J.L. Le Moigne. 11 04 02
NOTE EN COURS SUR
«L'EPISTEMOLOGIE DE LA MODELISATION »
1. LE CONTEXTE DE CETTE NOTE EN COURS
Les débats sur le nouvel esprit scientifique qu'appelle l'Ingénierie de l'Interdisciplinarité que le programme européen MCX a conduit en 2000-2001, ont conduit à remettre en valeur la pertinence du concept de MODELISATION. Dés lors que l'on est attentif à la légitimité socio-culturelle des connaissances produites (la recherche scientifique), transmises ou re-produites (l'enseignement et la formation), et mise en uvre dans les activités humaines, on se doit de s'interroger sur leurs fondements (ou plutôt sur leurs enracinements). Si, l'on convient que «nous ne raisonnons que sur des modèles » (P.Valéry), il importe de comprendre comment sont "construits" (ou par qui nous sont "donnés") ces artefacts que sont les modèles des phénomènes perçus complexes, modèles sur lesquels nous raisonnons à fin d'intervention.
L'attention que les cultures scientifiques accordent à ce concept de modélisation (en anglais : "modelling") est récente. Les dictionnaires usuels l'ignorent encore, lui préférant le concept de modéle dont l'usage dans le discours scientifique est centenaire. Comme toutes les disciplines l'ont adopté (le qualifiant par la désignation du phénomène qu'il est censé "modéliser", et souvent par le nom de son "inventeur" présumé), il devient un des mots de base du langage de l'interdisciplinarité, qu'il contribue à rendre à la fois possible et plausible : si l'on a les mots pour la dire, ne peut-on l'exercer ? Le mot "modélisation" apparaît semble t il en français à partir de 1975 («La théorie du système général, théorie de la modélisation » est publiée en 1977) ; le mot "modelling" apparaît en anglais à partir de 1965 («Cybernétique Modelling » de Klir & Valach, traduit du tchèque, est publié en 1967).
Si le mot Modélisation se diffuse relativement rapidement au fil des vingt dernières années, ce sera souvent dans un sens réduit à celui du mot Modèle : Modélisation aura une allure plus noble, presque plus scientifique, sans que soit explicité la différence étymologique et épistémique entre les deux concepts. Un article intitulé par exemple «La modélisation du traitement des déchets nucléaire »présentera un modèle présumé scientifique de ce traitement industriel, mais ne nous dira rien des processus d'élaboration de ce modèle. En revanche il décrira sommairement la programmation informatique (à fin de simulation) de ce modèle. Modélisation voudra de plus en plus dire "programmation à fin de simulation (voire de calcul d'optimisation) d'un modèle présumé donné", sans que l'on s'attache particulièrement à l'examen de l'élaboration et de la justification de ce modèle.
Ce relatif laxisme incitera nombre de chercheurs en mathématique et en informatique théorique à s'insurger, en rappelant que pour eux, une modélisation (en pratique, un modèle) scientifique, devait etre présentée en terme mathématique. Le mathématicien I Ekeland, définissait en 1995 la modélisation comme : "la construction (intellectuelle) d'un modèle mathématique c'est-à-dire d'un réseau d'équation censé décrire la réalité" (p. 115). Définition sensiblement plus restrictive que celle que l'on pouvait alors proposer : "Modélisation, processus de construction intentionnelle représentant par un système de symboles quelque perception d'une expérience de la réalité perçue par le sujet modélisant". Mais le sentiment de sécurité donné par les langages formels logico-mathématiques et déductifs semble si prégnant que, pour nombre de communautés scientifiques, il n'est de modèle (et donc de modélisation) scientifique que présenté en langage mathématique. L'expression "modélisation mathématique" semble alors un pléonasme, puisque si elle n'est pas explicitement mathématique, une modélisation (en pratique un modèle), ne sera pas scientifique et ne devra donc pas être considérée pour éclairer rationnellement les actions humaines.
