Le Forum
du CONSEIL SCIENTIFIQUE
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De limpasse a la reciprocite: comment forger lalliance entre les plus demunis et la societe
Bruno Tardieu
"Tout est né dune vie partagée, jamais dune théorie..."
Nous sommes en 1956. Lhiver 54 et son "insurrection de la bonté" sont déjà loin et les familles relogées par lAbbé Pierre, aux portes de Noisy-le-Grand, sous des tentes puis dans des hangars à cochons surnommés "igloos", y sont toujours et nen peuvent plus disolement et dabandon. De moins en moins de gens osent pénétrer dans ce camp Même les aumôniers ne résistent pas au malheur et à la déréliction. Parce que son évêque sait que le Père Joseph Wresinski ne cesse de chercher et de vouloir rejoindre ceux qui se cachent derrière les combats reconnus, ceux que lhumiliation empêche de lutter, il lui propose de sy rendre. Dans ce camp, se souvient-il, "les familles que jy rencontrai me rappelèrent la misère de ma mère, les enfants qui massaillirent dès ce premier instant cétaient mes frères, cétait ma soeur, cétait moi quarante ans plus tôt, rue Saint-Jacques, à Angers." Il retrouve les visages de la misère de son enfance, ces visages de souffrance et de courage qui ont formé son coeur et son intelligence.
Wresinski ne senfuit pas. Il reste. Et il ouvre "un chemin en marchant", comme dit le poète Antonio Machado, car là, davantage peut-être quailleurs, "il ny a pas de chemin, le chemin se crée en marchant", par la nécessité: "Je vivais lintolérable avec les familles, se souvient-il. (...) Cétait lintolérable parce que cela durait. Six mois, cela eût été supportable ; un an, ce ne létait plus, et au bout de deux ans, cela eut été la révolte ou, alors, labandon et couler avec la population. De cette crainte est née une premiere association ; cétait une manière de partager ce drame quotidien. Tout ce qui a suivi est dailleurs né de la même maniere, de la réalité, dun trop-plein dinjustice, de la peur de sombrer ensemble. Tout est né dune vie partagée, jamais dune théorie."
Mais créer une association ne fut pas si simple : la première association des familles du camp se voit refuser son agréement par les Renseignements Généraux, certains membres du bureau ayant fait de la prison et ayant perdu temporairement lexercice de leur citoyenneté. Le Père Joseph recherche alors des personnes qui, acceptant dentrer dans cet embryon dassociation, dy engager leur réputation et de sallier avec ceux qui étaient totalement déconsidérés, rendraient possible sa création. Cette "alliance" fut une nécessité, car après avoir convaincu les familles du camp de sassocier alors que tout les poussait à se rejeter les uns les autres, le projet ne pouvait et ne devait pas ne pas aboutir.
Dans cette relecture faite 25 ans plus tard par son fondateur, les premiers pas du Mouvement ATD Quart Monde, que je devais rejoindre des années plus tard, se révèlent louverture dun passage étroit où se frayer un chemin entre abandon et révolte, - chemin sur lequel seul le fait de se relier à dautres pouvait répondre à la peur de sombrer. Ils se révèlent aussi linvention (qui dit découverte et création) dune aventure humaine prenant sa source dans les zones les plus incohérentes et complexes de notre humanité, lextrême pauvreté, et débouchant sur une invitation à lalliance avec le plus pauvre, ferment dun projet de civilisation pour une société consentant à mettre le refus de la misère et de lexclusion sociale au coeur de ses combats.
Je voudrais souligner dans les pages qui suivent deux éléments qui me semblent essentiels dans cette aventure, et qui sont en résonance avec les questions dintelligence de la complexité telles que Jean-Louis Lemoigne les a pensées. Le premier regarde la connaissance. Joseph Wresinski a inauguré une compréhension particulière de la misère : lappréhendant de lintérieur, en raison de lexpérience que lui-même en eut dans son enfance, il y reconnaît une réification de lhomme et un déni dhumanité. Le second, relatif à laction, intéresse une démarche que jai décrite, avec Jona Rosenfeld, fondateur de lEcole de Travail Social de lUniversite Hebraique de Jérusalem, dans le livre Artisans de démocratie au sujet de laction des "alliés" dATD Quart Monde : à la fois refus de linhumain et expression dune indignation qui ne cesse de questionner pour que puisse partout souvrir le dialogue et naître laction, lapprentissage et la transformation.
On decouvrira un point commun entre la connaissance et laction, de lordre de lêtre : la libération, du pauvre comme du non pauvre, de tout ce qui le chosifie et le détermine et qui le fait agir comme si la misère était fatale.
1. Connaitre la misère, souffrance extrême et souffrance niée.
Vivre limpensable.
