21 Novembre 1998
CRITERES ET METHODES POUR L'ACTION
DANS UN
MONDE COMPLEXE
Exposé de Pierre Calame au Grand
Atelier MCX
(Futuroscope
de Poitiers - 21 Novembre 1998)
Ce que je vais vous dire a beaucoup de similitude avec ce que vient de
dire Bruno Tardieu d'ATD Quart Monde. Je voudrais commencer par dire combien
je suis honoré d'intervenir cet après-midi devant vous. En arrivant ce midi,
j'ai ressenti quelque chose qui est rare, une espèce de flux de sympathie, la
manière dont on m'a accueilli, la manière dont cela se passait à table. Et je
ne sais pas si c'est délibéré ou pas, mais je suis extrêmement sensible à
cela. Je me disais : “ Oh la la ! je vais intervenir sur
des sujets arides au moment de la sieste ” et puis, subitement,
l'ambiance m'a complètement rassuré : “ ce sera bien, on sera bien
ensemble ”. Donc, je voulais vous en remercier et remercier Bruno
Tardieu de cette force qu'il a donné à son propos par le mélange de
conviction et de rigueur intellectuelle qui en émanait.
Je parlerai ici à partir de mes expériences dans trois lieux différents.
* En tant qu'ancien fonctionnaire, très attaché à l'action publique,
convaincu que le vrai défi du monde de demain est un défi de gouvernance, que
ce n'est ni un défi technique ni un défi économique, mais le défi de la
capacité des sociétés humaines à se gérer.
Dans mon activité de fonctionnaire j'ai été attentif en permanence à une
question fondamentale qui va introduire, d'entrée de jeu, la notion de
critère, de repère : “ Comment l'action publique peut-elle être
pertinente par rapport à la société ? ”
Cette question, je l'ai vécue d'une certaine manière dans ma chair en
dirigeant il y a plus de 20 ans les services de l'Equipement de la région de
Valenciennes, une région engagée dans une crise industrielle extrêmement
grave, avec le sentiment que l'application des procédures traditionnelles de
l'administration ne permettait pas la pertinence de l'action publique .
J'ai donc éprouvé le devoir de subversion, le devoir de réinterpréter
les modes d'action publique, en considérant que le devoir de pertinence
l'emportait sur le devoir d'obéissance.
Et parmi les problèmes de pertinence de l'action de l'Etat par rapport à
la société, il y avait la question de la misère, la question de l'incapacité
à aborder un défi qui n'était pas seulement économique mais aussi culturel,
social, politique : un défi qu'il fallait aborder comme un tout et par
rapport auquel le système normalisé de règles, selon des procédures
nationales, arrivait toujours " comme un éléphant dans un magasin
de porcelaine ".
Trente ans après, ce n'est pas un hasard si avec mon collègue André
Talmant, nous venons d'écrire un livre qui
s'appelle : “ L'Etat au cœur ”. L'Etat au cœur a un
double sens : la passion de l'action publique d'une part, l'Etat dans
notre cœur, et l'Etat au coeur des défis de la société ou plus exactement, la
gouvernance au coeur des défis du monde d'aujourd'hui.
* Le second lieu que je vais évoquer concerne la Fondation Charles-Léopold
Mayer pour le Progrès de l'Homme, fondation suisse indépendante que je dirige
maintenant depuis douze ans avec une certaine passion, et qui a triplement à
voir avec le débat d'aujourd'hui.
D'abord parce que nous nous sommes conçus comme une
institution-aventure définie par son chemin et non par ses statuts.