A cette conception restrictive de la modélisation mathématique s'oppose une autre conception que je crois non moins légitime, non moins scientifique, et au moins aussi féconde, que l'on peut appeler la modélisation pragmatique, ou la modélisation heuristique. Quelques textes célèbres de H.A.Simon, scientifique interdisciplinaire du XX° S. par excellence, la rappellent : l'esprit humain peut concevoir et construire des systèmes de symboles agençables en modèles interprétables, communicables, reproductibles et programmables, modèles sur lesquels il puisse intelligiblement raisonner. Les systèmes de notations musicales ou chorégraphiques, tout autant que les systèmes de notations chimiques et idéogrammatiques, en constituent autant d'exemples familiers. Que ces raisonnements ne soient pas tous de type strictement déductif ne les rend pas moins (ni plus) rigoureux que les raisonnements de type algorithmique que préfèrent les mathématiciens ou les informaticiens réduisant la computation symbolique à l'analyse numérique.
Mais convenons en, jusqu'à ces dernieres année, cette solide théorisation de la modélisation des phénomènes perçus complexes proposée par nombre de textes de H.A. Simon (depuis 1965), et plus modestement en français par "la Modélisation des Systèmes Complexes" (1990), ne suscitait pas une grande attention dans les communautés et les institutions scientifiques, même lorsqu'elles entendaient faire de l'étude interdisciplinaire des systèmes complexes leur nouvel objectif. Et, dans les pratiques comme dans les enseignements, la modélisation restait réduite à la l'utilisation ou à l'application informatisée de "modèles" de préférence formalisés dans des langages logico mathématiques formels établis avant et ailleurs, et dont la légitimité scientifique était présumé acquise. Les modes de conception construction de ces modèles ne semblaient pas relever de la modélisation ni d'ailleurs d'aucune autre activité communicable : le produit de quelque intuition géniale ou le souvenir d'un rêve, tel celui de Kekulé qui rêvant à la danse d'un serpent qui se mordait la queue, en aurait inféré le modèle de l'atome de benzène !
2. NE FAUT-IL PAS CONSIDERER UNE
EPISTEMOLOGIE DE LA MODELISATION ?
Ce diagnostic des deux conceptions de la modélisation, l'une étant réduite à l'application de modèles (de préférence formulés en langage logico-mathématique), l'autre s'attachant au processus d'élaboration - construction de modèles par agencements heuristiques de systèmes de symboles computables (le Disegno léonardien)) renvoie à deux options épistémologiques légitimant différemment la scientificité des modèles et de la modélisation.
La première postule l'existence de "faits" donnés directement à la conscience , appartenant à "la nature des choses et pas à l'esprit des hommes". Le modèle n'est alors que la représentation plus ou moins correctement approximative ou simplifiée de tel ou tel agencement de ces "faits" si possible en «longue chaîne de raisons toutes simple dont les géomètres ont coutume de se servirf. Le modèle est ainsi légitimé par la «réalitéf observable ou expérimentable de ces faits, réalité présumée indépendante de l'observateur qui les décrit (objectivité). Cette conception «ontologiquef du modèle (plus que de la modélisation) souvent dite "platonicienne", est celle retenue par les épistémologies naturaliste, positiviste et réalistes (N.P.R.), lesquelles ne différeront qu'au-delà de cette conception initiale du "fait" (souvent déclaré «têtuf) qui légitime le modèle qui le représente.
La seconde part de l'hypothèse duale que les "faits", pour etre faits, doivent avoir été fait. Ils ne sont plus tenus pour nécessairement «donnésf, et le mode de leur construction appartiendra à leur définition et à leur interprétation.(la conception «phénoménologiquef du modèle). Le modèle du fait est engendré par "la modélisation du faire qui engendre le fait". Modélisation artificielle puisque le modèle n'est plus tenu pour donné par la réalité, mais construits, à l'aide d'artefacts symboliques par un modélisateur.
Cette étonnante capacité de l'esprit humain à concevoir des symboles, artifices d'une fascinante et intelligible complexité, garde sans doute encore sa part de mystère[1], mais elle est d'expérience familière, et chacun sait s'accoutumer à l'usage de ces «Formes (Syntaxe) qui à la fois, Informent (Sémantique) et Transforment (Pragmatique)f, que nous appelons symboles.
Symboles que par computation reproductible (programmables), nous savons agencer en systèmes de symboles qui à leur tour deviennent symboles, à l'aide desquels nous savons souvent concevoir et construire intentionnellement des modèles intelligibles des phénomènes que nous considérons. Intelligibles et donc communicables, programmables et transformables.
