Le Forum
du CONSEIL SCIENTIFIQUE
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Les Sciences d'Ingenium pour concevoir et comprendre La Politique de Civilisation
"Parmi les livres réellement indispensables et que personne ne fera , je feuillette assez souvent en mon esprit "l'histoire et la philosophie de l'Ingéniosité"
"Cet art de l'entendement qui exprime la correspondance que l'on trouve entre deux objets", ici peut être celui de la correspondance entre la Politique et la Civilisation, art de l'entendement que méditait Balthazar Gracian en 1642 (dans son "Tratado de Aguideza y Arte de Ingenio"), n' est-il pas celui que nous pouvons aujourd'hui restaurer dans nos cultures ? B.Gracian écrivait ce discours sur la puissance de l'esprit créateur exerçant son éblouissante virtuosité par l'art de la métaphore, alors qu'au Nord, dans les même semaines, René Descartes publiait son "Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison" (1639)par la découpe et l'analyse déductive.
Coïncidence révélatrice de la tension millénaire entre les cultures du Nord et du Sud ? L'un des mille facteurs qui se sont conjugués alors pour assurer pendant deux siècles la domination politique planétaire des civilisations septentrionales ne fut il pas le rayonnement de cette épistémologie cartésienne ? Une épistémologie qui allait cautionner une méthode production de vérités dites scientifiques, en assurant qu'elles étaient ainsi moralement et politiquement bonnes ? Ne sembla t il pas longtemps qu'il n'était pas d'alternatives épistémologiques plausibles à ce naturalisme - positivisme qui se construit universellement sur les quatre préceptes du discours cartésien ?
Ce n'est qu'en 1934 que G.Bachelard en appela à "une épistémologie non cartésienne" pour que se forme un "Nouvel Esprit Scientifique". Appel que les institutions scientifiques tardent encore à entendre, dissuadant souvent les institutions politiques d'y prêter assez d'attention.
Appel qu'il devrait sans doute être plus aisé d'entendre aujourd'hui dans les cultures du Sud. Le legs de B.Gracian en Espagne au XVI° S. (comme celui de Gongora ou de Quevedo...) s'inscrit entre celui de Léonard de Vinci en Italie au XV° S. et celui de G.Vico à Naples au XVIII. Longue et riche aventure de l'esprit humain autour de "cette toute petite Méditerranée, qui est le berceau du monde" que P.Valéry redécouvrira pour nous au tournant du XX° S. N'avons nous pas beaucoup tardé , au Nord comme au Sud à y prêter enfin peu à peu attention ? Ce XX° Siècle ne vit-il pas triompher cette "barbarie de la raison" qu'illustrent pour nous ces innombrables dérives idéologiques scientistes et positivistes, tant dans l'ordre de la technique que de la politique, que nous dissimulons honteusement sous le voile des "inévitables dégâts du progrès" ?
Barbarie de la raison qu'appréhendait déjà G.Vico reconnaissant la fermeture épistémologique du discours cartésien sous l'apparence austère du réductionnisme méthodologique présumé objectif. De son "Discours sur la méthode des études de notre temps" à l'Université de Naples en 1708, aux "Principes d'une Science Nouvelle "(1745), la même "Ostinato Rigore" léonardienne imprègne sa méditation épistémique sur la politique. Méditation épistémique par laquelle les sociétés humaines deviennent des sociétés se civilisant dans une tension ("Corso et Ricorso") entre l'intelligence de leur complexité perçue ("L'Ingenium, la faculté de relier") et l'ivresse du pouvoir ("L'Analyse, en divisant pour régner").
Alors que l'Analyse, de découpes en découpes, ne saura plus qu'exclure ("Le principe du tiers exclu, devenant exclusif, engendre un tiers d'exclus"), suscitant les dégénérescences des politiques de civilisation devenant rationnelles barbaries, l'Ingenium, cette étrange faculté de l'esprit humain qui est de conjoindre ou de contextualiser, de concevoir, de former projet, d'inventer (le "Disegno" léonardien , le "Arte de Ingenio" gracianien ), restaure cette capacité pragmatique à former projet dans et par l'action humaine. N'est ce pas cet Ingenium qui permet cet "art de gouverner les cités " dont Zeus fit présent aux humains, assure le beau mythe que Protagoras rappelait à Platon médusé ?
Et la restaurant, il la légitime épistémologiquement, nous proposant un paradigme alternatif plausible et ouvert, source d'heuristiques puissantes pour "penser les complexités du Sud" comme celles du Nord
Entendons le ici comme le paradigme de la Complexité, dans les termes qu'Edgar Morin nous a si chaleureusement fait entendre sans le réduire, un paradigme qui nous incite "à comprendre pour faire et à faire pour comprendre". Car "L'ingenium - concluait G.Vico - a été donné aux humains pour comprendre c'est à dire pour faire".
Ce sera peut-être une des méditations à laquelle nous inviteront ces échanges sur les ineffables complexité du Sud ? : Réouvrir l'éventail des multiples usages de la raison dans les affaires humaines en ne séparant plus épistémé et pragmatiké. "Les ruses de l'esprit" nous aident à cheminer délibérément dans "les arcanes de la complexité" et les "sciences nouvelles de l'ingénierie", celles par lesquelles nous entendons et formons projet, peuvent être re construites dans nos civilisations et leurs institutions d'enseignement.
Protagoras, Léonard de Vinci, B. Gracian, G.Vico, P.Valéry, autant de "sillages sur la mer" que reconnaissait Antonio Machado chantant les vers de "Caminante ", sillages qui forme ce patrimoine épistémique que nous livrent les cultures méditerranéennes que nous saurons reconnaître. Patrimoine qui redevient ainsi le ferment de ce "Nouveau Commencement ", Nouvel Entendement de la Politiques de Civilisation qu'Edgar Morin, inlassablement, nous invite à "travailler à bien penser" .
J.L.Le Moigne lemoigne@romarin.univ-aix.fr
Ce texte reprend une Contribution à la Rencontre APC de Barcelone 19-20 oct. .2000 : Penser les complexités du Sud sous le titre initial : "Sur l'Entendement de la Politique de Civilisation ": L'Ingenium, pour Comprendre c'est à dire pour Faire"(à paraître dans les actes ;).Il a été publié également dans la livraison "Discoveries-Découvertes" de 2001 du CNC -Portugal . |
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