Ce faisant, nous avons été amenés à concevoir une institution
apprenante de par son objet même, qui est : “ comment se
fait-il que notre monde n'ait jamais été aussi savant et apparemment aussi
incapable de résoudre les problèmes fondamentaux de l'humanité aujourd'hui, à
commencer par la grande misère ? "
Cela nous a amené, d'entrée de jeu ,à centrer notre action et notre
réflexion, les deux étant jointes, sur une question simple : “ quelle
est la connaissance utile à l'action ? ”
* Le troisième lieu d'où je parlerai,(et vous
allez voir tout de suite les liens avec ce qu'a évoqué Bruno Tardieu), c'est
notre implication morale, financière, intellectuelle dans le démarrage, puis
maintenant le développement, d'une aventure internationale qui s'appelle l'Alliance
pour un monde responsable et solidaire et qui pose une question simple. A
quelles conditions, dans une situation où les Etats ne sont plus capables de
relever les défis d'une société mondialisée, les citoyens peuvent-ils relever
les défis ? En se reliant, de quelle manière les unes aux autres ?
Cette question c'est finalement la démocratie au défi de la complexité du
monde d'aujourd'hui .
A partir de mon expérience dans ces trois lieux, j'évoquerai
successivement et très brièvement cinq questions :
Que veut dire “ transformer des
expériences en connaissance ” ? comment en est-on venu à essayer de
concevoir, pour une Fondation engagée sur tous les continents sur d'énormes
défis, une institution apprenante ? Qu'est-ce que la pratique de la
complexité ? Pourquoi l'Alliance - ce n'est pas un hasard si on utilise
le même mot qu'ATD Quart Monde - est-elle une forme émergente de l'action
collective confrontée à la mondialisation ? Comment la construction de la
connaissance collective transforme-t-elle l'action publique ?
1) Que veut dire transformer des
expériences en connaissance ?
Quand nous avons essayé d'élucider au début des années 80, ce mystère à la
base de la fondation, " comment se fait-il qu'on n'ait jamais été
aussi savant et aussi incapable de faire face aux défis du monde
d'aujourd'hui ", nous nous sommes rapidement rendu compte que,
certes, il y avait des raisons liées aux logiques de pouvoir, de profit,
d'intérêt, d'égoïsme, de domination mais qu'il y avait aussi quelque chose de
sous-jacent à notre mode même de production des connaissances : les
connaissances utiles à l'action, dans un univers complexe, découlent de
l'expérience ; elles ne peuvent pas être seulement le produit
d'expériences de laboratoire, elles découlent de l'action elle-même.
A partir de là, nous avons fait plusieurs découvertes. D'abord nous avons
pris conscience (puisque je venais de l'Etat), que la logique étatique et
hiérarchique est au fond l'image de la mécanique newtonienne projetée sur la
société. L'analogie s'étend même à la manière dont on conçoit le rapport
entre le politique et l'administratif.
Le politique est du côté du sens et, pour parler comme les équations de
Lagrange, du côté des conditions initiales de position et de vitesse,
supposées déterminer le reste. Après, c'est de la mise en œuvre. Une telle
conception conduit à ce que j'appelle les logiques d'artilleur : le
politique définit l'orientation de l'action, on en confie la mise en œuvre à
des exécutants, puis le politique retourne voir le résultat de
l'action : “ Ah ! ça n'a pas touché la cible ” (tous les
vocabulaires d'ailleurs sont des vocabulaires de guerre et d'artillerie),
alors on fait de l'évaluation, et puis on rectifie, etc.
La manière de construire la connaissance utile à l'action est tout autre,
elle procède de la réflexion sur l'expérience . Mais pour prendre une
métaphore chimique cette fois-ci : “ l'expérience, c'est comme
l'hydrogène naissant, c'est extrêmement réactif et aussi extrêmement éphémère
”.
Toute transformation d'expérience en connaissance suppose donc des
processus de captation d'expérience, puis de confrontation des expériences.
A partir de là, on a mis en place notamment un réseau d'échange
d'expériences, qui s'appelle " Dialogues pour le Progrès de
l'Humanité (DPH) ".