Les épistémologies de types constructivistes, génétiques, pragmatique (C.G.P.) assurent un corpus correctement argumenté et enraciné dans nos cultures, légitimant intelligiblement cette conception cognitive de la modélisation par conception (Design, ou Disegno) de modèles construits intentionnellement par systèmes de symboles. Corpus aussi correctement argumenté que celui des épistémologies de type N.P.R. assurant la définition de la modélisation par application de modèles présumés donnés par les faits réels.
Elles permettent en outre d'ouvrir largement l'éventail de la production de connaissances scientifiques par intelligence modélisatrice, puisqu'elles peuvent sans exclusive tenir pour construits des modèles de faits initialement tenus pour donnés : ces derniers étant nécessairement exprimés en termes de systèmes de symboles.
Le principal intérêt que l'on doit aujourd'hui attribuer à cette conception inventive ou pragmatique de la modélisation, dés lors qu'elle est épistémologiquement correctement argumentée, est de nous inciter collectivement à être beaucoup plus attentifs qu'auparavant à la «qualitéf des modèles sur lesquels nous raisonnons, afin d'élaborer des connaissances dans toutes les disciplines et dans tous les domaines de l'action humaine. Du modèle du gène présumé brevetable au modèle du Produit National Brut, nous savons que nous raisonnons trop souvent sans beaucoup nous interroger sur la qualité et la signification de la matière première (les données ?). Est ce là une attitude aussi scientifique que nous le clamons en admirant seulement la qualité (ou l'élégance) formelle des raisonnements que nous conduisons ? Suffit il, lorsque nous nous rencontrons une difficulté due à la pauvreté de cette matière première, de nous décharger de nos responsabilités en les confiant à un comité d'éthique ou en demandant à un spécialiste en ergonomie ou en psychologie de résoudre "ces questions de détail" ?
3. «AU CUR DE CETTE CRISE SE TROUVE LA
QUESTION DE LA MODELISATIONf.
Ce long rappel du contexte dans lequel s'inscrit aujourd'hui notre intelligence collective de la modélisation dans la production et l'enseignement des "connaissances actionnables", et des débats épistémologiques qu'elle suscite, est suscité par l'annonce récente d'un Colloque sur le théme «Langages Scientifiques et Pensée Critique: Modélisation, Environnement, Décision Publiquef, organisé à Cerisy par N Bouleau (Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, Paris). Le texte de présentation de ce colloque[2] m'a semblé témoigner d'une timide et prudente remise en question de la conception classique de la modélisation réduite à l'application informatisée de modèle.(la conception platonicienne).
Remise en question provoquée d'avantage, semble t'il par des considérations d'opportunité ("ça ne marche plus aussi bien qu'avant" ? ) que par un exercice de critique épistémologique de la modélisation interdisciplinaire ! L'examen du document de présentation de ce Colloque nous donne peut être l'occasion de reconsidérer et de développer les arguments que l'on mobilise pour assurer une solide théorie de la modélisation des systèmes complexe, condition d' une ingénierie intelligente de l'interdisciplinarité. Une interdisciplinarité qui exprime aujourd'hui «l'idéal de complexité de la science contemporaine s'attachant à restituer aux phénomènes toutes leurs solidarités[3]f
Pour ce faire proposons nous dans un premier temps, de lire puis d'interpréter les quelques lignes de "l'ARGUMENT" qui introduit le programme détaillé de ce colloque.
«La pensée critique a une grande
difficulté à mobiliser les langages scientifiques et à appréhender les démarches
scientifiques et techniques. D'un côté les analyses en langage ordinaire n'ont pas prise
sur le détail des argumentations techniques, d'un autre côté les scientifiques ont
surtout le souci d'idéaliser les situations où la technique joue un rôle, finalement de
nombreux agents économiques mettent en uvre des savoirs spécifiques engendrant des
perturbations techniques hors de toute pensée critique.
Au cur de cette crise se trouve la question de la modélisation. Si une modélisation donne l'illusion d'une démarche déductive à partir de faits mesurés, ce ne peut être qu'au sein d'un langage et de conventions qui sont à mettre en question. Aujourd'hui la modélisation, toute auréolée de science auprès du public, n'a aucune difficulté à se parer d'objectivité quand c'est utile à ses commanditaires. Le vrai travail critique, pour sortir des ornières interprétatives du parti adopté, n'est pas une purification mais une contre-modélisation. Son outil principal est l'imaginationf.(C'est moi qui souligne).
