme des systèmes bio-socio-techniques. Ces systèmes ne sont pas séparables. Il faut, pour aborder une réalité, la regarder simultanément sous ces trois angles, comme on contemplerait à partir de différents points de vue un objet en relief.
Cette nécessité de diversité des angles de vue et de redondance des approches se retrouve dans lAlliance pour un Monde Responsable et Solidaire. Nous la construisons, avons nous coutume de dire selon trois voies : une voie " géoculturelle ", qui privilégie la diversité culturelle, une voie " collégiale ", qui privilégie la diversité des milieux, et une voie " sectorielle ", qui privilégie la diversité des thèmes. Mais dire quil faut construire lAlliance selon trois voies cest simposer également une approche fractale de la réalité. Prenez un groupe local de lAlliance, il reflètera en son sein la diversité des milieux et la diversité des questions comme un collège reflètera la diversité des lieux et la diversité des questions et un chantier thématique la diversité des lieux et la diversité des milieux. On nous a habitués à considérer la partition du réel comme la forme suprême de lanalyse élégante, la répétition comme le pêché mortel des rédactions de potache. Nous préférons, quant à nous, dire que la réalité comme le développement de la vie saborde par la redondance.
Des méthodes de gestion cohérentes avec les ambitions
Comment ne pas devenir fou quand dans une petite équipe on aborde des sujets aussi divers, aussi vastes et avec un si grand nombre de partenaires ? Dans lhistoire de la fondation, une question est revenue sans cesse : ne faudrait-il pas focaliser plus notre action ? A lévidence un seul des thèmes de travail de la fondation suffirait amplement à absorber lénergie dorganismes bien plus gros quelle. Pourquoi alors vouloir tant embrasser ? Le proverbe populaire " qui trop embrasse mal étreint " ne sapplique-t-il pas très précisément à la fondation ? Nous avons toujours résisté à cette tentation précisément parce que nous avions lintuition, confirmée au fil des années, que cétait la relation entre les domaines qui au bout du compte apporterait la plus grande valeur ajoutée. Encore faut-il que cela soit vivable pour une petite équipe et que derrière le beau discours sur la mise en relation ne se développe pas simplement une dizaine de petites équipes indépendantes, si absorbées dans les questions dont elles ont la charge et dans les relations avec leurs propres réseaux de partenaires quelles ne trouvent guère de temps ou dintérêt à dialoguer entre elles.
Nous avons mis au point pour faire face à ce risque trois outils simples : la gestion dune mémoire collective, déjà citée à propos des fiches de suivi, et qui assure la cohérence non par des organigrammes ou des structures mais par une mémoire partagée ; les rythmes hebdomadaires et annuels qui comportent les réunions déquipe hebdomadaires et les deux périodes sabbatiques annuelles de quinze jours, obligeant en quelque sorte à une transversalité vécue ; la comptabilité analytique qui amène à regarder les dépenses sous trois angles à la fois : lobjectif poursuivi, le type de politique utilisée et la nature de la dépense.
Systèmes bio-socio-techniques, trois voies pour lAlliance pour un Monde Responsable et Solidaires, comptabilité analytique saisie selon trois dimensions : on pourra tirer les leçons que lon voudra de cette répétition du ternaire mais elle a en tout cas une valeur évidente : lobligation de regarder en permanence la réalité sous au moins trois faces.
|
|