De manière significative, il y a sept ou huit ans nos sessions de
formation pour la mise en place du réseau DPH portaient sur la technique de
gestion de bases de données. Depuis l'accent s'est progressivement déplacé
vers des ateliers d'écriture : “ Oublions la technique, on
la retrouvera mais elle ne doit pas terroriser, la question c'est la
captation de l'essentiel. ”
L'autre découverte, à portée immense pour nous (j'y reviendrai à propos de
l'Etat et du pilotage de la Fondation), s'est faite par hasard, comme
toujours, à l'occasion d'un problème proche de celui sur lequel a travaillé
Bruno Tardieu : “ comment se fait-il que l'action publique soit
aussi rarement pertinente dans les quartiers populaires des villes aussi bien
dans nos pays que dans les pays du Tiers-monde ” ?
Il n'est pas possible compte tenu de la constance avec laquelle cette
action publique est décalée par rapport à la réalité, incapable de rencontrer
les gens dans leur complexité, que ceci puisse s'expliquer seulement par la
mauvaise volonté de l'action publique. Il y avait donc un problème beaucoup
plus fondamental.
Avec le gouvernement vénézuélien, au début des années 90, nous avons tenu
une petite rencontre internationale, à huis clos, de responsables politiques
et administratifs à propos de ces questions sur les différents continents, et
nous les avons invités à se raconter les uns et aux autres pourquoi c'était
si difficile ? ”
Et en un jour, on s'est aperçu de quelque chose qui nous a bouleversés,
quelque chose de trivial, après coup : de l'Indonésie au Brésil, du
Cameroun à la France, les difficultés étaient les mêmes. Alors qu'apparemment
entre un quartier HLM en France, hyper balisé avec les multiples procédures
de la politique de la ville, chouchouté par des chefs de projet de quartiers,
et la ville informelle de pays africains ou latino-américains, il n'y a aucun
rapport.
Or il y a un rapport. Ils ont en commun quelque chose de radical : la
relation interculturelle entre l'univers de la fonction publique, de l'action
publique et l'univers de la pauvreté. C'est cela qui crée toujours exactement
les mêmes défis. D'où une loi qui nous a paru complètement générale :
“ dans les sociétés humaines les solutions sont toujours
spécifiques à un lieu mais les questions, elles, sont constantes. ”
La fonction majeure de la capitalisation de l'expérience et de l'échange
d'expériences, c'est d'élaborer ensemble les principes constants,
fondamentaux de l'action, transcendés à chaque contexte ;
l'intelligence après étant d'inventer collectivement les réponses à ces
questions constantes. On est typiquement dans le champ de la construction de
repères.
On voit bien (et les consultants d'entreprise ici doivent reconnaître ce
genre de problème), comment cela fait passer d'une logique d'artilleur à une
logique de boussole.
L'enjeu devient d'équiper les acteurs avec la double compréhension de ces
questions constantes et de leur pourquoi ; de la manière dont
s'élaborent ces questions ; et aussi d'une palette d'exemples qui ne
sont jamais des recettes, mais des exemples de la façon dont d'autres sont
arrivés plus ou moins bien à répondre à ces questions.
La question de la transformation d'expériences en connaissance permet de
comprendre la radicale difficulté de la captation d'expériences, et la
nécessité de travailler en réseau pour s'encourager le faire. Il y a dix ans
on disait à chacun : mettez votre expérience en forme de manière
normalisée. Maintenant on met plutôt l'accent sur le dialogue. D'où l'idée des
ateliers d'écriture, d'où l'idée de méthodes concrètes, de
" trucs " pour élaborer des fiches d'expérience :
racontons-nous les uns aux autres, c'est le second qui met en forme et puis
il le fait lire à un 3ème et puis on valide. Toute une méthodologie concrète
s'est inventée au cours du temps. Elle produit finalement des repères pour
l'action dont chaque acteur peut se saisir, dont il est co-auteur.
2) Quelle peut être la pratique d'une institution apprenante ?
Du fait même de sa question fondatrice : “ Comment se fait-il que les
sociétés soient aussi savantes et aussi incapables de résoudre leurs
problèmes majeurs ? ”, la Fondation s'est trouvée dès le départ en
devoir de construire une aventure.