Que l'Institution Scientifique commence à convenir de l'importance épistémologique et civique de la modélisation , n'est ce pas une bonne nouvelle, aussi imprécise que soit encore la conception de la modélisation à laquelle se réfère les rédacteurs de ce texte ?
Plus curieux a priori est le fait que la question de la modélisation soit tenue pour le cur d'une crise qui semble être "la Crise" : S'agit il de la crise de la science contemporaine, ou de celle des rapports de la science et de la société, ou de celle des rapports entre les langages scientifiques et le langage ordinaire.? : Sans doute toutes ces composantes à la fois
Cette reconnaissance du caractère central de la modélisation dans toute activité scientifique n'est elle pas un événement ? Les modèles sur lesquels nous raisonnons ne sont donc plus banalement "donnés", et il importe de s'attacher à leur discussion critique et à leur légitimation socio-culturelle ? Qui se plaindra ce changement d'attitude ?
L'argument initial d'une opposition entre La pensée critique et les langages scientifiques ou l'appréhension des démarches scientifiques et techniques, est a priori plus surprenant. Sans doute témoigne t il de la légèreté de la culture épistémologique de bien des scientifiques, convaincus qu'ils n'ont pas à exercer de réflexion critique sur la légitimation de leur science : Auguste Comte s'en serait chargé pour eux, et la cause serait définitivement entendue! Pourtant chacun fait sien la définition de la science que nous rappelle J.Ladriére : «La science est un mode de connaissance critique[4]f. Faut il lire un aveu humiliant ? La science, mode de connaissance critique serait développée par des scientifiques incapables de s'exercer à la pensé critique ? Incapables, sûrement pas, mais souvent peu accoutumés et rarement encore incités à le faire par leurs institutions. On peut etre enseignant et chercheur scientifique éminent et bardé de diplômes sans avoir d'autres notions d'épistémologie que de vagues souvenir du «Catéchisme Positivistef d'A.Comte (1852 ! ).
Aussi est il réconfortant de constater
ici que des scientifiques assument publiquement cette auto critique : contrairement à ce
que les citoyens qui leur font implicitement confiance pensent, ces scientifiques
confessent qu'ils ont une grande difficulté à s'exercer à la pensée
critique. Et en convenant , ils s'efforcent de surmonter cette difficulté. Ce qui les
conduit à remettre en cause, enfin, leur conception de la modélisation : «Aujourd'hui
la modélisation, toute auréolée de science auprès du public, n'a aucune difficulté à
se parer d'objectivité quand c'est utile à ses commanditairesf.
Initiative salubre que l'on a fort envie d'encourager en les invitant ces scientifiques à s'associer aux «chercheurs-citoyens[5]f qui s'attachent depuis longtemps à la «critique épistémologique internef de leur activités et de leurs "productions", en s'interrogeant sur leurs expériences de la modélisation, tant dans leurs activités d'enseignement et de recherche que dans l'exercice de leurs responsabilités professionnelles et civiques.
Mais aussi initiative que l'on craint de voir vite tourner court, tant les dernières lignes semblent annoncer que l'on aurait déjà trouvé une solution méthodologique aux problèmes épistémologiques et socio-culturels attachés à nos conceptions de la modélisation. Pour sortir des ornière que suscitent la conception platonicienne de la modélisation, il ne faudrait plus chercher à purifier (au sens de "réduire") plus encore les langages formels par lesquels on l'exprime (ce dont on ne disconviendra certes pas), mais il faut inventer une contre-modélisation dont l' outil principal est l'imagination.
La contre modélisation n'est elle pas une autre modélisation ? En quel langage s'exprimera t elle, sur quelles prémices épistémologiques sera t elle élaborée? Suffira t 'il d'en appeler à l'imagination , voire au délire onirique pour l'exercer ? Comment la pensée critique pourra t elle permettre d'appréhender les démarches scientifiques et techniques qu'elle pourra autoriser et légitimer ? Pourquoi les analyses en langage ordinaire n'auront elles pas prise sur le détail des argumentations techniques qu'elle devrait susciter? Comment conduira t'elle à enrichir les systèmes de symboles par lesquels se concevront (disegno) les modèles, artefacts évoluant , qu'elle permettra de concevoir ? Autant de questions qui, pour l'instant restent ouvertes et que les rédacteurs de cet "Argument" ne semblent pas souhaiter considérer.
