Ce liminaire reprend pour l'essentiel le texte de la "Présentation" de la traduction de l'article original de H.A. Simon, article qui pouvait sembler quelque peu insolite en 1987 aux lecteurs de langue française, alors peu familiers de son uvre transdisciplinaire. Cette présentation initiale intitulée : "Le design et les sciences de l'artificiel,était éditée à la suite de la traduction selon une procédure adoptée par la revue AMPHION : Chaque numéro rassemblait une collection de textes "remarquables", souvent anciens et malaisément accessibles, chacun d'eux étant suivi de sa "présentation" rédigée par un spécialiste de l'auteur.
Ce volume deux d'AMPHION (édité chez Picard, Paris, 1987, ISBN 2-7084-0356-7) était établi sous la direction de Jacques Guillerme assisté de Hélène Vérin, et intitulé : "l'Officine du Fonctionnalisme". L'article de H. A Simon était le dernier texte de ce recueil (p. 177-192), avant la postface portant sur l'ensemble de cette livraison, rédigée par Hélène Vérin.
En sortant ce document de son
cadre initial, il devenait légitime de placer cette présentation
avant plutôt qu'après la traduction de l'article
de H.Simon.. Ainsi, l'apostille que ce dernier avait bien voulu
rédiger en 1986 pour "actualiser" cette étude
initialement publiée en anglais quinze ans auparavant,
trouve plus naturellement sa place immédiatement à
la suite. (En 2001, quinze autres années après ,il
faudrait bien sur ré actualiser les illustrations : la
Conférence Internationale "les
sciences de Conception ; l'enjeu scientifique du 21° siècle,
en hommage à Herbert Simon, Lyon, INSA, 15-16 mars
2002, en donnera l'occasion).
Ce liminaire me permet d'ajouter quelques précisions sur cette traduction : Les contraintes éditoriales usuelles n'avaient pas permis à H.Vérin de traduire la totalité de l'article de H. Simon, mais seulement de larges extraits. Ce qui explique certaines rupture de forme stylistique, que je crois mineures (en particulier dans la première partie). Elle a en outre rencontrée une difficulté que tous les traducteurs de H.A. Simon connaissent bien : comment traduire "Satisficing", néologisme formé spécifiquement par H Simon ? (Il l'emprunte, disait il, a un vieux mot irlandais ; l'origine latine "satisfacere" qui a donné le mot français "satisfecit" est probable). Il s'agit de dire autre chose que "satisfying" que traduit correctement "satisfaisant" : en ajoutant quelques nuances telles que "suffisant", "adéquat", "convenable" . H.Vérin avait retenu "suffisance", en l'écrivant en italique pour faire entendre les harmoniques du mot.. Disposition typographique qu'il était sage de conserver, en l accompagnant de cette précision, ,puisqu'on n'a pas encore trouvé un équivalent "adéquat. (Adéquat est précisément le substitut de "satisficing " que pour ma part, je préfère.). Ces quelques précisions liminaires étant mentionnées pour cette nouvelle édition, on peut reprendre l'éclairage que l'on proposait en 1986 à cette conférence qu'Herbert Simon exposait lors d'un Congrès d'architectes et de concepteurs , à Pittsburgh en 1971.
Pour être un art, la conception de projet n'en est pas moins l'objet d'une science. Science de l'artificiel, elle doit régler cet exercice par lequel l'esprit accepte cet étrange défi qui fascinait Quatremère de Quincy : "Cherchant ce qui n'existe pas encore ( ... ) cependant, le trouver". Le trouver, ou plus correctement, ,l'inventer.
Le raccourci est sans doute provocant, mais il suffit à dire la thèse qu'Herbert Simon propose, en 1971, à un auditoire d'architectes, après l'avoir développée à l'intention des ingénieurs, des entrepreneurs, des administrateurs. Le texte de 1971 qu'il a bien voulu relire et commenter pour Amphion, répondait à la curiosité de quelques architectes, sollicités par la lecture de son "Architecture de la complexité " .
Il s'agissait alors d'argumenter
le sérieux et la nécessité d'une science
de la conception, libérée du modèle des sciences
d'analyse ; celles-ci étant réduites à la
dissection mélancolique d'un objet préexistant.
Ce qui n'allait pas sans une audace que, vingt-cinq ans plus tard,
Simon ne désavoue pas. Pourtant, les résistances
sont toujours vives. Aussi l'évocation de ce contexte est
nécessaire pour visiter avec Amphion ces nouveaux remparts
de Thèbes : il faut écouter assez longtemps cette
musique encore peu familière qui reconnaît dans le
projet conçu un objet " construit ", tout aussi
scientifique que l'objet " donné " des sciences
de la nature.
De l'itinéraire qui a conduit l'économiste H.A. Simon à cette instauration des sciences de la conception, il suffit de mentionner ici qu'il débuta, en 1936, par une réflexion sur le processus cognitif des responsables municipaux chargés d'établir le budget de leur commune ou les circuits des patrouilles de police. H.A. Simon en dégagea le "paradigme du système de traitement de l'information", sur lequel il construisit, avec A. Newell, "I'hypothèse du système de symbole physique" qui peut s'exprimer ainsi : "un système de symboles physique dispose des moyens nécessaires et suffisants pour une action générale intelligente" .