Ce n'était pas inconsciemment qu'on l'a fait, puisque la première question
qu'on s'est posée quand on a eu à reconstruire la Fondation au début des
années 80, a été : “ de quoi meurt une fondation ? ”Quand
on crée quelque chose et qu'on prétend que ça va durer, autant savoir de quoi
ça meurt ! On avait vu qu'une des sources majeures de la mort des
fondations, c'était tout simplement que leur objet statutaire avait disparu.
Toutes les fondations construites autour d'un domaine précis, autour de la
tuberculose, de la santé ou d'actions très locales, leur objet disparaît à un
moment donné. Les réponses concrètes aux défis de l'humanité sont variables
dans l'espace mais aussi dans le temps. Ce qui ne disparaît pas, c'est les
questions. ?Nous avons donc construit volontairement la Fondation sur
une question et pas sur un domaine d'action. Ce qui nous mettait au défi,
année après année, d'inventer les meilleures manières d'aborder cette
question. Ce n'est pas un hasard si nous publions régulièrement non pas
“ Chemin faisant ”, mais la “ Fondation en chemin ,” en
nous disant que précisément, notre aventure n'avait de sens que si nous
gardions trace du chemin parcouru.
Je suis frappé de la manière dont Bruno Tardieu nous a parlé de l'absence
de racines du " premier homme " du sentiment des exclus
de se retrouver à chaque génération en situation d'être le
" premier homme ". Je crois que les aventures humaines
sont un peu comme les arbres, c'est-à-dire qu'il y a toujours un rapport
entre la surface occupée par les racines et les frondaisons. Si on veut se projeter
loin, il faut aller chercher profond. Sinon, on bascule, pour des raisons
presque de physique élémentaire. Donc on a essayé de concevoir notre démarche
comme une aventure. Il y aura bientôt un 6ème numéro de la
" fondation en chemin " et chaque numéro retrace une
étape de l'aventure..
Je voudrais extraire, repérer de ce cheminement quelques idées force. On a
abandonné dès 1989 la pratique du financement de projets pour basculer vers
le financement de programmes, c'est-à-dire vers un effort pour mettre la
goutte d'eau qu'est la Fondation au service des grands défis de l'humanité.
Ceci nous a mené à bâtir des moyens de pilotage de notre action dont je
voudrais illustrer quelques éléments.
Première base d'un dispositif apprenant, si l'on veut décentraliser
le travail en notre sein, il faut des outils communs et il faut des
disciplines, des procédures de travail communes, à commencer par des
choses aussi élémentaires qu'un annuaire commun.
On est en contact avec plus 7000 personnes dans le monde. Comment
mutualiser, dans une équipe, ce que nous faisons avec chacune de ces 7000
personnes ?
Autre outil commun, classique bien sûr, se retrouver tous les lundis
matins et se raconter notre histoire. Nous avons découvert que c'est à
travers ces narrations anecdotiques qu'émergent pratiquement tous les débats
de fond. Ce n'est jamais par des gens qui disent “ tiens on devrait
se poser cette question de fond ! ” c'est à partir des micro
échanges des réunions du lundi matin qu'elles émergent.
Troisième discipline commune : tous les ans, deux fois quinze
jours de période sabbatique, ce qui ne veut pas dire qu'on passe 15 jours
ensemble mais qu'on s'interdit de partir en mission :puisqu'on travaille
avec des gens de plus de 100 pays, ça veut dire qu'on est évidemment souvent
sur les routes. Pendant ces périodes sabbatiques on peut se fixer les
réunions qu'on veut ensemble, pour approfondir ce qu'on n'a pas eu le temps
d'approfondir au quotidien.