4. NOUS EXERCER A TIRER PARTI DE CES
EXPERIENCES MODELISATRICE
On m'objectera que cet Argument doit condenser en 15 lignes une thése qui sera développée par 35 contributions savantes bientôt exposées et discutées pendant une pleine semaine. La pensée critique à laquelle je m'exerçais sur cette pensée critique de la conception de la modélisation ne serait pas critique si elle s'arrêtait à la lettre de ce trop bref manifeste. On l'entendra mieux en étant attentif aux situations expérimentalement exercées et réfléchie par les enseignants- chercheurs et les praticiens qui s'y référent. Ceux ci ont veillé à rédiger (et à publier sur le site web de ce Colloque) les résumés de leur intervention. Ce qui nous permet de consulter quelque 35 notes suffisamment élaborées pour permettre au lecteur attentif de percevoir la diversité et parfois la richesse des expériences modélisatrices rassemblées pour illustrer, développer et peut etre nuancer la théorie de la modélisation par contre modélisation dont cette recherche collective veut rendre compte.
Sur ces 35 résumés une douzaine m'ont semblé particulièrement originales : je veux dire par-là suggérant une expérience de la modélisation à la fois effective et plus attentive que les autres aux légitimations épistémologiques sous jacentes. Pour permettre au lecteur pressé donner un tour plus concret (plus visible) à ces discussions d'apparence spéculative, je prends le parti de sélectionner quelques extraits de ces notes, en les reproduisant ci dessous sans les commenter d'avantage, au prix de quelques coupures qui, ,je l'espère, ne trahirons pas trop le sens du propos. Je n'ai pas retenu celles qui m'ont semblé rédigées en langue de bois, je veux dire reprenant le discours usuel de la modélisation par application de modèles formels.
Comme tous ces textes sont aisément accessibles sur le site web du Colloque, chacun pourra aisément, s'il le souhaite, remonter aux textes sources. Mon propos n'est ici que de contribuer à des réflexions qui devront être collective, à la transformation de nos multiples expériences modélisatrice en «science avec consciencef, en tirant parti de ces échanges.
Alain FRANC: Diversité et modélisation
La diversité biologique est au cur de la notion même de
biologie, à toutes les échelles dorganisation (de lADN aux communautés, en
passant par les cellules et les organismes). Le fondement même de la notion de diversité
est que deux systèmes sont toujours différents
.
La modélisation, y compris dans le cadre dune pluralité
de langages mixtes face à un système biologique et des questions qui sont posées
(quelle sera la diversité de la forêt amazonienne dans trois décennies ?) repose
souvent sur lidentification de faits ou structures saillantes, et de hiérarchie
entre ces structures et des détails. Linformation est traitée, sculptée, et des
simplifications sont décidées
.
Doù la question naturelle : y a-t-il compatibilité entre
la diversité telle quelle est perçue par les biologistes et la modélisation des
systèmes biologiques ?
Bernard BARRAQUÉ : Une science
écran pour une impasse politique ?
La modélisation acoustique de la gêne
due au bruit des aéronefs commence à peine à être remise en cause comme approche
scientifique, et on peut se demander si ce nest pas tout simplement parce que la
politique publique de gestion des rapports entre les aéroports et leur environnement, qui
sappuyait sur cette approche, est elle-même remise en cause. On voudrait donc ici
étudier en parallèle la modélisation et la décision publique. La gêne due au bruit
des transports terrestres et aériens est apparue dès les années 1950 aux Etats-Unis, et
en 1960 en Angleterre
Comme par ailleurs, le trafic a
beaucoup augmenté, mais avec des avions de moins en moins bruyants, la gêne semble avoir
progressé, jusquà des explosions de colère des riverains, alors que les
indicateurs acoustiques samélioraient. Ceci a conduit deux gouvernements successifs
et opposés à proposer la même " charte de maîtrise des nuisances sonores ",
fondées sur le plafonnement de lénergie acoustique annuelle malgré
laugmentation du trafic, auxquels ni le lobby aérien ni les riverains ne croient
vraiment, tant la situation est empoisonnée.