La puissance de cette hypothèse repose sur deux présupposés :
1) quel que soit le substrat physique des symboles (patterns), leurs associations, relations, organisations selon de nouvelles structures, elles-mêmes transformables, peuvent être identiquement "traitées".
2) Ce traitement est une action intelligente.
Il s'ensuit deux importants corollaires : le premier, qu'un ordinateur, programmé de façon appropriée peut engager une action intelligente générale" ; le second, que "le cerveau humain peut etre représenté et interprété par un système de symboles physique.
Cette hypothèse devint le noyau fondateur de ces inclassables "nouvelles sciences" que sont aujourd'hui, l'intelligence artificielle, les sciences de la cognition et des technologies de la conception assistée par ordinateurs (C.A.O.). La consécration de cette conjonction prix Nobel d'économie, Simon se vit décerner la médaille Turing , fonde son droit à traiter du paradoxal "problème du concepteur". Il l'aborde volontiers en pragmatiste. Il se juge, en effet, peu contraint par les paradoxes que lui oppose une logique disjonctive, puisqu'il se sait capable de conjoindre des symboles pour produire intentionnellement des formes fonctionnant, des articulations de fonctions.
Pour développer ces raisonnements,
Simon (souvent, avec son complice, A. Newell), s'appuie sur les
concepts de "raisonnement
plausible" et d'
"heuristiques.
Il observe l'étonnante capacité des "systèmes
cogitants " et des
"machines
computantes" à
résoudre économiquement des problèmes confus,
mal posés et pauvrement structurés. Ce sont les
problèmes que rencontre le concepteur (en particulier,
l'architecte) et que le scientifique, mathématicien ou
informaticien classique, refuse habituellement d'aborder, sinon
en les mutilant assez pour qu'enfin ils paraissent " clairs
et nets ", et donc calculables.
A cette restauration d'un homo cogitans,
primant l'homo oeconomicus, H.A. Simon a consacré l'essentiel
de ses recherches. Il bénéficiait de l'existence
des machines computantes, dont il compris, dès 1952, qu'elles
n'étaient pas d'abord des machines arithmétiques,
mais des systèmes de manipulation de symboles complexes.
Il pouvait ainsi simuler, et donc localement valider bien des
processus cognitifs de conception dont il explorait la valeur
heuristique plutôt qu'optimisante. Dans cette perspective,
en effet, " un problème de conception n'est pas un
problème d'optimisation, mais un problème multicritères,
multi-scénarios, multi-acteurs, passible de nombreuses
solutions "satisfaisantes" 8. On y parviendra par divers
itinéraires, qui sont les véritables objets des
explorations de Simon, de telle sorte que la recherche des "données
du problème", appartient à la résolution
de ce problème. C'est le processus finalisé et finalisant
qui engendre à la fois les opérations et les opérateurs.
Ainsi le style du concepteur et celui du projet conçu,
sont engendrés par les processus mêmes de conception
; ni prédéterminés, ni pré-programmables,
ils s'écrivent en fonction des résultats de leur
propre exécution.
L'impressionnant développement
des techniques et des artifices matériels et logiciels
depuis 1971 (microinformatiques, langages déclaratifs,
mémoires de masse d'accès directs, traitements de
symboles graphiques, visualisation tridimensionnelle, autant de
supports des systèmes interactifs dits intelligents), vont
corroborer l'hypothèse en termes de faisabilité,
argument cher au pragmatisme de H.A. Simon. Aussi bien n'a-t-il
pas manqué de s'en saisir lorsque, répondant à
Amphion, il a accepté d'apostiller son texte de 1971.
.
Un style est une méthode de faire, retenue
parmi une suite de choix concevables.
Si F. Taylor eut raison en affirmant qu'il y a "one right way of doing anything", une contradiction inévitable surgit entre style et fonction, savoir que la liberté stylistique ne pourrait s'exercer qu'au détriment des fonctions.
0r l'un de mes arguments est que nous ne sommes pas,
en fait, confrontés ce dilemme et que les problèmes
de conception n'ont généralement pas de solutions
optimales uniques et qu'ainsi les choix sont à s'exercer
dans un faisceau de solutions satisfaisantes.
Les styles sont ordinairement identifiés par les traits caractéristiques d'un "design. Nous pouvons à première vue reconnaître le style architectural gothique à ses arcs brisés et le roman à ses pleins cintres. Parfois, cependant, (...) nous identifions les styles en fonction des processus de fabrication. Ainsi, l'on peut différencier les pointes de flèches de silex selon qu'elles ont été faites par percussion ou par attrition ; et, de même, les poteries faites au tour ou au colombin.
A un stade antérieur du produit, on peut
considérer que les styles résultent de différences
dans le procès de conception. Les édifices planifiés
du dedans diffèrent de ceux qui le sont du dehors. De la
sorte, les composantes du style procèdent d'au moins trois
sources : 1) la spécification directe du produit, 2) la
nature des procédés de fabrication, 3) la nature
des procédures de conception (...). Ces deux dernières
causes se manifestent dans les traits caractéristiques
du produit, mais de façon indirecte, seulement, comme le
résultat d'interactions dynamiques (...).
La bonne méthode et le principe du "Satisficing"
Ayant développé ailleurs l'argument de la suffisance, ("satisficing") je n'en retracerai que les principaux linéaments pour l'appliquer ensuite spécialement au problème de la conception. L'essentiel du "problem-solving" peut être représenté comme une exploration dans un vaste champ de possibilités. Dans le monde réel, les espaces ne sont pas seulement vastes ; ils sont immenses et il n'y a pas la moindre chance pour un homme ni pour un ordinateur de rechercher de manière exhaustive, la solution la meilleure absolument.
