CONTREPOINT : HISTOIRE D'UNE ERREUR

 

 

PROBLÉMATIQUE 

Le croisement des paramètres mis en jeu par la composition induit un réseau d'interactions des plus complexe : comment le compositeur concilie-t-il (consciemment ou inconsciemment) les supports acoustiques, ses propres acquis du langage musical, les images sonores mentales qui font son essence et son originalité, et l'ordonnancement général de son discours ?

D'un autre point de vue, à savoir de celui qui reçoit les œuvres et qui tente d'en décrypter les mécanismes fondateurs (on n’ose pas dire générateurs), il semble en première approche qu'aucune technique d'analyse "exogène" isolée ne suffise à rendre pertinents les fruits de ses investigations. On entend qualifier ici d’ "exogènes" des mécanismes qui, pour légitimes qu'ils soient du point de vue conceptuel, n'impliquent aucun investissement personnel de la part de celui qui procède à l’analyse.

Une autre attitude consiste à formaliser ce qui paraît être la grammaire commune des compositeurs (le mot grammaire étant entendu ici au sens de "grammaire musicale" dans l'acception usuelle du terme), à se mettre en situation de reconstruire une langue possédant l'apparence d'une certaine universalité – tentative qui se fait en général dans un champ historique beaucoup trop large –, et à réinvestir cette langue dans le cadre d'une pragmatique de l'écriture (harmonie, contrepoint, fugue).

Cette pragmatique, quant à elle, requiert à l'évidence un engagement personnel permanent : en effet, à chaque instant, quelle que soit l'origine des prescriptions auxquelles le rédacteur est censé se référer, ce sont bien l'oreille intérieure et les aptitudes conceptuelles dudit rédacteur qui se trouvent mises en jeu. Cette voie, qui pouvait sembler promise à un avenir serein, a en réalité pour partie conduit à une impasse.

Nous chercherons les causes fondamentales de cette impasse en nous concentrant sur l'exemple de ce qui nous paraît être un archétype de stérilité et une aberration didactique : le contrepoint rigoureux. En analysant les causes profondes de cette hérésie musicale et intellectuelle, nous tenterons de dégager quelques pistes pour une appréhension cohérente de la complexité de l'écriture musicale et de sa pragmatique.

 

 

  

La composition met en jeu un ensemble de paramètres dont le croisement produit des interférences d'une très haute complexité : le compositeur doit concilier consciemment ou inconsciemment les supports acoustiques de son environnement culturel, ses propres acquis du langage musical, les images sonores mentales qui font son essence et son originalité, l’ensemble étant de plus soumis aux contraintes de l'ordonnancement général de son discours. La grammaire résultant de ces interférences s'inscrit selon les cas dans le droit fil des processus environnants ou revendique implicitement un statut autonome.

Qu'il travaille à la table (ce qui est le plus courant) ou qu'il s'appuie sur une pratique instrumentale, le compositeur associe des images sonores aux signes servant à noter sa pensée : dans le premier cas il s'agit bien évidemment d'image mentale, et dans le second d'une traduction physique de sa volonté. Pour un musicien, les deux situations sont équivalentes : de la même façon qu'un peintre imaginant la couleur rouge, prend sa brosse pour faire apparaître sur la toile une tache rouge, le compositeur peut établir une relation univoque entre chaque conjonction temporelle de signes et sa forme acoustique. L'analogie visuelle peut être poursuivie pour nous permettre de mieux appréhender les difficultés conceptuelles liées aux images mentales sonores. Une première remarque évi! dent e s'impose : rien ne peut assurer la stricte coïncidence physique de deux couleurs décrites par le même vocable, mon rouge imaginaire n'est pas le vôtre. Cependant, si nous choisissons un rouge, le couchons sur le papier, et le proposons au regard de la communauté, nous pouvons déclarer objectivement mettre sous les yeux de ladite communauté le véritable objet physique choisi par notre volonté. La façon dont les receveurs du message "couleur rouge" analysent l'information n'est évidemment pas nécessairement homogène (elle dépend du référentiel de chaque receveur). Toutefois, il n'y a pas d'autre médiation intervenant dans la transmission d'information.

