n° 30 Novembre 1997
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La pensée complexe est une pensée qui essaie de relier ce que la pensée disciplinaire et compartimentée a disjoint et parcellarisée; elle veut relier non seulement des domaines de connaissance séparés, mais aussi -dialogiquement- des concepts antagonistes comme ordre et désordre, certitude et incertitude. Cíest une pensée de la solidarité entre tout ce qui constitue notre réalité, qui essaie de rendre compte de ce qui signifie originairement le terme complexus: - ce qui est tissé ensemble , et elle répond à líappel de verbe latin complexere: embrasser . La pensée complexe est une pensée qui embrasse. Elle se prolonge díelle-même en éthique de la solidarité.
Alors que la pensée scientifique disciplinaire et les conceptions seulement quantitatives trivialisent la réalité, la pensée complexe redécouvre líindividuel, le contingent, le périssable. Or, ce quíil y a de plus beau, de plus émouvant, de plus précieux, cíest ce qui est le plus fragile, cíest-à-dire le plus périssable, le plus contingent, le plus individuel... De ce fait la pensée complexe redécouvre líétonnement et le mystère des êtres et des choses.
Cette Lettre Chemin Faisant MCX-APC a pour vocation de signaler le plus possible, en fonction de ses moyens, ce qui peut encourager les recherches et enrichir les réflexions en matière de connaissance complexe. Elle fera notamment état díarticles, thèses, ouvrages qui nous parviendrons des différentes parties du monde où nous avons nos correspondants. Elle fait díores et déjà appel aux remarques, critiques, et aussi contributions de ses lecteurs. Elle síefforcera avant tout díêtre une lettre, plus que de liaison, de reliance : reliance de projets et projets de reliance.
Líaventure intellectuelle de la complexité suscite volonté,
passion et enthousiasme. Cíest ce que ressentent les animateurs de
la Lettre Chemin Faisant, multiples et solidaires, citoyens
de la Terre-Patrie.
Jean-Louis Le Moigne |
Edgar Morin |
I. NOS RENCONTRES, CHEMIN FAISANT
L'événement qu'a constitué la 6e Rencontre
du Programme Européen Modélisation de la Complexité
au Futuroscope (Poitiers) en juin dernier sur le thème "La
Décision en situation complexe ; la dialectique du faire et du
savoir" est sans doute révélateur de nouveaux possibles
: l'action collective réfléchie et délibérée
des acteurs engagés dans des projets multiples est possible, chemin
faisant. Elle est invention de possibles plutôt que découverte
de nécessités ou de fatalités, permanent recommencement,
exercice passionnant et difficile de l'intelligence humaine. Décider
et donc agir, intelligemment, et donc collectivement, en situation complexe
et donc imprévisible, c'est d'abord conjoindre le savoir et le faire,
la connaissance et l'action, la science et la société, en une
étonnante aventure.
Cette fugace ó et souvent maladroite ó
démonstration, nous incite bien sûr à de nouvelles tentatives
qui prennent et qui prendront de multiples formes qu'il nous faudra inventer
au gré des opportunités. Quelques unes se manifestent
déjà, ce numéro de "LA LETTRE CHEMIN FAISANT"
les présente. Ils expriment tous la même "stratégie
de reliance" que nous avions collectivement élaborée en
1996 lors de la cinquième Rencontre du Programme MCX à
Aix-en-Provence : "Reliance, action de relier et de se relier".
A commencer par la reliance du Programme Européen MCX et de
l'Association pour la Pensée Complexe APC, qui exprime le
caractère transnational des projets par lesquels nous nous relions...
CHEMIN FAISANT MCX-APC...