Les meilleures solutions sont donc accessibles dans les seules situations où se présentent quelques procédures systématiques ou algorithmes, pour cheminer plus ou moins directement vers l'optimum, en appliquant une somme d'efforts modérée, ou même, dans les cas les plus favorables, en se dispensant de tout effort.
Quand des algorithmes d'optimisation ne sont pas disponibles, ou qu'ils sont inapplicables aux problèmes de la taille de ceux que nous avons à résoudre, viser une solution satisfaisante au lieu de rechercher la meilleure est, en général, une manière excellente. Les techniques de détermination "suffisante" sont souvent désignées comme des "techniques de programmation heuristique.
La suffisance est parfois écartée en ce qu'elle parait évidente et relever d'un sens commun peu intéressant : "Si vous ne pouvez faire le mieux, faites du mieux que vous pouvez." Des économistes prétendent quelquefois que le stade de la satisfaction est simplement une optimisation contrainte par le niveau des ressources disponibles pour la recherche. La règle d'optimisation est alors de continuer la recherche jusqu'à ce que l'amélioration attendue du fait de la poursuite vaille exactement l'effort investi : à ce stade, il y a lieu alors de s'arrêter.
Mais les arguments tirés du bon sens ou de
l'esprit des économistes sous-estiment l'intérêt
d'un point de vue de la satisfaction. D'abord, en l'absence
de tout algorithme d'optimisation, le coût de la recherche
de la meilleure solution tend à croître, au moins
linéairement avec la taille de l'espace analysé.
En revanche, le coût de la recherche en vue d'une solution
satisfaisante dépend seulement de la densité
de distribution des solutions de qualités diverses dans
cet espace-là et ne dépend guère de la dimension
globale. Le problème familier de l'aiguille dans la botte
de foin est à cet égard exemplaire. Dans une botte
où des aiguilles inégalement fines sont distribuées
au hasard, trouver l'aiguille la plus fine demande une inspection
de la botte entière. Trouver une aiguille assez fine pour
coudre ce que l'on veut coudre ne nécessite que de détailler
un tas assez gros pour contenir une telle aiguille, un tas dont
la dimension ne dépend aucunement du volume de la botte
entière. Pour la plupart des actions pratiques, le monde
réel est une botte infinie, autrement dit un lieu où
la quête du suffisant est une visée adéquate.
Le second point souvent ignoré par les optimiseurs
est en rapport avec la connaissance qu'on a de la puissance
de recherche disponible ; si cette puissance est connue
à l'avance, poursuivre l'optimisation d'une procédure
jusqu'à ce que le coût marginal d'une extension de
la recherche excède le gain attendu, n'équivaut
pas à employer la meilleure procédure de satisfaction.
Etant donnée une limite de ressources, il peut exister
plusieurs procédures de détermination suffisante
qui aboutiront, en moyenne, à de meilleures solutions qu'une
procédure tronquée d'optimisation. Naturellement,
cette proposition peut être encore traduite en termes d'optimisation
; mais en tant que pratique, elle a souvent été
oubliée par les optimiseurs qui, en conséquence,
n'ont investi que trop peu d'efforts dans la recherche de procédures
heuristiques puissantes.
Certains soutiendraient que cela a abouti durant
les deux dernières décennies à un notable
déséquilibre entre les efforts de recherche consacrés
à améliorer respectivement les " kits "
d'instruments d'optimisation et de suffisance ; d'où
un déséquilibre entre les " kits "
eux-mêmes. Mais, à poursuivre dans cette voie, je
m'écarterais de mon principal sujet qui est le style. Quel
rapport la distinction entre optimisation et suffisance
entretient elle avec le style ?
Les techniques d'optimisation produisent généralement des solutions uniques ou de petits ensembles de solutions similaires. Bien que l'on puisse opposer à cette généralisation toutes sortes de contre-exemples plus ou moins pathologiques, ils n'ont que peu de rapports avec le monde réel. De là résulte qu'un optimiseur ne rencontre pas de problème de style. Si nous persistons à créditer l'optimiseur d'un style, ce ne peut être qu'un fonctionnalisme radical dans lequel la fonction détermine la forme, rigoureusement et totalement. Peu d'adeptes du fonctionnalisme se reconnaîtraient dans la doctrine selon laquelle ils ne pratiquent aucun choix et excluent toute recherche de style. Mais c'est certainement là que nous conduit quelque essai de combiner le fonctionnalisme avec l'optimisation.
Pour le tenant de la suffisance, la solution unique est l'exception plutôt que la règle. Des champignons peuvent être trouvés en plus d'un endroit d'une forêt et le temps de la cueillette peut être indépendant de la direction initiale : le choix du chemin ne nous contraint pas, et nous pouvons même y apporter des conditions accessoires ; par exemple, de prendre plaisir à la promenade ou même d'éviter des lieux trop humides, selon des critères occasionnels qui débordent la visée pragmatique de remplir un sac.
En fait, il y a ici deux cas à distinguer.