Dans son appartement du South Bronx, Madame Casiano, alors quelle essayait de raconter comment sa famille venait dêtre dispersée par la violence et lincohérence de la misère, ne cessait de me répéter :"Je ne peux plus penser." Vivre dans la misère cest en effet endurer le non-sens jusquà ne plus pouvoir penser, ni dire sa vie, ni même la conduire. Cest dès la petite enfance percevoir combien le monde est plus complexe et contradictoire quil ny paraît. Ainsi en était-il de Nathalie qui, à la question de linstituteur dans une école de la région parisienne : "A quoi sert la mairie ?" répond, sexposant à la risée de tous ses camarades : "Cest pour quand on est malade !" Nest-ce pourtant pas à la mairie quelle va chercher les feuilles roses de lAssistance médicale générale, lorsque sa maman est malade ? Que croire ? Qui croire ? Et la justice qui accuse Madame Rivera, à Boston, parce quelle a recueilli sa soeur atteinte du SIDA et ses deux enfants expulsés de leur logement du South Bronx. Il est certes interdit dêtre trop nombreux dans les logements sociaux , mais lorsquelle partage ce quelle a pour que sa soeur ne soit pas à la rue, ne traduit-t-elle pas un sens réel de la justice et des Droits de lhomme ? Où sont donc justice et droit ? Que comprendre, et comment comprendre ? Face à cette situation, tellement cahotique et défiant toute compréhension immédiate, lavocat que javais très difficilement réussi à convaincre de la défende pour éviter lexpulsion, me demandait si elle nétait pas dérangée mentalement. Madame Rivera, comme tant et tant de personnes de la misère, ne pouvait quêtre insensée Ce jugement rapide oubliait que ce sont les situations invraisemblables dans lesquelles se débattent les très pauvres qui sont insensées, et non ceux qui les subissent. Evidemment, avec lextrême sensibilité propre aux gens de la misère, Madame Rivera a immédiatement accusé le coup de lhumiliation porté par ce jugement : "Il ne me croit pas, il faut laisser tomber !" murmure-t-elle, - autrement dit : perdre son logement, retourner à la rue, voir ses enfants dispersés. Il fallut quà travers mes propres mots elle entende et reconnaisse que son combat avait un sens malgré limpasse de cette situation, non seulement pour elle et ses enfants mais pour toutes les familles qui préfèrent fuir en silence pour éviter une trop forte humiliation.
Etre dans la misère, cest être conscient quaccueillir sa soeur et ses enfants dans les deux pièces qui sont son logement, en plus des siens propres, rendra très vite la vie impossible , mais le faire quand même. Cest savoir, comme cette famille de Dakar, que le manque de poids de leur enfant alertera les autorités si on lamène au dispensaire pour le faire vacciner, et entraînera inéluctablement son retrait , et en conséquence décider de ne pas ly conduire. Car cest aussi savoir quau-delà du bénéfice immédiat quapporteront à cet enfant les soins et la prévention contre le chaos de la misère, sa plus grande sécurité à long terme cest quand même sa famille.
Etre dans la misère, cest vivre en incessante contradiction avec vos propres valeurs ; vivre le contraire de ce qui pourtant vous habite le plus authentiquement. Cest aussi éprouver les incohérences et les manquements de la société. Cest par exemple être relogé dans une cité de transit pour un an et y rester 30 ans ; aller à lécole pour apprendre , et y apprendre quon en est incapable. Cest encore Bridget Gattling, de New York, affirmant dans une même phrase quavoir été retirée de sa famille où régnait drogue et violence fut la meilleure décision prise pour elle, et fut aussi la pire. Incohérente, Bridget ? Inintelligente ? Cest pourtant elle qui sut, avec une si délicate intelligence, transformer tant de mes certitudes, comprenant combien la rencontre avec la misère était pour moi difficile à supporter. Elle ma donné à comprendre que si les démunis sont rarement compris, puisque personne nose vraiment entendre puis intérioriser ce quils vivent, ils sont en revanche des experts pour comprendre les autres. Là se trouve la clé de laction, jy reviendrai.
Limpasse.
La complexité inhérente à tout être humain existe en terre de misère comme ailleurs, mais elle y est déniée. Certes partout institutions et acteurs sociaux ont le plus souvent tendance à appuyer leurs analyses sur des modèles mécaniques, comme les modèles de production, et partout encore lhomme est chosifié pour répondre aux exigences dune plus pertinente rationalité. Mais ceux qui vivent en grande pauvreté nont pas la force sociale de réagir et de répondre aux analyses qui les exposent et aux images dont on les affuble. Ils semblent même sy conformer, tant lexpérience quotidienne leur a toujours enseigné que se régler sur lattente des autres cétait éviter la catastrophe, survivre, sauvegarder un jardin secret, préserver lhonneur Ainsi les plus démunis portent-ils, dâge en âge, les noms-objets des politiques qui ont été inventées pour eux : "enfant de lassistance", "Rmiste", "sans-abris"..., autant détiquettes qui contribuent à répudier leur liberté dêtre humain pour ne reconnaître en eux que les problèmes à résoudre, voire même à les identifier et les réduire à leurs problèmes.