Si l'on compare la situation précédente à celle de la transmission d'un objet sonore, on découvre rapidement qu'à l'évidence, une étape supplémentaire est imposée par le mécanisme même qui véhicule les informations. En effet, un objet sonore donné (l'équivalent de notre rouge précédent) n'est pas présenté au receveur en tant que tel – sauf bien entendu au XXe siècle où il peut l'être par le biais des techniques d'enregistrement et de diffusion sonore –, mais est restitué à partir de la notation musicale. Ainsi, outre les affects spécifiquement liés à l'insertion culturelle du receveur, celui-ci ne peut prétendre a priori avoir affaire à l'objet sonore conçu par le compositeur, objet dont ce dernier a pu avoir le témoignage physique. Il est donc ques! tion d'envisager ici les conséquences des trahisons potentielles véhiculées par le médium de la notation musicale.

Cette interrogation semble incontournable du point de vue épistémologique puisqu'elle résulte de l’analyse d’un phénomène patent ; cependant, nous n'envisageons de nous concentrer ici que sur un tout petit aspect de cette vaste problématique. Il importe à ce stade de savoir si nous engageons notre réflexion dans une voix spéculative (ce qui n'interdirait pas d'ailleurs la dite réflexion puisque le problème semble pouvoir être posé de façon claire et rigoureuse), ou si nous possédons d'ores et déjà des éléments cruciaux soulignant les dangers de la médiation "notation musicale". L'existence de ce texte semble attester que nous possédons au moins un élément susceptible de nourrir cette réflexion ! Le voici exposé en quelques mots : les rapports de hauteur entre les différe! ntes notes servant à construire la musique ne sont pas des invariants universels, ceci malgré la nature constante des sons de hauteur déterminée (sons harmoniques). Qu'est-ce à dire ?

1°) considéré sous le simple aspect linéaire, c'est-à-dire mélodique pour le musicien, le résultat physique lié à la courbe des intervalles associée à une notation n'est pas diachroniquement constant ;

2°) considéré sous l'aspect vertical, c'est-à-dire polyphonique pour le musicien, le résultat physique de la rencontre des différentes notes n'est pas diachroniquement constant.

Il faut d'ailleurs noter que du point de vue théorique, c'est la gestion du deuxième point qui prévaut. Toute modification de l'angle polyphonique a évidemment des conséquences pour l'angle mélodique et réciproquement.

On ne peut évidemment pas échapper à la question rituelle de la preuve historique d'une telle assertion : les théoriciens des hauteurs musicales ont décrit sous toutes les coutures les différents systèmes de hauteur, les musiciens ont eu le loisir de les expérimenter, et la pratique les a conduit à privilégier un certain nombre d’entre eux. On peut donc suivre pas à pas depuis le bas Moyen Âge jusqu'à la fin du XVIIIe siècle l'évolution de ces systèmes de hauteur dont chaque exemple est connu sous le nom de tempérament.

Ainsi, dans l’équivalent d’une médiation par la notation musicale, la tache rouge dont nous parlions tout à l'heure n'est-elle pas présentée physiquement au regard du receveur ; le concepteur a pensé à une tache rouge, il a noté "voir une tache rouge", et le receveur imaginé ou produit une tache rouge à travers le médium de l'indication "voir (ou dessiner) une tache rouge". Le compositeur du XVIe siècle a envisagé, construit et entendu des lignes mélodiques et des rapports de rencontres entre ses lignes mélodiques (rapports contrapuntiques) : les lignes elles-mêmes et les rapports d'intervalles engendrés par leur superposition s'appuient nécessairement sur un système de hauteur qui, au XVIe est la plupart du temps très différent de ! celu i qui nous environne (système également tempéré où tous les demi-tons sont égaux entre eux, tous les tons sont égaux entre eux, toutes les tierces et les quintes sont égales entre elles etc.). Il s'agit d'un problème bien distinct de celui de la hauteur générale (c'est-à-dire du diapason). Non seulement le diapason a toujours été fluctuant (ce qui semble être un problème relativement mineur), mais une pratique diversifiée des tempéraments a conduit à explorer maints systèmes de hauteur et à penser la musique sur des supports aussi riches que surprenants pour les oreilles de la fin du XXe siècle. Il est difficile d'expliciter par les seuls mots les implications considérables liées au changement de système de hauteur quant à la production physique de la musique. L'ethnomusicologie nous fournit cependa! nt des exemples révélateurs à cet égard : notre incapacité à percevoir des intervalles différents de ceux imprimés dans notre cerveau (par exemple les micro-intervalles du sitar lors de l'audition d'un raga) ou à décoder le temps en l'absence de repères réguliers (rythmes aksak de la musique turque), nous permet de toucher du doigt l'insuffisance et l'imprécision d'une oreille peu ou pas exercée à une activité autre que celle associée à son environnement culturel. Il en va de même pour le glissement qui s'opère lorsque nous entendons une musiqu e pensée dans un système de hauteur et transposée dans un système impropre par l'utilisation incorrecte du procédé de médiation "notation musicale". Les modifications peuvent être constatées physiquement, et conséquemment, les informations acoustiques données au receveur peuvent engendrer des réactions non seulement psychologiques mais aussi physiologiques sans rapport avec celles envisagées ou constatées par le compositeur.