Projets de reliance qui sont reliances des projets par lesquels se déploie et se diversifie notre entreprise collective : formation de nouveaux ATELIERS MCX, préparation de nouvelles manifestations et de nouvelles Rencontres MCX ó et en particulier les GRANDS ATELIERS MCX que nous organiserons au FUTUROSCOPE fin 1998 et courant 1999 ó éditions de nouveaux dossiers MCX, et quelques projets de "publications hyper-médiatiques" que nous espérons pouvoir présenter dans la prochaine LETTRE CHEMIN FAISANT (n° 31) en février-mars 1998.
Ces reliances enchevêtrées prennent sens pour nous par les projets qui les inspirent. Peut-être faut-il sans timidité les exprimer de plus en plus explicitement, dans nos "sociétés en quête de valeur" ? Ce pourrait être par l'invention de nouvelles formes de civisme : un civisme que l'on pourrait qualifier d'épistémologique si le mot ne semblait encore trop rébarbatif, et qu'il suffira peut-être de tenir pour un civisme scientifique et culturel : celui par lequel les citoyens expriment leurs projets intelligibles de solidarité au sein de la Terre-Patrie. Comprendre le sens, la valeur, les ambiguïtés, voire les fallaces éventuelles de connaissances ou des savoirs (épistémè) auxquels nous faisons appel pour décider et agir, en raison gardant, au sein de nos sociétés humaines : traverser la rue, acheter un livre, intervenir dans une réunion, s'acharner contre un tiers (qu'il faudrait ainsi, logiquement, exclure !) ou s'efforcer de coopérer avec lui, milliards d'actes familiers que chacun exerce en se référant à des savoirs qui, à ses yeux, légitiment sa citoyenneté. Que sont, que valent ces savoirs ? D'où viennent-ils ? Qui les propose, ou les impose ? Ne se transforment-ils pas ? Selon quelles modalités ? En se référant à quelles croyances, ou à quels fondements ?...
L'expérience de "la modélisation de la
complexité" nous incite à méditer sans cesse sur
"la trivialité" et sur "l'opacité" de bien des évidences
et croyances sur lesquelles se fondent nos savoirs d'aujourd'hui : qui s'assure,
lorsqu'il prétend raisonner en logique déductive rigoureuse,
que la situation dans laquelle il raisonne pour justifier sa décision,
est compatible avec les trois axiomes d'Aristote qui fondent toujours le
droit sans appel à dire le vrai à partir du vrai ? Qui même
connaît ces trois axiomes, et leur caractère si formel qu'on
a peu de chances de le reconnaître dans les affaires humaines ?
Se donner projet de cultiver ce civisme épistémologique, cette méditation exigeante sur les savoirs que nous interrogeons pour légitimer nos faire, n'est-ce pas l'ambition que peuvent se proposer aujourd'hui les citoyens de la Terre-Patrie ?
Notre témoignage, sans arrogance, sera peut-être entendu par quelques uns au moins des gardiens des temples de la science et de la culture ? "Les vérités sont choses à faire et non à découvrir ; ce sont des constructions et non des trésors", nous rappelait P. Valéry. En en appelant à ces nouvelles formes de civisme scientifique, peut-être aiderons-nous nos communautés scientifiques et professionnelles à prendre conscience de notre tragique inculture épistémologique ? "Savons-nous encore le sens de ce que nous faisons ? Savons-nous encore que le choix des moyens transforment les fins qu'ils prétendent atteindre, suscitant ainsi de nouvelles idées de moyens, l'invention de nouveaux possibles ? Reliance d'Epistémè et de Pragmatiké, des savoirs et des faire, n'est-ce pas un projet civique ?
"Conserver dans nos esprits et dans nos coeurs la volonté de lucidité, la netteté de l'intellect, le sentiment de la grandeur et du risque, de l'aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain... s'est engagé, allant je ne sais où !". P. Valéry appelait "Politique de l'esprit". ce projet de civisme, qui donne sens à la "Politique de civilisation" qu'Edgar Morin nous invite aujourd'hui à inventer ... Reliances de nos projets, projets de reliances...
Jean-Louis Le Moigne