La Quatrième discipline, plus décisive encore, la construction d'une
mémoire commune. Depuis 1986, on a découvert que les partenaires qu'on
avait dès le départ, quand ils nous amenaient des rapports, nous amenaient
des rapports chiants, alors que quand ils nous racontaient leurs aventures,
ils nous racontaient des choses passionnantes. C'est pourquoi nous avons
décidé que ce qu'apprenait chacun d'entre nous serait mutualisé dans une base
de données, une base de données de compte-rendu, mais formatée, avec des mots
clés : de quoi on a parlé ce jour-là avec untel, avec untel, avec untel,
quelles leçons on a tirées pour l'action, etc, c'est ce que nous appelons les
" fiches de suivi ". Ceci n'a d'original, dans une
organisation, que sa durée, puisque la base de données comprend maintenant
10000 fiches : 10000 comptes-rendus, quelquefois de coups de téléphone,
quelquefois de longues rencontres. C'est là-dessus que se fonde notre
compréhension du réel. C'est la volonté opiniâtre de transformer les flux
d'information en stock puis le stock en connaissance.
Ceci, on l'a déjà utilisé dès 1989-1990 quand on a fait une période
sabbatique de 18 mois : pendant cette période, nous avons continué à
financer les travaux des partenaires que l'on soutenait mais sans rien lancer
d'autre, et redéfini complètement l'action de la Fondation. Nous avons pris
conscience du caractère pervers du financement de projets ponctuels et du
fait que, pour nous, c'était une mauvaise utilisation de notre indépendance
que de faire succéder les projets ponctuels, alors que les grands défis sont
là et que personne n'est prêt à coudre un tant soi peu sur ces différents
défis.
Comment avons-nous identifié ces défis ? Pas en nous prenant la tête
entre les mains pour nous dire “ quels sont les défis du
monde ? ” mais en reprenant ce qu'on avait à l'époque : 2000
fiches de suivi et en nous demandant à partir d'elles :
" quelles sont les questions qui émergent, quels sont les mots clés
qui reviennent ? ” Nous nous sommes alors aperçu que les vrais mots
clés qui revenaient étaient complètement transversaux à ce qu'on
discutait sur l'habitat, sur l'emploi, sur le développement local, sur
l'aménagement rural, etc.
Ces mots clé " transversaux " sont devenus un
repère essentiel de l'action de la fondation : ce fut un produit
décisif d'un processus apprenant.
Ce processus se poursuit. Je l'illustrerai de deux exemples.
Au cours des dernières " sabbatiales ", nous avons
notamment fait deux choses.
Nous avons dit : puisque l'échange d'expériences se produit
essentiellement au cours des rencontres, nous avons soutenu beaucoup de
rencontres. Qu'est-ce que nous avons appris de 10 ans de rencontres ?
Pour y répondre, nous sommes repartis de nos fiches de suivi, des 400 fiches
qui portaient le mot clé “ rencontres ” et nous nous sommes
demandés : “ qu'est-ce qui revient tout le temps ? ” ça
nous a permis de voir quels étaient les défis stratégiques, des rencontres.
Je vais illustrer par un seul exemple : on s'est aperçu qu'on avait une
énorme difficulté dans les rencontres, c'est qu'on se mettait d'accord avec
des partenaires sur la méthode, mais qu'au dernier moment nous découvrions
que l'imaginaire de la rencontre n'était pas le même. Si on avait pris le
soin d'interviewer chacun dans une espèce de rêve éveillé en disant :
“ laisse-toi aller, imagine comment ça va se passer ”, là on aurait
compris qu'au-delà du rationnel sur lequel portait notre apport, il y avait
des représentations, des imaginaires complètement différents. Voilà un
exemple parmi d'autres. Puisqu'on a un grand souci de l'expérience utile à
l'action, on va en tirer un document. L'objectif n'est pas de dire
“ voilà la vérité sur les rencontres ” mais, plus simplement,
“ voilà après 10 ans d'expérience, les quelques choses que l'on a appris
des processus de préparation et de conduite des rencontres. ”
3) En quoi consiste la pratique de la complexité ?
Ceci nous a conduit à énormément travailler sur la pratique de la
complexité. La question majeure de la complexité est : la relation
entre les choses est plus importante que les choses elles-mêmes.