Etre dans la misère, cest dans le même instant ressentir toutes les complexités liées à la condition humaine et recevoir de plein fouet larrogance des certitudes dune société qui se contente de quelques mots pour élucider une situation, la simplifiant à outrance, la soumettant à limplacable efficacité froide des concepts ou des évidences. Cest vivre aux points de frictions et de tensions des contradictions de la société et ne pouvoir les exprimer. Cest en ce sens que Mary Rabbagliatti, une des cofondatrices dATD Quart Monde, parlait des plus démunis comme de grands sismographes humains et sociaux , mais qui ne le savent pas Et personne ne le leur dit... Si des élites pensent aujourdhui "la fin des certitudes", les certitudes ne manquent pourtant pas pour décrire la misère : "Celui-là, cest un cas" ; "Sils en sont là cest quils le veulent bien" ; "Ils ont choisi de vivre comme ça" ; "Fainéant de père en fils" ; "Culture de la pauvreté" ; "Sils voulaient travailler " ; "Séparez-vous de votre mari..., de votre femme..., de vos voisins : ils sont la cause de tous vos maux" ; "Les enfants napprennent pas parce que les parents ne sintéressent pas à eux." Ces expressions et tant dautres déversées chaque jour aux oreilles des plus pauvres ne peuvent que les enfoncer dans le silence, - multiples etiquettes et expressions qui sappuient sur autant de théories sous-jacentes visant à "expliquer" la misère, et ainsi la neutralisant et la rejetant en dehors du champ de conscience. Cest comme si nier la souffrance de ceux qui vivent dans la misere servait a nous en proteger. Cest comme si la persistance de la misère atteignait si profondément nos valeurs et nos convictions quelle nous entraînait à ne plus vouloir apprendre, à résister aux faits puis à les rejeter comme autant de "points aberrants".
La plus récente en date de ces explications cest lexplication par lintelligence des pauvres : "un capital humain au-dessous de la moyenne." Les enfants des pauvres, devant batir leur intelligence dans un univers cognitif disjoint subissant les incoherences entre lexperience de leur milieu et le savoir officiel, echouent massivement a lecole encore et toujours. Ceci est de plus en plus souvent justifie par une theorie de la deficience et de la hierarchie de lintelligence. Paraitre contradictoire, amener la dissonnance est un sacrilege dans notre société rationelle de linformation et de la connaissance.
Tantôt ange dont il faut avoir pitié, ou démon quil faut chasser, tantôt irresponsable à qui tout excuser ou coupable de tous les maux, ou encore menace sociale quil faut endiguer..., les modèles pour représenter lhomme de la misère sont multiples et indéfinis... Ils ont en commun dêtre simplificateurs et clos, de déshumaniser lhomme en le transformant en objet de nos charités, de nos peurs ou de nos politiques. Et aussi, nous lavons dit, de le laisser interdit, ne pouvant se distancier de ces représentations qui les stigmatisent. Essayez donc de publier la description dun modèle de comportement des médecins , vous ne tarderez pas à savoir ce quils en pensent ! Les sciences humaines redeviennent alors une contribution importante et saine au debat democratique qui permet a chacun dapprendre et de se situer dans lespace public. Quand ces mêmes sciences humaines cherchent à identifier puis à décrire les situations de misère, leurs responsabilités sont bien plus grandes. Elles ne peuvent plus ne pas se laisser interroger sur leffet de leurs recherches et de leurs découvertes sur les personnes et leur pensée, sur les risques de manipulation , et donc doivent poser la question de leur engagement aux personnes, de leur éthique, - dimensions quelles ont été jusquà présent très timide à réfléchir.
Pour ceux qui ne subissent pas la misère tous ces schémas sont autant dobstacles à une juste perception et intelligence des situations, et pour ceux qui la vivent jour après jour ils sapent toute tentative de simplement penser. Les mots manquent alors à ceux-ci pour se parler à eux-mêmes, aux leurs, aux autres. Ce quils pourraient transmettre, comme chacun, de génération en génération est brouillée par la honte et le silence : "Comment dire à mes enfants que je les aime avec ce que je leur fait vivre ?" "Qui était mon père, vraiment ? Etait-il ce moins que rien quon me décrit ? Et moi suis-je aussi un déchet, comme lui ?" Les racines les plus profondes sont en eux comme retranchées : les pauvres ne laissent aucune trace sur la terre, peuple prive de memoire, ils sont à chaque génération comme "le premier homme" comme le dit Albert Camus. Et pour simplement survivre, ils doivent toujours se plier aux points de vue du bienfaiteur, se conformer à son comportement, chercher à lui plaire Il ne reste alors en eux quune parole assujettie, le silence ou la violence Plus de langage commun avec les autres hommes, plus dapprentissage réciproque Autant dattitudes qui contribuent à justifier les analyses des observateurs extérieurs, à renforcer leurs jugements et certitudes. Cest ce quavec Jona Rosenfeld nous avons decrit dans Artisans de Democratie comme limpasse de lexclusion sociale.
Connaissance pour traverser le silence
Wresinski na pas proposé une nouvelle théorie sur la misère, une nouvelle analyse des comportements. Il a donné à ceux qui par leur condition de vie sont en danger de déshumanisation, des rôles de premiers plans dans la tragédie humaine. Avec lui, ils ne sont plus dans notre représentation collective des personnages marginaux, sans relief, simples figures de la faim, du non-logement, du chômage , mais deviennent des êtres ayant une expérience, vivant des tensions internes et des aspirations, des êtres complexes et libres. Certes, comme le dit Amartya Sen, la meilleure définition de la pauvreté cest de ne jamais pouvoir choisir ; pourtant les pauvres sont des êtres de liberté, de pensée, de spiritualité. Jean Andrieu, dans le chapitre dArtisans de démocratie ayant trait au Conseil Economique et Social français, se souvient quà sa question : "Comment peut-on faire pour quils ne soient plus pauvres ?" le Père Joseph répondait : "Ce nest pas le problème quils ne soient plus pauvres, cest quils soient plus hommes." Et cela opère un renversement de la question, et aussi de la démarche de connaissance et daction : connaître non parce quils sont pauvres mais parce quils sont hommes, agir avec eux non parce quils sont pauvres mais parce quils sont hommes, et qua travers eux cest notre humanite a tous qui est dégradée quand ils sont traités de manière inhumaine.