Si l'on se range maintenant du côté de ceux qui souhaitent appréhender la musique par le biais de l'écriture (analyse musicale et pratique de l’écriture), on ne peut que constater que l'ensemble des phénomènes décrits auparavant, y compris les dysfonctionnements liés au vecteur "médium", prend une acuité particulière. Le receveur contemporain de messages mal décodés (c'est-à-dire l'auditeur ou le musicien en faisant une audition intérieure) n'en ressentira même pas les inférences erronées : il sera privé d'un certain nombre d’informations essentielles auxquelles il aurait pu avoir accès sous d'autres conditions. Celui qui tentera de décrypter les processus générateurs de la composition risque de mettre à jour des processus fictifs, une grammaire arbitraire, un espace sonore dé! conn ecté de son éthos relativement aux systèmes de hauteur. Ainsi, la démarche consistant en l'acquisition des techniques d'écriture des compositeurs dont la musique a acquis un statut de référence pour notre civilisation peut-elle parfois perdre son sens. Par ce propos, nous nous faisons un peu l'avocat du diable puisque par ailleurs, nous prônons cette voie qui nous paraît la seule à pouvoir assurer la légitimité des enseignements d'écriture musicale. La pratique de l'écriture musicale en tant que grammaire fictive nous paraît inintéressante, voire même sans objet ; nous préconisons au contraire l'écriture comme moyen d'analyse endogène : celui qui la pratique doit s'approprier un langage et réinvestir ses acquis au travers de rédactions musicalement co! h&ea cute;rentes.

Mais, notre présente réflexion n'a pas la prétention de résoudre tous les problèmes liés à la pratique de l'écriture musicale ; dans la perspective d'une analyse intime des mécanismes sous-tendant les fondements de l'écriture, elle cherche avant tout à mettre à nu l'incohérence de certaines pratiques admises quasiment universellement comme génératrices de la maîtrise du langage musical. Apprendre à bien penser, c'est d'abord apprendre à traquer nos propres erreurs, à refuser l'évidence des pseudo-acquis transmis de génération en génération.

Nous avons évoqué précédemment le cas hypothétique d'un compositeur du XVIe siècle, et nous allons y revenir en détail afin de conter l'histoire d'une erreur – nous devrions même dire d'une double erreur.

Au XVIe siècle, le système de hauteur prédominant est le tempérament mésotonique. Celui-ci se caractérise par l'emploi du maximum théorique de huit tierces majeures pures. Cet état de fait a été signalé par de nombreux théoriciens, d'abord Aaron puis, parmi les plus notables Zarlino et Salinas. Les écrits théoriques de ce dernier sont tout à fait irréprochables du point de vue de la démarche scientifique ; l’usage du tempérament mésotonique (en concomitance avec d'autres pratiques) est attesté par de nombreux traités ou écrits jusqu'à la fin du XVIIIe siècle – sic. Les musicologues et les musiciens contemporains ayant eu l'opportunité de se plonger physiquement dans le système mésotonique (en observant les indications des théoriciens cités plus avant) ont eu l'heureuse surprise, au-delà des premières difficultés liées aux problèmes d'accoutumance, de constater qu'il était tout à fait praticable, fiable, et osons le dire, agréable pour les œuvres dont il est le support "naturel". Mais, bien évidemment, les polarités musicales, les intentions, les courbes mélodiques, les tensions sont bien différentes dans les cas d'exécution au tempérament égal et au tempérament mésotonique. Par exemple, les tierces pures du tempérament mésotonique donnent une grande stabilité aux accords majeurs alors que celles du tempérament égal battent inexorablement… bie! n qu e notre oreille y soit habituée. Les chromatismes du tempérament égal sont relativement "plats" alors que les inégalités entre les semitons consécutifs du tempérament mésotonique augmentent les contrastes par le jeu d'une alternance rapprochée de tensions et de détentes.