Je vais illustrer la manière dont nous l'abordons dans nos relations
externes. Dans nos relations externes, comment passer d'un rapport de
domination à une véritable relation ? Comment faire en sorte qu'un
bailleur de fonds dans les rapports dissymétriques qu'il entretien avec les
bénéficiaires de ses financements, peut-il sortir d'une relation de jury ou
de maître d'école ?
Depuis 86, on a essayé d'inventer une méthode : reconnaître ce qu'on
finance comme une aventure commune et pas comme l'adéquation de ce que
nous propose un partenaire à des critères que nous avions définis à l'avance.
Nous affichons très clairement que nous avons un projet. Cela pose
beaucoup de problèmes à certains de nos partenaires : “ il n'est
pas légitime que vous ayez à la fois de l'argent et des projets,
pensent-ils !
Nous répondons : " nous avons de l'argent et un projet, des
réseaux et des méthodes, mais vous vous avez de l'intelligence, de
l'expérience, des ressources humaines, des projets, des réseaux…, etc.. A
partir de là comment construire une aventure commune ? "
C'est un déplacement culturel. D'abord pour nous. Notre conseil de
Fondation était au début un jury qui disait oui ou non à des financements de
projets. Cette fonction a complètement disparu. Ensuite pour notre partenaire
qui change en acceptant qu'on soit partie prenante au sens de l'action et qui
reconnaît ce qu'on va faire ensemble comme une aventure commune et pas comme
un objet à financer.
Nous avions conscience de la nécessité de
nous imposer un apprentissage et un savoir faire nouveau : reconnaître
que l'essentiel se situe au croisement des programmes. Ainsi, les programmes
étaient eux-mêmes l'affirmation que l'essentiel se situait au croisement des
projets et nous devions faire un pas en avant pour croiser les programmes.
Nous avons commencé en 1998 à développer ce savoir faire en créant des
éléments supplémentaires de disciplines communes. Par exemple, pour la
préparation du budget de 1999 nous avons affirmé que seraient prioritaires ceux
qui mettent en relation plusieurs programmes.
4. Pourquoi les alliances, et notamment les alliances internationales
sont-elles une forme émergente fondamentale de l'action collective ?
L'action collective est en crise. En crise au niveau des partis, des
syndicats, des églises, des associations. En crise aussi à l'échelle des
Etats Nations. Toutes les structures se trouvent interpellées par la
revendication d'autonomie des individus et par la mondialisation de
l'économie et de la société. On ne fera pas face à la mondialisation en
reconstruisant l'action collective par homothétie, en prétendant concevoir
les mêmes appareils qu'autrefois organisés à l'échelle du monde plutôt qu'à
l'échelle de la nation. L'enjeu actuel est de concevoir une tout autre manière
de se relier, qui fasse beaucoup mieux sa place aux rapports entre
l'interdépendance et la diversité, aux rapports entre l'unité et l'autonomie.
La question centrale de la gouvernance c'est de reconnaître que l'arbitrage
entre unité et diversité n'est pas un jeu à somme nulle où il faudrait
choisir en faveur de plus d'unité ou plus de diversité. C'est un jeu à somme
positive. On peut même définir la gouvernance comme l'art de construire
dans les sociétés humaines plus d'unité, plus de liberté et plus de
diversité.
Cela suppose, au plan de l'action collective, d'inventer des formes
nouvelles d'organisation permettant de mieux concilier unité et diversité.
Une forme nous paraît à l'heure actuelle s'imposer particulièrement :
celle de " l'alliance ".
Qu'est ce qu'une alliance ? Comment se caractérise une
alliance ? Je vais l'illustrer à partir d'une alliance en vraie
grandeur, l'Alliance pour un monde responsable et solidaire que nous
avons contribué à faire naître et à développer et qui regroupe des alliés
dans plus de 130 pays.