Mais pour retrouver le visage humain caché derrière toutes les protections contre lhumiliation, derrière les relations de bienfaiteurs à obligés qui obnubilent la pensée, un engagement humain est nécessaire. Cela exige dagir en marchant aux côtés des très pauvres, daffirmer par la seule présence sans attente de retour sur investissement : "Je suis à tes côtés, parce que tu es un homme." Cest le "face à face" dont parle Emmanuel Lévinas : " Tu ne tueras point, première parole du visage" qui dépasse et critique fondamentalement toute tentative de recherche de la totalité. "La véritable union ou le véritable ensemble, continue-t-il, nest pas ensemble de synthèse, mais un ensemble de face à face." Il y a là rupture avec la conception dune réciprocité calculée, celle où les forts coalisent leurs forces pour se rendre plus forts encore ; et promesse dune réciprocité en laquelle la contribution de lautre, quil soit pauvre ou non-pauvre, est son affaire, toujours imprévisible et déstabilisante. A la vérité, combien de fois nos sociétés ne déterminent-elles pas à lavance ce que devra être la contribution des pauvres pour quils deviennent pleinement des nôtres !
Ce "face à face" est lattitude première, qui est un travail, des volontaires permanents dATD Quart Monde, luttant au coude à coude, notant au jour le jour dans une relecture de ce dont ils sont les témoins, refusant le silence pour laisser émerger un langage et un sens là où napparaissent que des chemins sans issue. Bien dautres à travers le monde ont des expériences similaires : il faudrait toutefois pouvoir les entendre, ce qui nest possible que si la connaissance consent à se départir de son arrogance et de sa soif de totalité pour laisser place, selon Edgar Morin, à une "connaissance complexe [qui] nest plus faite pour manipuler mais pour penser, méditer, commercer avec les êtres ( ). Le besoin de contemplation ressuscite alors, ainsi que le besoin de communication et, par là, damitié". Cette amitié revendiquée par les enfants très pauvres à travers le monde, eux qui nous disent chaque jour : "Sans amis, tu ne peux pas apprendre." Et cette affirmation est juste dans les deux sens, car sans amitié notre société elle non plus ne peut apprendre de ceux qui vivent la misère, - et tout est paralysé. "Le pire est le mépris de vos concitoyens. Car cest le mépris qui vous tient à lécart de tout droit ( ). Le plus grand malheur de la pauvreté extrême est dêtre comme un mort-vivant tout au long de son existence", écrivait le Père Joseph Wresinski. Et il se souvenait ailleurs de sa propre expérience denfant : "Ma mere navait que des bienfaiteurs, elle navait pas damis."
2. Agir sans pouvoir, avec sa seule indignation et ses questions à partager, réveiller l indignation et le pouvoir de lautre.
Sérieusement...
"Si les complications sont apparues cest parce que les auteurs ont cherché à traiter le sujet non pas comme des journalistes, des sociologues, des politiciens, des amuseurs publics, des humanitaires, des prêtres ou des artistes, mais sérieusement." James Agee justifie ainsi pourquoi, parti faire un court article pour un magazine américain sur les familles vivant dans la misère dans le sud des Etats-Unis, il en était revenu avec 471 pages, refusant que le magazine nen coupe une ligne. Ces pages sont devenues Louons Maintenant les Grands Hommes, joyau de la littérature americaine.
En introduisant dans les années 70 la notion que la misère matérielle nétait quune dimension de lexclusion sociale, Wresinski donnait une clé pour laction en allant dans le même sens que Agee : pour rompre le cercle de la déshumanisation, la réduction des personnes à des problèmes, il fallait se libérer soi-même des rôles et être pleinement homme face à dautres hommes. Il est inutile pour avancer vers la libération des très pauvres de ne chercher qua les changer eux seuls, "toutes choses egales par ailleurs". Il faut prendre aussi réelle conscience de nos liens avec elles, de nos façons de les regarder et de les entendre, et comprendre combien nos diverses organisations doivent répondre à lexigence de se laisser transformer.