Dans l'un, deux cheminements distincts d'exploration peuvent être
engendrés par deux procédures heuristiques différentes,
dont chacune est conçue pour trouver des champignons. Dans
l'autre cas, deux cheminements de recherche distincts peuvent
être rattachés à deux procédures heuristiques
différentes, par le fait que l'une d'elles incorpore des
déterminations étrangères au projet initial
de trouver des champignons ; à moins que ce ne soient les
deux procédures qui incorporent des critères auxiliaires,
mais différents.
Dans le premier cas, le choix de l'une ou de l'autre des procédures heuristiques est un choix de style ; dans le second, c'est le choix des critères auxiliaires qui fait le choix du style.
Toujours, la multiplicité des solutions suffisantes
nous permet de choisir. Aussi, dans un monde où le mieux
est l'ennemi du bien, même pour le fonctionnaliste, il y
a un champ presque illimité d'expression des préférences
stylistiques
L'invention de projets alternatifs
Jusqu'ici, je n'ai fait
aucune distinction entre la conception et d'autres espèces
de résolution de problèmes. Communément,
toutefois, on n'utilise le terme de "design" qu'à
des résolutions qui visent à la synthèse
de nouveaux objets. Si le problème consiste simplement
à choisir parmi un ensemble donné d'alternatives
dans le cas, par exemple, d'un site d'implantation
nous ne parlons pas habituellement d'un problème de
"design", même si l'ensemble des choix disponibles
est très vaste, voire infini.
L'algorithme pour calculer le maximum d'une fonction, en annulant sa première dérivée, décide parmi une extension non dénombrable de possibles. Mais si vaste que soit cet ensemble de possibilités, il est, en un sens, prédéterminé par la définition de la fonction et le domaine de ses variables indépendantes. Si nous n'appelons pas l'algorithme de maximisation un algorithme de "design" (et nous ne le faisons certainement pas), notre décision terminologique n'a rien à faire avec le nombre de choix, mais il n'est peut-être pas sans rapport avec leur forme donnée (giveness). Toutefois, ce que cela signifie pour une alternative mérite discussion.
On considère qu'un architecte aux prises
avec la recherche du plan d'une habitation est occupé de
"design". Or le nombre de plans virtuels qui
pourraient être tracés sur une feuille appartient
à un indéfini non dénombrable celui
d'un continuum ni plus ni moins que le nombre de points
d'une fonction continue. Or, si les solutions accessibles d'un
problème de maximum sont données, pourquoi n'en
serait-il pas de même des solutions possibles d'un problème
architectural ?
Ce qui diffère entre ces deux situations
ne peut être séparé de l'accessibilité
aux procédures de solutions. Il y a deux raisons, l'une
négative, l'autre positive pour que nous qualifiions de
problème de design" la recherche du plan et
non point le problème de la maximisation. La négative
résulte de ce que nous ne disposons pas d'un simple algorithme
fini pour accéder directement à la détermination
du plan. La positive tient à ce que les procédures
que nous devons mettre en oeuvre pour dessiner le plan, impliquent
de synthétiser la solution à partir de décisions
composées qui sont sélectives, cumulatives et susceptibles
de révision (tentative).
Les choix possibles pour
résoudre un problème de conception ou de synthèse
sont également donnés dans un certain sens. La synthèse
n'opère pas sur l'ensemble du tissu, elle fait des objets
à partir de composants. Ce qui est donné dans le
cas de la synthèse, c'est un ensemble de composants élémentaires
et une grammaire définissant les opérations permises
pour combiner les composants dans des structures plus vastes.
Dans le problème du tracé, les composants consistent
en murs potentiels dont chacun peut être défini par
les quatre coordonnées de ses deux extrémités
(pour simplifier ici, je dénie à l'architecte la
faculté d'incurver ses murs mais la généralisation
qui l'autoriserait ne modifierait pas l'argumentation). La règle
fondamentale est que les murs ne se puissent chevaucher, que l'ensemble
total des murs constitue un graphe planaire.
Pourquoi pensons-nous que l'architecte synthétise, que même il " crée " lorsqu'il fait un plan ? C'est en raison de ce qu'il résout son problème en se déplaçant dans un riche espace combinatoire où il ajoute un élément après l'autre dans son esquisse, tout en modifiant ou même en effaçant ceux qui sont déjà inscrits. De ce point de vue, sa manière de faire ne diffère pas de celle d'un chimiste qui s'applique à synthétiser une molécule complexe dotée de certaines propriétés (p. ex., un insecticide à large spectre, biodégradable, substituable au D.D.T.). Sans doute, le chimiste ne commence t il qu'avec un nombre fini de pièces à assembler les 92 éléments naturels alors que l'architecte se lance avec une infinité de lignes droites possibles, selon quatre paramètres. Nous pouvons supposer, ainsi, que le chimiste dispose de beaucoup moins de choix que l'architecte.
Mais nous avons déjà noté que
le nombre de choix est un critère trompeur. Si en mathématique
"grand" et "petit" ont un sens, il est très
différent dans l'univers empirique. Pour la résolution
de problèmes, n'importe quel nombre de choix est énorme
(...) s'il est trop grand pour être compté et entièrement
éprouvé durant un laps raisonnable de temps (...)
.
Le symptôme même de l'activité
de conception se manifeste par la richesse de l'espace combinatoire
dans lequel l'investigateur se meut, plutôt que par le nombre
des composants élémentaires qu'il a à sa
disposition. C'est en raison de cette abondance que le concepteur
peut opérer sélectivement ; en effet, parmi le nombre
immense sinon infini - de combinaisons virtuellement disponibles,
il ne peut prendre en compte qu'un nombre infime. Le concepteur
fait des choix, partant il introduit le style dans sa conception.