On comprend donc aisément que les déplacements de processus de composition associés au tempérament mésotonique vers le tempérament égal n'aient pas grand sens du point de vue musical non plus que du point de vue épistémologique.

La musique de la Renaissance est d'autre part hiérarchisée par la modalité : les différents degrés étant physiquement établis, il est possible de choisir comme note finale toute note n'impliquant pas d'accord de quinte diminuée puisque cet intervalle est proscrit par la théorie. Chaque échelle pouvant se développer vers le grave ou vers l'aigu, deux modes s'associent à chaque note finale. À l'intérieur de ces modes prédominent certaines notes, qui ne sont pas systématiquement la quinte supérieure de la finale. Rien à voir donc avec le système tonal, sa dominante, sa sous-dominante, et la polarité du cycle des quintes qui y est associée. On comprend donc difficilement comment la transposition de principes supposés issus de la musique! de Palestrina peut s'avérer constructive au sein de la musique tonale, quand bien même elle serait dirigée vers le style anticus. Si les questions de hauteur et de polarité modale requièrent une longue imprégnation, il est un point qui peut aisément être mis en exergue : dans la musique tonale, les enchaînements structurels sont pensés d'accord en accord, et même très souvent de fondamentale en fondamentale. Les règles de gestion contrapuntique sont donc associées de façon large aux enchaînements d'accords. Autrement dit, on évite non seulement de faire se succéder des octaves ou des quintes entre deux mêmes voix (octaves et quintes dites consécutives), mais de plus, on évite de les rapprocher de façon trop cr uciale entre deux entités harmoniques générées par deux seules fondamentales. Pendant la Renaissance, le concept qui prévaut est celui de consonance à l'exclusion de tout autre : ainsi quintes et octaves peuvent-elles être rapprochées sans aucune restriction dans la mesure où une consonance les sépare. La préoccupation tonale des quintes et octaves rapprochées est donc sans objet.

C'est ainsi que le compositeur viennois J.-J. Fux, fervent admirateur de Palestrina, rédigea son Gradus ad Parnassum, dialogue imaginaire entre un maître et son élève, qui eut une influence considérable sur les compositeurs classiques. Il est d'ailleurs très étonnant que le changement de système de hauteur, conjugué à une hiérarchie tonale radicalement différente de la hiérarchie modale de la Renaissance n'ait pas fait basculer ce célèbre traité dans le non-sens complet et dans l'oubli. La transposition permanente des processus d'un système à un autre, le déplacement des intentions, la modification des affects auraient pourtant dû condamner ce travail.

Tout au contraire, le traité de Fux a engendré copies, traductions et réécritures successives, chacun des épigones d'un quelconque professeur de contrepoint célèbre croyant bon de devoir "améliorer" (entre guillemets) l'ouvrage en vigueur précédemment. C'est ainsi que, de proche en proche, s'est constituée une littérature technico-musicale "d'école" destinée à accompagner l'enseignement du contrepoint dit "rigoureux". Citons pêle-mêle quelques points d’ancrage "fuxiens" parmi les plus connus (en dehors des traductions directes du Gradus) :

 en 1769, le Padre Martini recommande à Mozart l’étude du Gradus ;

 en 1790 est publié le Gründliche Anweizung zur Komposition de Johann Albrechtberger, successeur de Fux, ami de Mozart et de Haydn ;

 Antonin Reicha, établi à Paris au début du XIXe, s’impose comme un pédagogue renommé (1818 : Cours de composition musicale, 1824-1826 : Traité de haute composition musicale) ;

 Cherubini publie en 1835 son Cours de contrepoint et de fugue ;

 et ainsi de suite… en passant au XXe siècle par l’intéressant traité de Charles Koechlin, celui de Marcel Dupré, ou le très remarquable (bien que sans réel objet) Traité de contrepoint de Noël Gallon et Marcel Bitsch.

