Le Forum du CONSEIL SCIENTIFIQUE |
Georges Lerbet
Sur une thèse
^ Les événements récents concernant la thèse soutenue par Madame Hanselmann-Teissier, constituent un bon indicateur de certains problèmes que peuvent rencontrer les sciences humaines quand il s'agit appréhender ces problèmes dans le tout petit monde de la vie universitaire qui joue ici l'effet d'une loupe. Cette loupe nous invite à formuler plusieurs interrogations. La première concerne ce que signifient une thèse et sa soutenance aujourd'hui dans ce vaste champ disciplinaire distinct de celui des sciences dites dures. Une autre fait se pencher sur ce que peuvent être les méthodes auxquelles on a recours à leur endroit. Enfin, la troisième concerne plus généralement le statut épistémologique des sciences humaines. 1. La complexe appréciation d'une thèse Je ne vais pas évoquer la thèse de Madame Hanselmann-Teissier autrement que de façon anecdotique. Je me garderai donc bien d'aborder son contenu puisque je ne l'ai pas lue et que je n'en connais que le titre et les gloses faites à son sujet. En revanche, ces gloses, émises dans la presse, sur internet ou à la radio, me semblent constituer un corpus intéressant pour fonder mon propos. En réfléchissant un instant à mon expérience de directeur de thèses et de membre du jury de plus d'une centaine, il me semble que la situation peut s'expliciter de façon paradoxale. Pour faire bref, une soutenance de thèse conduit l'universitaire à osciller entre deux exigences qui s'enchevêtrent généralement dans son esprit. Une de ces exigences le conduit à contrôler le savoir contenu dans le document. Dans cette perspective, il est question de pertinence du sujet, de méthodes pour exploiter un corpus, de portée des résultats et des limites qui s'imposent à eux. Il est aussi question de clarté du savoir exposé, d'étendue du spectre de la littérature qui est référée, etc. En fait, il s'agit là de chercher à apprécier ce qu'apporte le mémoire comme informations sur un domaine circonscrit par le titre de thèse déposé. La congruence entre ce qui est annoncé et ce qui est effectivement réalisé est un indicateur intéressant. Il concerne le contenu qui est communiqué et il fait aussi émerger l'autre exigence également prégnante pour un membre du jury : celle de ne pas se contenter d'examiner un savoir en aveugle. Car il s'agit, cette fois, de ce qui concerne l'auteur. Une thèse est un exercice bien particulier ; elle est le résultat d'une démarche de " production " de savoir conduite sur plusieurs années. On ne peut donc pas faire l'économie de l'auteur. Contrôler un savoir produit est indissociable de l'évaluation de l'étudiant-chercheur, producteur de ce savoir. En revanche, faire l'amalgame entre les deux faces du diptyque produit/producteur est précisément ce à quoi s'efforcent d'échapper les membres du jury quand ils ont à répondre à la double obligation de tester le contenu de la thèse et de dire si, au terme du rite de passage qu'est la soutenance, ils peuvent reconnaître l'impétrant comme étant des leurs : un peu, beaucoup, complètement... Les mentions décernées et le rapport du président sont alors explicites aux yeux des initiés. Au delà du titre décerné l'adoubement prend donc une valeur polysémique. 2. Les méthodes des sciences humaines A travers l'exercice conduit par le jury lors de la soutenance vis-à-vis d'un impétrant objet-de- test-universitaire, il me semble que se dévoile également un des fondements de la recherche scientifique. En effet, quelle démarche chacun accomplit-il ? Une démarche que l'on voudrait disjointe de celui qui y participe. Comme si l' " objet " était déjà là, indépendamment de ceux qui l'appréhendent. Or, tout scientifique sérieux sait bien, aujourd'hui, qu'il ne saurait y avoir d'objet sans le(s) chercheur(s) qui l'appréhende(nt). Le savoir, scientifique ou autre, est un " construit ", comme l'est la réalité. Ce constat - tragique - s'impose à tous les humains. Il relègue le vrai à l'état du fantasme de toute puissance insatisfaite et il impose les démarches les plus humbles - et rigoureuses - pour faire émerger ce que le chercheur tente de reconnaître comme vraisemblable (comme si cela était capable de porter du vrai) dans ses lectures du monde (dont il fait partie), en cherchant à réduire de son mieux ce qui peut constituer des illusions de vérités irréfutables (qui seraient censées être complètement vraies). Dans cette affaire, on comprend bien le rôle majeur imparti aux démarches, une fois que les esprits se sont accordés suffisamment sur ce qui peut être considéré comme un objet-d'-étude. Quand il s'agit de sciences humaines, la place faite à l'humain complique beaucoup l'aventure. En effet, l'homme n'est pas un objet comme les autres. Pris comme tel, il est cet objet potentiellement identique à celui qui a l'ambition de se pencher sur lui, son équivalent en complexité avec tous les problèmes d'indécidabilité que cela suggère. D'autre part, comme tout sujet vivant, cet " objet " a la particularité de développer des processus grâce auxquels non seulement il se construit dans les rapports qu'il entretient avec son environnement, mais encore grâce à ceux qu'il entretient avec lui-même. Or, les interactions entre ces deux sortes de rapports (soi/environnement et soi/soi) ont pour conséquence directe de maintenir inexorablement une part de vie et de connaissance qui ne saurait être transparente aux yeux de qui ce soit (y compris le sujet lui-même). Si bien que toute présence de ces traits d'autonomie implique que nul ne se dévoilera pleinement, ni ne saura être pleinement prévisible et explicable. C'est là le puissant indicateur de