Mais par où commencer ? Quel pouvoir peut être assez fort pour provoquer une telle remise en cause au nom dune population totalement dépourvue de pouvoir ? Et est-ce même envisageable ? La conviction de Wresinski quun chemin est possible se trouve confirmée pour lui dans la rencontre dune très grande diversité de personnes : "Je nai jamais rencontré personne qui, ayant découvert [la misère], soit demeuré indifférent", écrit-il. Et encore : "Pour les hommes, renier un autre homme est contre nature." Nous le savons tous, le langage public, professionnel et institutionnel explique la misère pour mieux sen débarrasser et en être quitte ; mais en privé, chacun reconnaît quil y a dans cette permanence de la misère quelque chose dinacceptable. Il suffit découter les questions de nos propres enfants pour sen persuader , ainsi que les initiatives nombreuses et admirables de générosité qui le montrent à lenvi. Cependant ces dernières sont le plus souvent dordre caritatif, comme des parenthèses dans la vie sociale, déconnectées des véritables enjeux, sans prise sur les responsabilités que chacun exerce dans le monde : "Je le fais parce que je ne peux pas ne pas le faire, mais je ne sais pas si cela changera vraiment quelque chose !" Le coeur dit de faire, mais lintelligence ny croit guère Le plus difficile, disait le Père Joseph, est de réconcilier le coeur et lintelligence, de sengager dans "cette route neuve où la justice et lamour sont enfin réconciliés."
Comment apprendre des silencieux
Pourquoi apprendre des pauvres ? Non pas encore une fois parce quils sont pauvres, mais parce quils sont des hommes et quà ce titre, leur expérience est source dapprentissage pour lhumanité. Mais il faut reconnaître quà leur égard beaucoup se liguent pour leur donner un poisson, ou pour leur apprendre à pécher, jamais pour apprendre deux. Or eux seuls détiennent la clé pour sortir de la déshumanisation, pour exprimer lhumain qui résiste à la misère, pour dire à quoi ressemble, vu den bas, le monde qui rejette les plus faibles et nen finit pas avec le concept dhommes-déchets.
Pour réussir à penser avec la misère, avec limpensable, je veux dire : à penser et à se représenter lhomme et son monde sans en effacer la misère ; pour laisser lengagement humain qui affirme que "cest injuste" instruire et bousculer la pensée, il faut reconnaître dans lhomme de la misère un être humain à part entière. Il faut pouvoir aller vers lui comme vers un être de pensée et de spiritualité avec qui recomprendre des questions fondamentales sur lhumain, et pas seulement comme un estomac à remplir. La faim de nos jours nest plus causee par la pénurie de nourriture, elle vient dun manque de relations humaines. Nous lavons dit, cest en soi un engagement important et nécessaire de parvenir à franchir le silence de lhomme de la misère, lui qui ne peut pas mettre de mots sur ce quil vit, faute dinterlocuteurs qui acceptent de quitter leurs sécurités pour penser lintolérable avec lui.
Les gens dactions qui sengagent à leurs côtés se trouvent souvent écartelés, comme le souligne si bien Donald Schon : puisque les situations rencontrées font échec aux théories, il leur reste soit à abandonner ces cas difficiles en justifiant cet abandon dune manière ou dune autre, soit à délaisser la théorie. Mais alors, dans cette dernière hypothèse, le milieu professionnel nest le plus souvent pas prêt à apprendre, à aller plus loin pour rebâtir les théories, et laisse le transfuge dans une très grande solitude. Combien denseignants, de travailleurs sociaux, de personnels de santé, cherchent désespérément des lieux pour partager leur propre expérience face aux misérables, et ne les trouvent pas dans leur propre institution !
Les rencontres de réflexions sur laction que Donald Schon a animé avec nous, avec les praticiens dont les 12 récits daction sont publiés dans Artisans de démocratie, ont ete de cette nature: partir de lexperience pour batir et rebatir sans cesse les theories qui nous permettraient de comprendre et surtout den tirer une "connaissance pour laction" (actionable knowledge), la descrition des reperes, des dilemmes, des choix utiles pour agir demain. Dautres ont également contribué à notre démarche : anthropologues des organisations, théoriciens de la démocracie, en particulier Jean-Louis Lemoigne, dont le langage libérant et lenthousiasme pour notre travail mont permis de renouer avec mes antécédents de chercheur sur la modélisation des systèmes complexes.
Les douze récits dArtisans de démocratie se déroulent dans les institutions les plus diverses: système scolaire, EDF, les institutions européennes, une menuiserie, un grand quotidien, une mairie, une université, un syndicat, une paroisse, les Nations Unies, un cabinet davocat, le Conseil Economique et Social français. Mais les acteurs principaux ont un point commun : ils disent tous avoir trouvé dans le Mouvement ATD Quart Monde un lieu où "aucune solution magique" nest certes proposée, mais où il est possible dapprendre, doser poser ses questions, de chercher qui lon est et qui lon peut devenir. Les volontaires permanents pour leur part témoignent sans cesse de ce quils apprennent des plus pauvres, lesquels comprennent avoir appris quelque chose à quelquun, ce qui ne leur était jamais arrivé. Le premier pas de la liberation pour les plus demunis cest de savoir que son experience peut avoir un sens, quelle peut devenir un savoir utile a dautres.