Une alliance, c'est d'abord la réunion de personnes et d'institutions qui
se reconnaissent un minimum de valeurs et de perspectives communes. Cette
reconnaissance elle-même ne tombe pas du ciel. C'est le résultat d'un
processus. Ainsi, pour l'Alliance pour un monde responsable et solidaire, il
nous a fallu sept ans, de 1986 à 1993 pour que s'élabore progressivement ce
qui est devenu en 1994 la Plate-forme pour un responsable et solidaire. Cette
plate-forme s'est progressivement dégagée d'un travail mené avec des
personnes issues de différents milieux et de différents continents. En effet,
si nous voulons faire face aux défis du monde de demain, nous devons nous
assurer que la diversité de nos priorités, de nos cultures etc.. ne s'oppose
pas à un consensus sur un minimum de diagnostics communs. Dans la
construction de l'Alliance, nous avons accordé une grande place à
l'expression de la diversité : diversité des cultures et des situations,
diversité des milieux et des points de vue, diversité des défis et des
solutions.
Jusqu'à l'année 1998, cette Alliance pour un monde responsable et
solidaire paraissait un cas particulier au sein de la fondation. Or, nous
avons fait en 1998, presque par hasard, une découverte étonnante. Lors de notre
période sabbatique de Printemps, nous avions convenu de nous raconter les uns
aux autres, en prenant pour une fois le temps de le faire, l'histoire des
programmes que nous soutenions depuis huit ans. En 1990, sur chacun des
thèmes fondateurs d'un programme, nous étions partis à l'aventure, soucieux
de respecter la spécificité du thème et des partenaires. Huit ans après, nous
avons découvert l'étonnante similitude entre les démarches suivies et entre
les types de processus que ces démarches avaient fait naître : dans tous
les cas, c'est une sorte d'alliance, avec des caractéristiques largement
communes, qui est en train de se mettre en place. Nous voyons à ces
similitudes une raison fondamentale : certaines formes nouvelles
d'action collective mieux adaptées aux défis de la gestion de la complexité
du monde actuel finissent plus ou moins à s'imposer dans des domaines très
différents les uns des autres.
Quelles sont les caractéristiques de ces alliances ? J'en vois
sept :
- elles sont fondées,
comme je l'évoquais, sur la reconnaissance de valeurs et de
perspectives communes et pas seulement d'intérêts matériels ou
identitaires communs ;
- elles ne sont pas
fondées sur un système hiérarchique mais sur l'adoption de méthodes de
travail claires et partagées par tous. En d'autres termes, on
cherche à remplacer le roi par la loi. Il ne suffit pas de dire :
" on est une grande famille, on ne veut pas de hiérarchie, on
va travailler ensemble ". Pour qu'une dynamique collective
large, internationale, se développe dans la durée, il faut des
règles : les livres de bord sont des règles, les fiches de suivi
sont des règles, les codes de transmission d'information sont des
règles, etc.. et, avant tout une règle préalable : le respect de
l'autre et de la diversité ;
- le calendrier occupe
une place essentielle : à défaut de hiérarchie formelle, des
perspectives temporelles communes sont nécessaires ;
- l'Alliance
redéfinit la notion de pouvoir. Le pouvoir est quelque chose qui se
crée, le résultat de l'action commune et d'une intelligence partagée et
non un objet, un gâteau qu'il faut se partager. Il faut, pour reprendre
l'expression heureuse de Patrick Viveret, passer du pouvoir
" substantif ", un objet, une forteresse, quelque
chose que l'on prend, que l'on vole, que l'on perd, que l'on défend, à
une vision d'un pouvoir " auxiliaire " ; d'un
pouvoir qui ne va pas sans un complément : le pouvoir de faire
ensemble quelque chose. Dès lors que l'on définit le pouvoir comme
auxiliaire, au lieu d'être une quantité finie qu'on se partage c'est
quelque chose d'infini que l'on crée ;
- contrairement à un
parti, un syndicat ou une église, l'intérieur et l'extérieur de
l'Alliance ne sont pas définis de façon rigide. L'Alliance ne met
pas en place une logique distinguant les amis et les ennemis, les gens
" du dedans " et les gens " du
dehors " ;
- le pilotage
collectif d'une alliance se fait par construction de consensus et
non par vote entre des positions et des propositions alternatives. Une
dynamique de ce type ne résiste pas à une logique
majoritaire/minoritaire ne serait ce que parce qu'il n'y a pas
d'instance qui définisse le cadre du vote ;
- dans une alliance,
le système de communication interne et externe ne peut pas être défini
seulement comme un moyen, à l'appui de buts qui lui seraient
étrangers ; c'est au contraire un élément structurant, organique du
processus. En d'autres termes, une alliance n'est pas une approche de la
complexité qui dissocie les fins et les moyens. Les moyens employés,
pour faire lien, pour constituer la relation, pour gérer la complexité
font partie intégrante des finalités elles-mêmes.