l'intégrité de chacun. Voilà qui complique beaucoup ce que l'on appelle les méthodologies des sciences humaines. Même dans les méthodes censées être les plus distanciatrices entre le chercheur et ce qu'il étudie (celles qui permettent de recueillir des données sur les individus éloignés du champ culturel du chercheur), un minimum de proximité s'impose pour qu'un supposé " stimulus " soit perçu comme tel : il ne saurait y avoir de super méthode qui garantirait l'objectivité faisant de l'autre ou de son groupe social cet objet-chose transparent auquel le positivisme a cru pouvoir prétendre autrefois. La complexité à laquelle nous avons à faire face nous apprend qu'il serait vain de se priver de la diversité des approches (quantitatives, qualitatives, intensives, extensives etc.) et de faire dire aux données recueillies et exploitées davantage qu'elles ne le peuvent. Cela implique, par exemple, que l'on assume le fait que les interactions ne se " voient " pas et que c'est sur ce qui s'apparente à leurs résultats que nous nous efforçons de réfléchir à partir des propensions qui semblent en découler. Voilà qui invite à beaucoup de travail pour bien maîtriser la variété des méthodes dont le chercheur peut disposer afin de pouvoir choisir l'organisation de celles qui lui éviteront les illusions de l'induction, c'est-à-dire celles grâce auxquelles il se croit autorisé à conclure de façon générale en recourant alors subrepticement à ses propensions idéologiques irréfutables. 3. Les sciences humaines et leur environnement épistémologique. A " objet " hypercomplexe, méthodologies complexes, c'est-à-dire intégrant l'usage possible de la variété des approches et des modélisations qui ne font pas l'économie de la complexité. Telle me semble être aujourd'hui une des conditions qui peuvent aider à " sortir " les sciences humaines du risque de leur dépérissement positiviste. L'enjeu est considérable en même temps qu'il peine à émerger, tant le " poids " de l'héritage d'Auguste Comte pèse sur les épaules des institutions et de ceux qui s'y enferment en faisant primer leur clan paradigmatique aux dépens de la réfutabilité des études menées. En écrivant cela, je ne récuse pas le bien-fondé de la quantification, je récuse seulement le caractère souvent exclusif - et vite doxal - pris par ce qui néglige des approches plus ouvertes. Je m'inquiète de la difficulté qu'il peut y avoir à vivre un changement de paradigme qui saute aux yeux quand on ne s'enferme pas dans les coteries heuristiquement, socialement et institutionnellement dominantes. Les critiques récentes observées vis-à-vis des démarches cliniques ou compréhensives, me semblent, à cet égard, très éclairantes. Elles me paraissent souvent relever de la frilosité intellectuelle. Comme si, face à l'ouverture constructiviste, il s'agissait, d'abord, de sauver les meubles en s'assurant une pérennité défensive. Cela étant, je me demande si l'attitude envers l'astrologie ne nous aide pas à éclaircir la situation et les enjeux. Qui peut aujourd'hui prétendre sérieusement que l'astrologie puisse être une science positive ? Un esprit raisonnable, et enclin à se départir des croyances pour assumer le doute et le tragique qui l'accompagne, ne saurait perdre son temps à défendre l'indéfendable. L'astrologie, pour autant que je sache, ne répond pas aux conditions de scientificité qui semblent aujourd'hui admises. Certes, elle est repose sur un schéma géométrique construit rationnellement par l'homme au fil des siècles. Comme toutes les sciences, elle procède d'une invention de la réalité. Cependant sa grille de lecture perd sa valeur dès qu'elle cherche à lire le destin de l'homme dans ce qui est en haut, alors qu'elle peut être culturellement régulatrice dans certaines circonstances sociales, thérapeutiques, économiques, politiques... Cette absence de scientificité réside aussi dans le fait qu'elle fonctionne en évitant de s'exposer au jeu des réfutations. Il n'y a pas de véritables tests méthodiques de corroborations des énoncés et des prédictions. Il s'agit là, en effet, de ce que l'on peut nommer des démarches " ex voto " ; comme celles qui remercient les dieux ou les saints pour une guérison et qui ne tiennent pas compte des cas où " ça ne marche pas ". Absence de corroborations, négligence de ce qui dérange pour s'obnubiler sur ce qui convient (même si l'énoncé d'une prédiction n'est pas indifférent à sa réalisation, chez un individu doué de mémoire et croyant), les limites scientifiques de l'astrologie sont aisément repérables et ne méritent pas qu'on en fasse vraiment grand cas. Sauf, peut-être, si l'on omet de s'interroger sur les multiples facettes de sa rationalité et de prendre en compte l'absence de certitude hormis peut-être celle de l'incertitude. Dans de telles conditions, il devient impossible de ne pas s'interroger sur les analogies entre destin, prédestination, déterminisme, matérialisme historique, historicisme, etc., et de se demander si cela n'est pas sans rapports avec la douloureuse exigence d'assumer l'incomplétude des savoirs mais aussi de la connaissance. Si bien que s'acharner à lutter contre des chimères, semble renforcer le caractère de ses propres visions utopiques de la science, saturées par le déni de son propre imaginaire. Imaginaire se croisant avec savoir scientifique, science se croisant avec idéologie, dans toute interaction reconnue comme étant productrice de connaissance, voilà, me semble-t-il, qui peut à la fois permettre de s'éveiller à leur différenciation et concourir à vaincre l'ineptie de leurs amalgames, qui font hurler avec les loups.
Le 10 mai 2001 Georges Lerbet Professeur émérite des universités |