Ainsi, le traité de Fux a survécu à son auteur et même engendré une méthodologie de l'apprentissage de l'écriture. Cependant, il est tout à fait inexact de croire que Fux a introduit le système des espèces, même si la codification qu'il a retenue a perduré jusqu'à nos jours (première espèce égale note contre note, deuxième espèce égale deux notes contre une, troisième espèce égale quatre notes contre une, 4e espèce égale syncopes, et 5e espèce égale contrepoint fleuri). Girolamo Diruta ou Thomas Morley par exemple, font déjà appel à de! s co nstructions contrapuntiques en valeurs régulières.

Dès les années 20, Knud Jeppesen s'est interrogé sur la lecture de Palestrina faite par Fux, et, bien qu'il ne soit pas allé au bout de sa démarche – Jeppesen ne devait probablement pas encore avoir les informations relatives aux tempéraments –, il a pu faire ressortir un ensemble de procédés contrapuntiques "palestriniens" beaucoup plus proches de la composition que ne le permettent les rituels traités de contrepoint rigoureux.

À l'opposé de ce qui vient d'être dit, on peut quand même constater que des générations de musiciens ont été formées à l'aune du contrepoint rigoureux, et l'on peut se demander comment et pourquoi cela a pu fonctionner ? La réponse n'est peut-être pas si complexe : le jeu du contrepoint rigoureux ne développe pas des qualités strictement musicales, non plus que la capacité à maîtriser le langage musical de la Renaissance ou les procédés contrapuntiques de l'époque baroque ; mais il exige l’acquisition de processus combinatoires, et le développement des dits processus, qu'il se fasse par l'apprentissage des mathématiques, du jeu d'échecs, du contrepoint rigoureux, constitue un facteur de progrès intellectuels qui ne manquera pas de resurgir dans l'aptitude à écrire de la musique. Ce p! oint mériterait sans aucun doute d'être développé, mais nous ne souhaitons pas nous y engager plus avant ici.

Ayant préconisé une analyse endogène de la musique par la pratique de l'écriture, on est en droit de nous réclamer un ensemble de processus cohérents pour ce faire. Notre réponse ne se veut pas définitive mais constitue plutôt un ensemble de pistes à explorer. L'essentiel n'est peut-être pas de trouver tout de suite le cheminement idéal mais avant tout d'avoir l'envie d'explorer. Oserions-nous tracer un programme pour l'étude du contrepoint de la Renaissance ? Oui, quitte à ce que nos lecteurs tremblent un peu.

 Description du système de hauteur dit tempérament mésotonique : audition et imprégnation

 Pratique de la notation proportionnelle (l'écriture diplomatique est employée systématiquement)

 Étude des modes et du système de pensée hexacordal

 Ecriture de bicinia

 Traitement de psaumes à 3 voix ; écriture de chansons à 3

 Travail sur l'écriture décalée (dans la notation mensuraliste, il n'y a pas de syncopes)

 Puis, écriture à 4 voix, à 5, à 6, en double chœur

 Structures canoniques complexes

En travaillant ainsi, on développe aussi très raisonnablement les capacités combinatoires, et de plus on s'approprie un siècle de musique !

Il est évidemment loisible de proposer une construction similaire relative au contrepoint tonal du langage baroque allemand ; mais nous avons préféré nous concentrer ici sur le cas emblématique "Palestrina – Fux – Contrepoint rigoureux" parce qu'il constitue en quelque sorte l’archétype d'une erreur somme toute assez productive (sic). Mais la somme des informations mises à notre disposition en cette fin de XXe siècle doit conduire à penser que cette erreur productive aurait pu être remplacée par une démarche infiniment plus riche.

Au centre de cette démarche pourrait figurer sinon un théorème du moins un prédicat qui, nous le croyons, ne saurait en rien contrarier les poïéticiens :

Tout médium est potentiellement vecteur d'erreurs.