Il est à remarquer que l'espace de problème
que traverse le concepteur pour sa recherche n'est pas un espace
de projets, mais bien un espace de composants de projets et de
projets partiellement achevés. Il ne s'agit pourtant là
que d'une représentation simplifiée puisque le concepteur
peut parfois opérer dans l'espace des composants de projets,
parfois dans quelque autre espace de planification qui ne figure
seulement que certains aspects du problème complet. En
tout cas, dans le décours du processus, très peu
de projets achevés sont engendrés, comparés,
éprouvés dans le cas type, un seul projet
est ainsi mis en cause. Le générateur assure
qu'un certain nombre de contraintes seront satisfaites automatiquement
à chaque stade de la conception et les épreuves
garantissent que les projets partiels qui violent les contraintes
en attente seront rejetés ou modifiés à mesure
que la recherche progresse.
Il en résulte que nous ne devons pas concevoir
le générateur de projets comme un processus qui
dégorge, en forme de séquences fixes, des schémas
possibles destinés à être acceptés
ou refusés par les tests ultimes. Le générateur
est lui-même un processus assujetti à des paramètres,
dont l'effet, à tel moment donné, est déterminé,
à la fois, par sa structure et par l'information qu'il
reçoit de son résultat précédent.
Les processus d'épreuve incluent, en même temps,
des tests de conformité aux contraintes du problème
et des tests destinés à mesurer la marche vers la
satisfaction de ces contraintes.
Chacun de ces projets intermédiaires, engendrés
durant la recherche, correspond, naturellement, à une classe
entière de projets achevés. Les tests appliqués
durant le processus de conception ne font pas qu'éliminer
les projets insatisfaisants, mais au contraire, ils désignent
des classes de projets prédisposés à des
particularisations ultérieures.
L'émergence du style
Le processus d'acceptabilité
que nous avons discuté peut ainsi être décrit
d'une manière quelque peu simplifiée Le programme
du projet consiste en un ou plusieurs générateurs
et en un certain nombre de tests. Lorsqu'on communique au programme
un ensemble de contraintes i.e. un ensemble de critères
pour déterminer le moment où est obtenue une solution
satisfaisante à un problème de conception
alors ce programme fonctionne pour engendrer des éléments
qui interviennent comme composants du projet. Après chaque
adjonction proposée au projet, deux sortes d'épreuves
sont appliquées. Les tests de la première espèce
déterminent si le complément proposé satisfait
certaines des contraintes du projet. Les tests de la seconde espèce
apprennent au générateur s'il y a eu progrès
et quelles contraintes demeurent insatisfaites, et ils modifient
en conséquence le stade suivant de génération.
La relation entre les contraintes propres à
un problème de conception déterminé, et le
programme concepteur n'est pas simple. Les contraintes ne sont
pas toutes incorporées dans les tests de routines, pour
cette raison déjà notée que le générateur
peut être construit, et ordinairement, il l'est en effet,
de manière à satisfaire automatiquement certaines
contraintes. En outre, tous les tests appliqués par le
programme ne proviennent pas des contraintes du problème.
Aussi il nous faut distinguer les caractéristiques du générateur
qui assurent simplement la satisfaction des contraintes du projet
de ses autres caractéristiques disons les autonomes
- indépendantes des réquisits initiaux du problème.
De même, avons-nous besoin de distinguer les tests autonomes
de ceux qui résultent simplement des contraintes du projet.
A la fois, les générateurs et les tests du programme
de conception contiendront, en général,
simultanément des composants autonomes et des composants
déterminés par le problème.
L'un des plus simples et plus évidents des
composants autonomes d'un générateur de projet est
l'ensemble des opérations qui déterminent l'ordre
dans lequel les éléments seront considérés.
Il est rare que les spécifications de l'objet à
concevoir inscrivent des déterminations de cet ordre. Ainsi,
par exemple, le générateur de l'architecte est libre
d'entreprendre un travail du dehors ou du dedans. Mais dans un
processus d'acceptabilité, ayant en vue le premier objet
qui satisfera un ensemble spécifié de contraintes,
l'ordre dans lequel sont examinés les cas possibles peut
avoir une influence décisive sur la solution retenue. Aussi,
les caractéristiques autonomes du générateur
qui déterminent l'ordre de recherche sont un aspect décisif
du style.
Un autre ensemble d'éléments autonomes
dans la plupart des programmes de conception sont des solutions
"préfabriquées" à des problèmes
dérivés qui ressurgissent dans divers contextes.
En recourant à de telles agrégations en guise de
composants du projet (au lieu de le synthétiser à
partir d'éléments plus simples) le programme est
apte à opérer à un niveau plus condensé
et l'effort de recherche s'en trouve réduit d'autant. Les
assemblages préfabriqués n'étant pas univoquement
déterminés, ils procurent une seconde source de
style idiosyncrasique,
Le programme de conception peut ajouter à
la spécification d'un problème de conception un
autre ensemble de contraintes autonomes. Si le programme est enfermé
dans la tête d'un concepteur humain, ces spécifications
additionnelles peuvent simplement ne figurer que des caractères
que le concepteur souhaiterait voir dans le produit, au-delà
de ceux qui désignent les spécifications du problème.