Cest ce lien entre les plus démunis et les volontaires à leurs côtés, un lien en forme dun grandir ensemble, dune réciprocité, dune vie partagée, qui forme la première cellule : celle qui produira le même type de relation de réciprocité et dapprentissage mutuel avec tous les autres. Le recteur dacadémie, lhomme politique, lingénieur EDF, la syndicaliste dans un hopital, le journaliste, ladjointe au maire, le curé, lartisan ou luniversitaire, tous trouvent dans ce creuset humain un lieu pour dépasser la culpabilité et pour apprendre et enseigner ce quest la misère et ce monde qui la fait naître. Ils découvrent quils en connaissent long sur ces processus complexes dexclusion du plus faible, sur les conflits de valeurs que cela engendre et qui sont le plus souvent passés sous silence, ainsi que sur leurs propres libertés de choix individuels et dorganisations et ce qui en découle. Mais personne ne leur avait jamais suggéré de penser sans oblitérer la misère, de se penser comme faisant partie dun monde cohabité par pauvres et non pauvres, et den tirer les conséquences. Dès lors, ils ont à apporter autant quà apprendre pour leur propre profession et institution et la réciprocité réapparait dans leur relation avec les plus pauvres. Quand les hommes apprennent les uns des autres par-delà lexclusion, ils deviennent les artisans dun langage qui libère, au lieu de juger et de faire taire. La démocratie consiste a apprendre les uns des autres et elle ne peut fonctionner que pour ceux qui ont le langage. Et quand elle se met à fonctionner en terre de misère, les problèmes concrets trouvent des solutions réelles et durables.
Une des découvertes de ce travail fut de constater que tous les acteurs étaient arrivés à des avancées très concrètes (chute radicale des coupures délectricité, relogement et scolarisation de familles, emploi stabilisé, changements législatifs, changements de pratiques, etc.), mais que tous sempressaient dajouter : "Cest bien beau, mais vous savez, le combat est loin dêtre fini, rien nest gagné une fois pour toutes." Les acteurs semblent sen excuser, sexcuser aussi quil ait fallu 5 ans, 10 ans, pour que des avancées voient le jour. Cela révèle une nouvelle fois le modèle sous-jacent en matière de lutte contre la pauvreté : régler les problèmes et sen débarrasser le plus vite possible, - ce que les plus démunis, dans leur sensibilité à fleur de peau, lisent comme une volonté de se débarrasser deux. Ils ne sont pas des moteurs à réparer, mais des hommes avec qui nous sommes appelés à vivre, à grandir, pour sortir ensemble dun monde qui accepte et produit la misère. Peut-on "régler" le problème de son frère, de son ami, de son fils ? Cest précisement lenvie den finir vite, le refus denvisager lavenir ensemble avec tous les risques et les chances que cela comporte, qui font durer la misère et lexclusion.
Libération mutuelle
Là se trouve peut-être le dilemme central de celui qui agit contre la misère, quil soit lui-même dans la misère ou non : celui de lurgence de faire stopper une situation intolérable, et la patience pour que les hommes changent. Il est tentant de prendre le pouvoir sur la situation pour imposer un changement. La plupart des mouvements nés dun refus de linjustice sont devenus des idéologies ayant un caractère totalitaire, imposant le chemin de la justice. Une marque distinctive des stratégies déployées dans les 12 cas dArtisans de démocratie est quelles engagent la mobilisation de très larges réseaux à tous les niveaux de linstitution, lamenant à découvrir de lintérieur que ses valeurs centrales sont en jeu si elle exclue les plus faibles, et quelles semblent réussir cela sans jamais limposer. Ces réseaux ne sont pas dessinés à lavance et à aucun moment une personne na fait pression sur une autre pour quelle agisse ou pense dune manière ou dune autre. Les nombreux "passages de relais" qui ont lieu au cours de ce récit ne consistent jamais à faire entrer lautre dans un plan préétabli. Ils se font toujours en apportant à lautre une connaissance dissonnante, et cependant crédible car venant dun pair, compréhensible car exprimée dans le langage et les valeurs de linstitution. Ces faits qui défient les certitudes, et les théories en cours, invitent lautre à apprendre. Mais il est libre dapprendre ou non, dagir ou non ; il est mis devant un choix. Il a gagné en liberté.
Il y a plusieurs raisons à cette stratégie. Tout dabord celui qui parle au nom des plus pauvres sait pertinemment que son interlocuteur a le pouvoir de rejeter ce quil dit ou de se protéger. Il est inutile de chercher à passer en force. Ou alors, et ce fut souvent le cas dans lhistoire, la logique du rapport de force na bientôt plus besoin des plus pauvres. Dès que lon cède à la tentation du pouvoir on "[perd] lintimité avec les familles les plus déshéritées", explique Wresinski dans une méditation sur la tentation au désert et labandon des pouvoirs, "la plus grande lecon de politique de tous les temps". Les calculs habituels du donnant-donnant, dalliance entre forts pour être plus forts encore, ne tiennent plus. Il y a démesure entre les termes, et léquation prend une autre dimension.
Une autre raison pour cette stratégie du non-pouvoir vient de la sagesse de "ceux den-bas". Ils ne disent pas aux autres ce quils doivent faire, car ils savent quils ne peuvent deviner ce que lautre peut faire dans la position où il est. Ils savent quils ont besoin de lui, - de vous, de moi, - mais ne présagent pas de la contribution originale que nous pourrions apporter au combat. De même quil faut refuser de déterminer unilatéralement et par avance ce que devrait être la contribution des plus démunis à la réciprocité à bâtir, de même il faut refuser de déterminer celle des autres. Dans toutes les histoires, les transmissions dun acteur à lautre ont cette générosité qui fait naître chez lautre sa capacité à repenser et à fonder sa propre action. Les acteurs agissant ainsi librement porteront aussi bien laction que son sens. Ils seront communicatifs, engageront dautres personnes, engendreront des réseaux, - au lieu de sombrer dans la répétition ou la conformité à des plans prévus davance qui ne generent rien de nouveau.