Le contrepoint rigoureux résulte donc d'un "mal-entendu" (au singulier et en deux mots) et de malentendus (au pluriel et en un mot) : en paraphrasant une réplique maintenant célèbre, on pourrait s'écrier :

"Déchirez vos traités, déchirez, déchirez ..." !

 

 

Gérard BOUGERET 

 

Article rédigé d'après la communication faite au colloque MCX "Pragmatique et Complexité", Aix en Provence, 17 et 18 juin 1999. 

 

 

 

GRAMMAIRE

 

Le mot "grammaire" est ici employé dans l’une de ses acceptions courantes : ensemble des règles d’un art (Cf. Petit Robert). Les purs linguistes y verront sans doute un abus de langage !

 

 

 

 

 

SIGNATURE ACOUSTIQUE DE LA NOTATION MUSICALE

 

La capacité des musiciens à entendre la musique mentalement, sans le support physique apporté par un instrument est appelée "oreille intérieure". Cette faculté est indispensable au compositeur et au chef d'orchestre. Curieusement, l'oreille intérieure fait parfois défaut aux musiciens dotés d'une bonne oreille solfégique (celle qui décode les sons entendus), voire de l'oreille absolue (celle qui décode les sons entendus sans référence).

 

 

 

 

 

SONS DE HAUTEUR DÉTERMINÉE : THÉORÈME DE FOURIER

 

Le théorème de Fourier est incontournable : tout mouvement périodique se décompose de façon unique en une somme de sinusoïdes dont les fréquences sont des multiples entiers de la fréquence dudit mouvement (c'est aussi la fréquence de la composante la plus grave appelée le fondamental). Les sons de hauteur déterminée (dits sons harmoniques) obéissent donc à des phénomènes strictement périodiques et la position des harmoniques par rapport au fondamental définit les intervalles musicaux naturels. L'acoustique montre que malheureusement, il y a incompatibilité entre la physique pure et l'utilisation de ces intervalles dans la pratique de la musique. Les aménagements nécessaires à la construction de systèmes de hauteur valides du point de vue musical conduisent à la th&ea! cute ;orie des tempéraments.

 

 

 

 

 

PRÉÉMINENCE RAPPORTS VERTICAUX ENTRE LES SONS

 

C’est le statut de ces rencontres verticales (par opposition aux relations linéaires) qui a engendré la recherche théorique et les bouleversements esthétiques : au début de la Renaissance par exemple, alors que la pensée musicale est essentiellement régie par des rapports contrapuntiques, c'est le problème fondamental de la nature et du statut de la tierce majeure qui va focaliser les esprits : le diton pythagoricien étant abandonné au profit de la tierce majeure pure, la tierce par son statut de consonance acquiert une position et des privilèges nouveaux au sein des pratiques de la composition.

 

 

 

 

 

QUELQUES RÉFÉRENCES SUR LA THÉORIE DES HAUTEURS

 

Voir par exemple :

Asselin, Pierre-Yves, Musique et Tempérament, Editions Costallat. Paris, 1985.

Bougeret, Gérard, Echelle des hauteurs et musique instrumentale à la Renaissance (1550 - 1600), Université de Tours, 1982, Thèse de troisième cycle.

Devie, Dominique, Le tempérament musical, Société de Musicologie du Languedoc, Béziers, 1990.

Legros Henri, Le tempérament, Bulletin du Groupe d'Acoustique Musicale (G.A.M.), Paris, 1972. Introduction d'Emile Leipp.

 

 

 

 

 

 

 TEMPÉRAMENT

 

On trouve de nombreuses définitions du mot "tempérament". Tempérer, c'est répartir un certain comma (pythagoricien, syntonique, enharmonique) sur différents intervalles pour masquer les conséquences nuisibles de son influence sur un seul (ou sur un nombre restreint) d'entre eux. Autrement dit, tempérer, c’est répartir un petit intervalle ayant des conséquences désagréables sur l’ensemble d’un système de hauteur en le fractionnant sur plusieurs intervalles. Un tempérament est donc une version modifiée d’un système initial. Par extension, on appelle tempérament tout système d’accordage (en précisant sa nature, par exemple : tempérament égal, tempérament mésotonique, tempérament d'un concepteur X souvent associé à un numéro – par exemple tempérame! nt W erckmeister III –, etc.).