Les clients des architectes soupçonnent fréquemment
que les contraintes effectivement établies par le programme
de conception de l'architecte dérivent plus du catalogue
de ses critères que de ceux que propose le client.
A considérer les choses d'un point de vue
un peu différent, il y a naturellement de fortes raisons
d'incorporer dans des programmes de conception, tout à
la fois, des agrégats préconçus et des contraintes
autonomes. L'incorporation des premiers est affaire d'efficacité
; la conception en est moins coûteuse ; mais leur importance
dépasse cet aspect. Une solution à un problème
subordonné dont on doit faire un usage répété,
en tant que composante de la résolution d'un plus vaste
problème peut être portée à un degré
plus "affiné", savoir être conçue
selon de strictes contraintes, au-delà de ce qui serait
justifié si on ne devait l'utiliser que dans un unique
projet. Des contraintes autonomes dans des programmes de conception
peuvent être aussi des traits hautement désirables.
Si le concepteur est un expert professionnel se tournant vers
un client ordinaire, celui-ci pourra attendre de l'expert qu'il
prenne soin de toutes les considérations qui deviendront
importantes à ses yeux dans son usage effectif de l'objet
conçu, mais qu'il est incapable d'anticiper.
En composant un programme de conception qui recourt
à des solutions préétablies de problèmes
subordonnés et à des contraintes autonomes supplémentaires,
il est utile de distinguer entre le programme lui-même (les
générateurs et les épreuves d'adéquation)
et une mémoire où sont conservés les suppléments
autonomes. De ces derniers, seul un sous-ensemble intervient dans
la conception d'un objet unique. Ces paramètres seront
évoqués par des situations particulières
qui surviennent dans le cours du procès de conception,
extraits de la mémoire et appliqués. Il est clair
que le contenu de cette mémoire contribuera beaucoup au
style du programme de conception qui lui est connecté.
En résumé, nous pouvons parler du style distinctif d'un programme de conception parce que les contraintes qui définissent les problèmes de conception à cet égard, ne sont jamais assez limitantes pour déterminer une solution unique. Toutes ces caractéristiques du programme qui déterminent parmi de nombreuses conceptions idoines celle qui sera effectivement réalisée définissent le style du programme. Parmi les plus importantes de ces caractéristiques autonomes, inductrices du style figurent :
1) les processus qui déterminent l'ordre d'investigation,
2) la réserve de solutions préétablies à des problèmes subalternes récurrents,
3) les contraintes autonomes en réserve destinées
à compléter les contraintes de problème explicitement
données.
Dans la langue commune, le style est attribué
à la fois aux objets et aux individus qui les créent.
Nous disons d'un monument qu'il est de style gothique, mais nous
parlons aussi du style musical de Mozart. Dans le premier cas,
une collection d'objets dotés de certains caractères
communs est extraite et désignée par un style particulier.
Dans l'autre exemple, la collection est définie par le
programme de conception.
Dans une lettre bien connue, Mozart éclaircit
la relation entre le processus de conception et le produit : "Comment
se fait-il lorsque je suis au travail, que mes compositions prennent
la forme ou le style qui caractérisent celles de Mozart
et non point celles de quelqu'un d'autre ? Tout comme il se trouve
que mon nez est grand et busqué, que c'est celui de Mozart
et non d'un autre homme. Je ne vise pas l'originalité et
je serais bien en peine de décrire mon style. Il est tout
à fait naturel que des gens qui ont en eux quelque chose
de particulier soient différents des autres, tant du dedans
que du dehors."
Pour établir qu'un objet relève d'un
style particulier, nous pouvons vérifier que certaines
conditions, évidentes ou discrètes, peuvent s'y
appliquer. Si les arcs sont pointus, nous disons : "Voici
du gothique" ; s'ils sont cintrés : " Voilà
du roman ". Mais nous pouvons rejeter cette distinction en
remarquant que les arcs ne supportent pas le poids de la voûte,
mais dissimulent une charpente d'acier. Que les critères
soient triviaux ou recherchés, les tests appliqués
aux caractéristiques de l'objet nous indiquent s'ils appartiennent
ou non au style en question.
Nous déterminons si un objet particulier a
été produit par un programme particulier de conception
exactement de la même manière, par l'application
de tests aux caractéristiques de l'objet. L'une des raisons
de cette procédure est que l'on n'a ordinairement pas accès
au programme et que nous ne pouvons l'identifier que dans ses
produits. Nous ne pouvons pas (encore) pénétrer
Mozart pour définir ce qu'il en est de son programme qui
fit, en effet, de sa musique celle de Mozart. Mais les indications
que nous relevons dans le projet pour reconnaître ses sources
peuvent également être évidentes ou subtiles,
superficielles ou essentielles. Certains peintres font usage de
marques distinctives par exemple le X ordinairement bien
visible sur les toiles de Stuart Davis. La marque d'atelier est
un symbole explicite et délibéré de l'identité
de l'auteur, presque une signature. Les tests de reconnaissance
se distribuent entre ceux de ce genre, très évidents,
et d'autres qu'il est difficile ou impossible d'énoncer.
A titre d'exercice proposé au lecteur, je lui suggère
de tenter de rédiger un protocole de caractérisation
des peintures de Cézanne qui permettrait de reconnaître
sa peinture à quiconque n'aurait jamais vu aucune de ses
oeuvres.