Ne pas penser à la place de lautre relève dune éthique ou dune sagesse difficile à atteindre. La tentation est grande devant tant de souffrances de prendre le pouvoir et dimposer sa solution, de manifester de lintolérance pour ceux qui ne se mobilisent pas, condamnant tel ou tel groupe ou personne comme responsable. Ce faisant, on ferme en lautre cet espace de liberté intérieure où seul peut se jouer le choix entre le mépris de lhomme pour lhomme et lindignation pour son semblable, où seuls peuvent naître la prise de conscience, lapprentissage et laction. Cet espace ne souvre pas sous quelque pression que ce soit, mais dans la confiance que lautre peut lui aussi sindigner et dans une certaine tendresse de la part de celui qui vient tout ébranler. "Si nous avions pour les riches la patience, la persévérance que nous prétendons avoir pour les pauvres, si nous faisions le même effort pour les comprendre, je crois quil y aurait quelque chose de changé dans le monde. Nous-mêmes aimerions plus, nous nous engagerions plus et le monde changerait", écrivait et vivait le Père Joseph.
Ainsi quand on agit sans pouvoir, on est conduit à se libérer de tout modèle mécanique où les autres ne seraient que les pions dune stratégie, et à profondément reconnaître que lon nest pas lautre, que lon ne connaît pas son expérience de vie ni son point de vue, en somme que lon a profondément besoin de lui et quil est inutile de chercher à lutiliser. Je crois que les gens qui vivent la misère, pour avoir payé le prix des incompréhensions, sont plus avancés que beaucoup dentre nous dans ce domaine, sont même des maîtres en la matière. Combien de fois un de ces enfants rejetés par notre société du savoir ne ma-t-il pas compris avant que je le comprenne, na-t-il pas saisi avant moi la nature dun quiproquo, la source dune incompréhension, na-t-il pas discrètement et sans arrogance donne une clé pour que je men rende compte ! Avais-je cette humilité à leur âge ?
Est-ce à dire quil faut constater la fragmentation du monde et limpossibilité de réconcilier les points de vue, voire de comprendre celui de lautre ? Quil faut pour être dans le ton du moment rejeter tous les universels comme autant dimpérialismes ? Au contraire, celui qui est enfermé hors de toute identité particulière, à part celle dêtre un homme, ne peut que rappeler cette quête dêtre toujours plus humain et nous sortir de la "trappe relativiste". Celui qui vit hors de toute sécurité ne peut que ranimer toutes ces institutions bâties pour libérer lhomme des arbitraires, des souffrances, et marquer une étape vers une démocratie toujours plus universelle.
3. Garder trace du chemin, apprendre ensemble.
Carnet de bord. Ainsi, si laction ne pourra être menée en suivant des plans rationels préétablis, sil faudra vivre dans linsécurité totale et la complexité de la liberté des autres, il lui reste pourtant une boussole, celle du refus du mépris de lhomme, et une sécurité, celle de la trace, du chemin parcouru. "Marcheur il ny a pas de chemin seulement des sillages sur la mer", continue le poète Machado.
Mais comment faire pur garder cette trace des avancé es, si vite effacé es par le dé couragement ou le cynisme? La premiè re des dé marches des membres dATD Quart Monde est celle du carnet de bord. Lé crit quotidien recueille linnatendu et permet dopposer les faits observé s aux thé ories simplificatrices. Lhomme est capable de percevoir et de contempler plus profondé ment quil nest capable de rationaliser. La pratique de lé criture personnelle permet de ne plus é liminer le vulné rable -- la misè re, et les ré actions face a la misè re -- du champ de la conscience. Une deuxiè me dé marche consiste a cré er les lieux de parole libre pour raconter les efforts. De tels lieux ne sont possible que dans un engagement commun, permettant de ne plus devoir se justifier, engagement à une meme finalite: lé radication de la misè re. Cette parolene donne pas de lecon mais part des ré alites et de lengagement, cest a dire de laction. Dans un domaine ou lé chec est omnipré sent la recherche de laction ré ussie (mais nul ne peut dé finir pour lautre ce quest une ré ussite) est la clé pour dé passer la honte de tous face a lé chec humain que represente la misè re. Son cortè ge de justifications, de culpabilité , de colè re et de dogmatismes laisse place a la fierte qui permet de dé crire laction ré elle, de dé gager la "pensé e dans laction" et les theories en usage au lieu des theories officielles, et finalement dapprendre. Une fois ces deux conditions remplies, une finalité commune et un attachement a raconter ce qui sest vé cu, de tels lieux de paroles mè nent a de vé ritables confrontations de points de vue, ou aucun nest assujetti à lautre, ou les dissonnances se font entendre et avec elles la tension vers lharmonie, vers la cré ation dun language commun.