 

 

 

 

 

PLUSIEURS SYSTÈMES DE HAUTEUR PEUVENT COEXISTER

 

La coexistence pratique de différents tempéraments est presque une évidence : si l'on songe par exemple à l'ampleur du travail nécessité par l'accordage complet d'un orgue (en particulier si les tuyaux sont coupés au ton – ce qui est le cas dans les instruments anciens), on imagine aisément que les choses puissent être différentes d'un endroit à l'autre, et, au sein d'une même ville, du clavecin qui sert à la réalisation du continuo dans la musique de chambre à la chapelle, et au sein d'une même maison du luth au clavecin ! Dans le cadre de la musique de chambre, il peut même être judicieux que l'accord du clavecin adopte le ou les défauts d'un instrument à sons fixes (flûte, hautbois…) pour assurer la meilleure qualité des unissons ; la multiplicité des instruments complique r! apid ement les choses, et le recours à des solutions de compromis s'avère vite indispensable. On peut sentir par cet exemple simple la nécessité absolue de la théorie des tempéraments et de la maîtrise de ses inférences pratiques.

Pour une approche théorique du problème de l'usage concomitant de différents tempéraments, on pourra se reporter à :

Bougeret, Gérard, Coexistence des systèmes de hauteur à la fin du XVIe siècle, in Anuario musical, numéro 41, Barcelona, 1986.

 

 

 

 

 

RYTHMES AKSAK

 

Rythmes "irréguliers" mettant en jeu l'ajout isolé de la plus petite valeur de division.

Exemple : || croche + croche + croche + croche pointée :||

Voir :

Clerc, Jérôme, Pour une théorie de l'aksak, in Revue de Musicologie, Tome 80, n° 2, Paris, 1994.

 

 

 

 

 

 

INDIVIDUALITÉ DES RÉACTIONS PSYCHO-ACOUSTIQUES

 

En dehors des aspects liés à l'environnement culturel dont l'influence sur la psychologie de la perception est évidente, on ne doit évidemment pas négliger les phénomènes physiologiques et psycho-acoustiques qui sont les clefs primaires des impressions auditives : l'étude de la perception des battements auxquels sont en grande partie associées les impressions de consonance et de dissonance n'y suffit pas, loin s'en faut.

 

 

 

 

 

COHÉRENCE DANS LES TRAVAUX D'ÉCRITURE

 

Il y a une nuance très importante entre la rédaction d'exercices dans un style déterminé, avec recherche des couleurs et des tournures spécifiques de compositeurs choisis à cette fin (exercices que l'on pratique couramment dans toutes les classes d'écriture de niveau supérieur) et la volonté de confronter systématiquement tous les exercices – y compris ceux qui s'adressent aux premiers niveaux – à des originaux variés, sans que la recherche des tournures originales ne soit considérée comme un facteur prégnant. Cf :

Bougeret, Gérard, Leçons d'écriture d'après la pratique des compositeurs (trois volumes), Gérard Billaudot Editeur, Paris, 1995, 1996, 1998.

 

 

 

 

 

AARON

 

Aaron Pietro, Toscanello de la musica, Venise, 1523.

 

 

 

 

 

ZARLINO

 

Zarlino, Gioseffo, Dimostrationi harmoniche, Venise, 1571.

 

 

 

 

 

SALINAS

 

Salinas, Francisco, De musica libri septem, Salamanque, 1577.

 

 

 

 

 

MÉSOTONIQUE TARDIF

 

On trouve un exemple de mésotonique tardif chez Dom Bedos, dans L’art du facteur d’orgues, 3 volumes, 1766-1778. Voir à ce propos :

Bourot J.-M. et Villard J.-A., Le tempérament mésotonique et la partition de Dom Bédos de Celles, in Revue du son, septembre 1965.

Outre cet exemple un peu emblématique, il semble dorénavant assez légitime aux musiciens rompus à la musique ancienne et aux systèmes d'accordage inégaux d'exécuter par exemple les Suites de Louis Marchand au tempérament mésotonique. Un tempérament intermédiaire de type Lambert-Chaumont serait peut-être d'ailleurs plus approprié… La question reste ouverte.