Une approche plus subtile pour caractériser
le style d'un programme de conception consisterait à le
définir par une statistique de grandeurs mesurables. Cette
approche a été largement expérimentée
pour déterminer les styles littéraires en recourant
à des statistiques de vocabulaires et de formes syntaxiques
; de même, elle a été mise en oeuvre pour
identifier des musiques d'après les statistiques de séquences
tonales ou de suites d'accords. La technique réussit parfois
et, incontestablement, on peut la pousser plus loin; pourtant,
en un sens qui n'est pas négligeable, nous la trouvons
artificielle. Les statistiques identificatrices procurent, à
l'évidence, des symptômes ; elles ne révèlent
nullement des causes. Ce sont des sous-produits accidentels d'une
supputation sur les caractéristiques sous-jacentes d'un
programme de conception et nous ne saurions espérer la
découverte d'une relation bi-univoque entre les données
statistiques et les caractéristiques de programme.
Un épisode important de l'histoire de la science moderne illustre significativement ces deux manières de caractériser les styles c'est-à-dire respectivement par les traits de l'objet et par les traits du programme de sa conception. Dans le cas auquel je me réfère, le concepteur était la Nature. On sait que Kepler découvrit une caractérisation, très agréablement concise, du style de la course des planètes, en assignant à chacune une orbite elliptique, dont le soleil occupe l'un des foyers.
Cependant, Newton a montré que ce style pouvait
être défini plus fondamentalement encore, par un
processus gravitationnel accélérant la rotation
de chacun de ces astres autour du Soleil, en raison inverse du
carré de leurs distances. Le style du processus énoncé
par Newton impliquait le style des orbites engendrées par
ce processus.
La dynamique de la conception engendre le style
Le cas Kepler-Newton illustre la prémisse
esthétique sur laquelle je fonderai ma démarche.
Kepler trouva un modèle dans les orbites planétaires,
mais Newton découvrit un modèle plus fondamental
en démontrant qu'il n'était pas un fait brut de
la nature, mais qu'il résultait inexorablement de l'opération
d'un générateur simple. L'explication newtonienne
nous a procuré la caractérisation la plus parcimonieuse
du modèle.
En matière de conception, le fonctionnalisme
offre le même genre d'économie. Lorsque nous remarquons
que l'un des traits du projet procède de la fonction que
ce projet est supposé assurer, ce trait ne demande plus
sa propre condition indépendante sa détermination
spéciale mais il provient de conditions intrinsèques
du problème de conception lui-même. Le design
fonctionnel est économe de contraintes, il produit
des objets qui sont davantage que l'addition de résultats
d'une multitude de prescriptions détaillées de projetage.
A un moment ou l'autre, le respect de la fonction
et la simplicité ont été érigés
en principe esthétique de base. Mais notre analyse tend
au contraire à suggérer que la parcimonie est la
notion-clé et que nous apprécions le fonctionnalisme
et le classicisme lorsqu'ils révèlent précisément
une économie de modélisation. Le fonctionnalisme
devient une source importante de conception économique
précisément parce que la Nature est plus avisée
que l'homme en recourant à des principes dynamiques, riches
d'un ensemble de conséquences pour les objets qu'ils génèrent.
La simplicité nous prévient à l'égard
de la multiplication des contraintes procurant à peu de
frais une complication superficielle de modèle.
La simplicité nous pousse à omettre
les minuties lorsque celles-ci sont arbitraires et ne dérivent
pas de contraintes ou de segments du processus de conception qui
sont déjà présents et exprimés d'autre
façon. La simplicité nous presse, aussi, d'être
parcimonieux de détails lorsque ceux-ci dissimuleraient
les sources dynamiques de la modélisation.
Laissons maintenant ces principes généraux
avant que je ne les éreinte au-delà du crédible
et tournons-nous vers quelques exemples de la façon dont
le style émerge des traits dynamiques du processus de conception
et peut être caractérisé par eux. Un exemple
architectural grossier peut être invoqué que j'ai
mentionné plus haut. La détermination des baies
d'un bâtiment peut être prise en considération
à un stade précoce de la conception ; ou bien, on
peut y surseoir jusqu'à ce que de nombreux aspects de la
distribution aient été décidés. Si
nous voyons un édifice avec une façade symétrique
nous pouvons raisonnablement en inférer que cette façade
a été dessinée à un stade précoce
de la conception. Si au contraire, nous apercevons quantité
d'asymétries, nous pouvons à bon droit conjecturer
que ces asymétries sont l'expression, au-dehors, de décisions
relatives à des nécessités du dedans.
Cela ne signifie pas, bien entendu, que l'asymétrie ne puisse être introduite délibérément comme l'une des contraintes du projet. Un concepteur peut incorporer toute contrainte que suggèrent des sensibilités esthétiques ou fantaisistes, pourvu qu'elle n'interfère pas trop fortement avec les contraintes déjà retenues, qu'elle ne les contredise pas. Lorsqu'il procède de la sorte, il réussit généralement à produire quelque chose que le spectateur trouve " pittoresque " ou " ornemental " ; il ne produit pas un Mont Saint Michel dont les formes merveilleuses sont presque des sous-produits des nécessités du site et de l'histoire, mais qui, loin de sembler accidentelles ou adventices, sont des expressions intégrales de ces réquisits fondamentaux.