Une telle pratique cré é une "culture dhistoires" ou chacun puise ses metaphores et ses modè les pour laction selon les circonstances comme dans un repertoire, ré pertoire qui va senrichissant à mesure que lacteur prend conscience quil vit dautres histoires lui meme, quil napplique pas mais invente en sinspirant dautres, quil devient auteur, cest a dire quil prend lui meme les moyens de laisser trace et de raconter son chemin. Aprendre a observer, lire et raconter laction au fur et a mesure est une methode. "Une methode qui nest pas une methode, plutot une lecture intelligente du debat." dit Jean Andrieu dans le chapitre a propos du travail de Wresinski au Conseil Economique et Social. Cest voir laction comme une histoire avec un grand H, cest a dire un developpement, un itineraire, ou chacun et lensemble se transforme. Cest donc ne pas voir laction comme une cible a atteindre, ou la fabrication dun produit. Relire laction periodiquement cest mettre en scene tous les acteurs, cest se representer leurs mondes, leurs logiques et leur liberte, comprendre ces mondes pour quils se comprennent. Cette relecture permet la prise de conscience quon est soi mê me dependant des autres, et quon ne peut jamais rien imposer qui soit durable. On ne peut quamener une dissonnance, une ouverture, une opportunite dapprentissage.
Croisé es de chemins et principes constants La description des histoires reussies racontees de plusieurs points de vue permet de comparer avec des situations analogues qui nont pu sortir de limpasse, et ainsi identifier des moments critiques de choix que nous avons appeles des croisees de chemins. Prendre conscience de ces croisees de chemin permet de comprendre que les autres acteurs ont aussi des choix à faire, des dilemmes a vivre. Lexpression et la description de ces choix et de ces dilemmes permettent dapprendre a identifier et creer les contextes ou ces choix apparaissent, comme des "mise en liberte", et donc des mise en mouvement ce qui est le but ultime de notre entreprise. Bien sur, faire apparaitre a quelquun ou a une organisation quils font face a un choix ne garanti pas quils agiront, mais rien ne peux jamais garantir que quelquun dautre agira. Au contraire, rien de tel que de decider davance ce que les autres devront faire pour bloquer toute action reelle, cest a dire toute invention daction. Des linstant ou la personne ou linstitution ne pense plus quil y a fatalite, mais au contraire quil y a choix et marge de liberte, la partie est gagnee. Le reste cest "son affaire" comme dit Levinas. Cette approche amene a liberer les non pauvres comme les pauvres du sens de la fatalite.
Il semble cependant quil existe des "principes libé rateurs", axiomes et pratiques simples, indé pendantes du contexte, qui aident a cette mise en liberté . En voici quelques exemples tiré s des ré cits dArtisans de Democratie: - Vouloir le meilleur pour les plus demunis comme pour les autres; plus quune formule choc, cest une necessite concrete pour reparer les souffrances et rompre avec la honte et la deshumanisation. Cest aussi une necessité pour ré veiller la dignité des non-pauvres qui finiraient par penser que derriere les actions pour des conditions minimales se trouvent des ê tres humains minimaux. - Impossible de faire lé conomie de lengagement humain et du temps. En matiere de mobilisation ethique, aucun artifice, aucune communication sophistiquee, ne peut remplacer lauthenticite de lengagement, le "face a face" avec la souffrance et les aspirations de personnes reelles, et le prix paye de partager leur vulnerabilité . - Forger un language qui nhumile personne et pourtant dit la souffrance intolerable. Ces deux conditions sont né cessaires pour rompre le silence. - Pour faire changer, aimer. Il est impossible damener quelquun ou quelque institution a se transformer sans ambition pour lui, sans estime dans ses capacites et ses valeurs, sans tendresse pour les changements douloureux qui sannoncent. Il sagit de liberer laction de lautre, son invention de laction, et non pas prescrire ou imposer. Nul ne sait vraiment ce que lautre peut faire. Seule cette generosite rend chaque nouvel acteur fondateur et inventeur de son action et de son sens, donc rayonnant et generateur de reseau.
Ainsi, alors que nous avons perdu la sé curité du plan daction pré é tabli, nous dé couvrons la sécurité de regarder ré guliè rement ensemble le sillage dans la mer pour connaître la direction: la rigueur de laction relue et questionnée. La question "Où en sommes nous ?", si elle est commune, si elle comprend aussi "Ou en somme nous, tous, ou en sont les plus dé munis?" est une brêche dans le non-sens, le silence et limpasse entre les plus pauvres et les autres. Elle est une ouverture pour forger un langage commun, pour ne plus répéter les mêmes soupes populaires depuis des siècles, pour sortir de la relation mécanique et morte de bienfaiteur à obligé, dont on ne peut rien apprendre. Et chaque nouvelle étape de compréhension commune amène à entrevoir de nouveaux horizons, et à inventer de nouvelles actions et de nouveaux chemins vers une démocratie toujours plus approfondie, où la liberté de tous se mesure à la liberté du plus fragile, qui devient aussi le plus précieux.
References:
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Joseph Wresinski, Une lumière contre lintolérable, (Choix de textes), Paris, éd. de lAtelier, 1994.
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