 

 

 

 

 

 

MODALITÉ

 

La référence théorique la plus communément admise est celle du Dodecachordon de Glarean (Bâle, Petrus, 1547). A la numérotation près, les principes développés par Zarlino ne sont pas fondamentalement différents.

 

 

 

 

 

RÈGLES ARTIFICIELLES

 

Tout le répertoire du XVIe atteste cette remarque !

 

 

 

 

 

LE GRADUS DE FUX

 

Fux, Johann Joseph, Gradus ad Parnassum, Vienne, 1725, édition en fac-similé par Alfred Mann, Bärenreiter, New York, 1967. Edition en fac-similé de la traduction française de Pierre Denis (1773) par Monique Rollin, CNRS Editions, Paris, 1997.

 

 

 

 

 

L'ANWEISUNG D'ALBRECHTBERGER

 

Cet ouvrage qui connut une certaine renommée a même été traduit en français en 1814.

 

 

 

 

 

DUPRÉ

 

A fuir ! (contredit son texte dans ses propres réalisations). Marcel Dupré fut un extraordinaire musicien, mais l'ensemble de son œuvre, qu'il agisse de la composition, de la technique instrumentale et de sa pédagogie, ou du travail sur l'écriture paraît aujourd'hui totalement désuet, et même marginal, alors que son emprise sur le public et les institutions aurait laissé deviner une aura moins fugace.

 

 

 

 

 

PÉRENNITÉ DU GRADUS

 

Pour utiliser en miroir la cruelle phrase de Diderot dans Le Neveu de Rameau.

 

 

 

 

 

DIRUTA

 

Diruta, Girolamo, Il Transilvano, Venise, 1593.

 

 

 

 

 

MORLEY

 

Morley, Thomas, A Plaine and Easie Introduction to Practicall Musicke, Londres, 1597. Edition moderne par Alec Harman, J.M. Dent & Sons LTD. Londres, 1952.

 

 

 

 

 

 

TRAVAUX DE JEPPESEN

 

Jeppesen, Knud, Counterpoint. The polyphonic vocal style of the sixteenth century, traduction anglaise de Glen Haydon, Williams and Norgate LTD., London.

 

 

 

 

 

ETUDE DU CONTREPOINT RENAISSANCE

 

On ne peut que recommander l'étude approfondie de l'Aide-mémoire du contrepoint du XVIe siècle d'Olivier Trachier, Editions Durand, Paris, 1995.

 

 

 

 

 

NOTATION DIPLOMATIQUE

 

On appelle "édition diplomatique" une édition reproduisant la typographie originale d'un ouvrage. La notation musicale diplomatique, quant à elle, reprend les figures de note et de silence originales, les clefs et les principes métriques des notations anciennes. Les travaux d'écriture étant mis en partition (et non présentés en voix séparés), on pourrait d'ailleurs nous reprocher de n'avoir pas franchi le pas de la rédaction à la tabula compositoria des compositeurs de la Renaissance ! (La tabula est un système de notation réduit – dix lignes équidistantes superposées couvrant les hauteurs de Sol 1 à Ré 4 – permettant la vision globale de la polyphonie).

 

 

 

 

 

DÉCHIREZ LES OUVRAGES ACADÉMIQUES !

 

"De l'excrément ! répéta Keating avec plus d'énergie. De l'ordure ! De la foutaise ! De la chienlit ! Voilà ce que je pense de l'essai de Monsieur Pritchard [Comprendre la poésie] ! Messieurs, je vous demande d'arracher cette page de vos livres ! […] Allons, messieurs ! Arrachez-la, vous m'entendez ? […] Allons, vous autres, un peu de courage. Vous ne rôtirez pas en enfer pour si peu ! Et pendant que vous y êtes, déchirez-moi toute l'introduction ! A la poubelle, le professeur J. E. Pritchard !"

in Kleinbaum N.H., Le cercle des poètes disparus, Edition°1 Michel Lafon, 1990 (traduction d'Olivier de Broca). 

 

 

 

 

 

GÉRARD BOUGERET

 

Maître de conférences à l'Université de TOURS (FRANCE), Département de Musique et Musicologie.

Recherche (mots clefs) : écriture, harmonie, contrepoint, didactique de l'écriture, théorie des hauteurs, tempérament.