Ce n'est pas simplement une autre manière de dire que les formes sont fonctionnelles. Cependant, si difficile qu'il nous soit maintenant de l'imaginer ainsi, le rocher de Saint Michel aurait bien pu être couronné par quantité d'autres masses de maçonnerie assurant la même fonction que celle qui existe positivement. Certaines de ces formes potentielles eussent excité autant d'admiration par-delà les années que la forme particulière qui a réellement émergé. Mais chacune de ces formes aurait un style exprimant non seulement les réquisits du site et son usage (identiques pour toutes) mais aussi le processus destiné à engendrer des moyens possibles de satisfaire ces réquisits.
Naturellement, un élément de style
qui se manifeste de cette manière - i.e. par interaction
entre exigences du projet et processus de conception peut
devenir si estimé qu'il est directement incorporé
dans les contraintes du projetage. Une église gothique
récente ou encore gothicisée, élevée
sur une charpente d'acier satisfait à dessein des exigences
visuelles qui ne résultent d'aucune façon d'autres
contraintes de conception ou de processus, mais elles sont simplement
ornementales. Ce que l'on peut objecter à ce régime
d'ornementation n'est pas son manque de fonctionnalité,
mais son impuissance à transmettre quelque chose sur son
processus de conception.
Si la tâche du concepteur est de choisir et
de hiérarchiser, il doit en conséquence avoir quelques
bases pour déterminer ses opérations. Dans des univers
comprenant d'immenses possibilités de choix, il semblerait
qu'un très grand nombre de critères lui fussent
nécessaire pour resserrer en une seule conception cet éventail
de possibles. Il devrait être confronté à
des figures combinatoires, dans l'espace des critères potentiels,
presque aussi redoutables que l'extension des conceptions possibles
; son activité de conception devrait être précédée
d'un travail de pré-conception destiné à
sélectionner les critères.
Pourtant, le processus de conception synthétise
seulement un seul objet ou un petit nombre, plutôt qu'un
grand nombre, et il opère itérativement pour
construire l'objet par accumulation à partir d'un noyau
initial. Dans ces circonstances, un petit nombre de contraintes
impliquées dans la structure du procès de conception
lui-même, liées à quelques conditions propres
au projet, appliquées successivement à chaque stade
de sommation peuvent suffire à achever la conception. Jusqu'à
un certain point, l'objet conçu témoignera d'une
réelle unité dans tous ses aspects, qui exprime
le développement interactif d'un petit nombre de procédures
et de paramètres.
Les concepteurs ont beaucoup de chance lorsque la
nature et l'art leur imposent des contraintes rigoureuses. Faute
de comprendre cela, nous pourrions considérer la cathédrale
de Reims comme un objet éminemment décoré
et décoratif. (...) L'empreinte du procès de conception
sur le style est fondamentale, au sens même que revêt
celle de la fonction, du matériau, de la méthode
de fabrication.
Nous sommes entrés désormais dans une ère où, pour la première fois dans l'histoire, le processus de conception lui-même est devenu directement accessible à l'observation et à la description. Nous sommes de plus en plus capables de caractériser explicitement la méthode de création, au lieu d'être forcés de la dénoter indirectement dans des descriptions d'objets créés (...). Déjà, cette nouvelle faculté se reflète dans de nouvelles formes d'activité artistique où la tâche du sujet artiste est de créer une procédure de conception qui créera, en retour, des objets dotés de valeur esthétique. (...)
De cet effacement d'intérêt pour l'uvre d'art au profit du processus de conception, on peut attendre des effets sur les styles et les modes de composition d'une aussi grande portée que la mutation qui conduisit du schème cinétique de Kepler au modèle dynamique de Newton.
" Les quinze dernières années ont vu maintes expériences intéressantes en intelligence artificielle qui approfondissent la compréhension des processus de conception du projet et de la nature du style dont nous disposions en 1971. Je me réfère avant tout aux programmes informatiques maintenant en usage dans quelques grands bureaux d'architectes, qui bouleversent une bonne part de la " comptabilité " du processus de projet, emmagasinant les informations, les accumulant en vastes banques de données qui sont indexées et peuvent être sorties de diverses manières. Bien que ces programmes aient, directement, peu de choses à dire au sujet du style, ils rendent explicites les besoins d'information de l'architecte et manifestent combien la forme selon laquelle les données sont distribuées, affecte leur signification et leur disponibilité à l'usage.
Il est d'autres expériences qui semblent relever plus directement de la question du style. Je veux parler de celles, encore trop rares, du dessin et de la composition musicale automatiques. Aux Etats-Unis, par exemple, le peintre Harold Cohen, maintenant associé à l'Université de Californie (San Diego), a construit un programme "Aaron" qui réalise des dessins au trait extrêmement intéressants et esthétiquement satisfaisants. La plupart sont non-figuratifs, mais les plus récents comprennent des expériences de représentation de figures humaines. De tels efforts, nous laissent entrevoir de manière très concrète et tangible, comment le processus de conception du projet, incorporé dans un programme informatique, imprime du Style.
Les résultats de ces expériences
me semblent généralement s'accorder à la
thèse de mon essai de 1971 : puisque, dans le processus
du projet, seul un tout petit nombre des alternatives concevables
est retenu et éprouvé, le style du produit final
est largement déterminé par l'organisation et le
processus générateurs des alternatives "