Voilà les points de repère que nous avons
découvert pour l'action collective de demain.
5. Comment la construction de la connaissance collective transforme
t-elle l'action publique ?
L'Etat a peu de repères pour se situer par rapport à la complexité et par
rapport à la diversité. Face à la complexité, il ne sait, traditionnellement,
répondre qu'en termes de segmentation et de partage des responsabilités. Face
à la diversité, il ne sait répondre qu'en termes de normes communes
s'imposant dans des contextes pourtant très différents les uns des autres.
Or, le principe simple selon lequel " dans les sociétés
humaines, les solutions sont toujours spécifiques à un lieu mais les
questions, elles, sont constantes " permet de réviser profondément
la conception de l'action publique en la définissant comme la capacité à
identifier ces questions constantes et à chercher avec les autres partenaires
de la société à trouver les réponses les plus adaptées à chaque contexte
spécifique.
Dans le livre qu'André Talmant et moi avons écrit, l'Etat au Cœur, nous
avons fait de cette idée, sous le nom de principe de subsidiarité active,
le cœur d'une réforme de l'action de l'Etat, amenant les pouvoirs publics à
substituer à une obligation de moyens (la conformité à une règle uniforme)
une obligation de résultats (la nécessité de rechercher dans chaque contexte
particulier la réponse la plus pertinente à des défis communs).
Cela implique de la part des pouvoirs publics un véritable bouleversement
culturel. Je constate, par exemple en France, que ces idées, qui semblaient
marginales il y a encore peu d'années, commencent à intéresser aussi bien au
sein de l'Etat qu'au sein des collectivités territoriales.
C'est ainsi qu'à partir d'une question apparemment purement méthodologique
" comment l'expérience créée la connaissance " nous
aboutissons à de nouveaux principes de gouvernance, à de nouveaux modes
d'articulation entre l'Europe, l'Etat et les collectivités territoriales des
différents niveaux.
Au cœur des différents thèmes que j'ai évoqués, deux idées apparaissent en
facteur commun : la stratégie et la pertinence.
Qu'il s'agisse de la démarche de la fondation ou de celle de l'Etat, la
stratégie ne peut pas être la mise en œuvre par étapes d'un plan dont toutes
les composantes sont définies à l'avance. Michel Callon, de l'Ecole des
Mines, pour décrire une innovation qui réussit, dit que c'est l'art de jouer
au Scrabble : une innovation, comme un mot au Scrabble, n'a pas une
valeur intrinsèque, tout dépend de l'art d'utiliser les mots ou les lettres
qui comptent double ou triple. La stratégie c'est l'art d'accomplir les pas
qui se révèlent décisifs, en fonction du contexte et du point de vue de
plusieurs critères à la fois.
Quant à la pertinence, on la retrouve aussi bien dans l'action de la
fondation que dans l'action de l'Etat. C'est par excellence le critère de
jugement de l'action dans la complexité, dès lors que les contextes sont
infiniment variables et que l'effet propre de l'action de chaque acteur ne
peut pas être isolable. Ce qui importe c'est alors de trouver dans chaque cas
l'action la plus opportune par rapport à ce contexte.
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