Une gestion différente (et plus
réussie) du conflit est possible, mais elle suppose de reprendre entièrement les deux
dimensions : dune part considérer que laéroport doit sinsérer dans
son territoire et donc entrer véritablement en négociation globale (et pas cloisonnée)
avec lui ; dautre part, donner à la gêne ses caractéristiques réelles, qui sont
psycho-sociologiques, socio-économiques et territoriales, au lieu de lenfermer dans
lacoustique et les sondages fondés sur une psychologie behavioriste mal digérée.
Guillaume FABUREL: La modélisation
environnementale à lépreuve des territoires. Le cas du bruit des avions
Les relations entre infrastructures
de transports et territoires font lobjet de tensions grandissantes entre acteurs.
Concernant les infrastructures aéroportuaires, le déroulement du récent débat public
sur le troisième aéroport francilien (DUCSAI) ou les résistances locales que
rencontrent un peu partout dans le monde les aéroports pour accroître leurs capacités
en attestent. Or, lusage des instruments de modélisation est très souvent requis
pour lobservation du fonctionnement aéroportuaire puis la prévision complexe de
ses impacts : modélisation de la demande de déplacements et des trafics, modélisation
des impacts économiques à des échelles territoriales variées, modélisation des effets
environnementaux, et notamment du bruit
Prenant appui sur lanalyse du
bruit des avions, nous aborderons en premier lieu certains des modes daction
(dispositions réglementaires, outils diagnostics de plus en plus raffinés) et
référentiels (ex : technico-scientifique) de la modélisation acoustique en vue de
cerner leur rôle dans les situations de blocages affectant les aéroports. Nous
montrerons alors comment cette modélisation entretient souvent une logique de production
de l'action publique délaissant nombre d'acteurs, notamment territoriaux.
Suite à ce constat, nous
ébaucherons dans un second temps une proposition de contre-modélisation dans le but
daider à sortir le bruit de lornière acoustique et alors de le hisser au
rang dobjet territorial. Dégagée de la seule visée prédictive et ce faisant
uniquement normative, cette contre-modélisation aborde non plus le seul bruit mais ses
effets directs et indirects sur le vécu des personnes exposées et les dynamiques
territoriales : gêne, modification des pratiques locales, sélection sociale et marquage
spatial notamment du fait de dépréciations immobilières ou de la dévalorisation du
cadre de vie, investissement associatif, construction identitaire
Cette
contre-modélisation, par nature territoriale, est pensée dans le but dengager non
seulement les acteurs très souvent en conflit mais aussi les scientifiques d'horizons
disciplinaires différents (acoustique, économie, géographie, psychologie, sociologie et
sciences politiques) dans un travail d'imagination offrant la possibilité de retisser des
liens là où la simulation numérique classique peut diviser
Amy DAHAN: De la météorologie aux modèles climatiques
: évolution et nouveaux enjeux des pratiques de modélisations
Lexposé veut présenter une réflexion générale
sur lévolution des pratiques modélisatrices au cours du dernier demi-siècle. En
nous appuyant sur lanalyse dun exemple paradigmatique précis, qui va du
domaine de la météorologie numérique après la deuxième guerre mondiale jusquaux
modèles climatiques et à la question de leffet de serre au tournant du XXIè
siècle, nous analyserons les facteurs principaux de changement dans les modèles et les
modélisations : rôle de l'ordinateur et des simulations, importance des "modèles
de l'ingénieur", rôle de la dynamique et du chaos, complexité des objets,
multiplicité des échelles.
Nous constatons linsuffisance à considérer la
notion de modèle comme une catégorie purement cognitive et nous soulignons la
nécessité d'appréhender conjointement les activités de modélisation, tout
particulièrement les questions liées aux acteurs et à leurs objectifs, et les questions
relatives aux fonctions décisionnelles, performatives et d'expertise des modèles.
Alain DESROSIÈRES: Statistique et espace public, le
rêve de l'extériorité
Un rêve d'extériorité hante les usages des
statistiques, tant dans les sciences sociales que dans le débat public : les faits
sont les faits, les banques de données en recèlent les secrets. La magie de l'alchimie
statistique est résumée par la transformation de ces deux mots, "faits" et
"données", de participes passés en substantifs oublieux des verbes actifs qui
les ont engendrés. Le "fait" symbolise le réel têtu, opposé aux idées
vagues, aux fantasmes, aux théories fumeuses. Mais qui l'a fait ? Miracle de la langue
qui conserve, comme la lettre volée bien en évidence et pourtant invisible d'Edgar Poe,
la trace de la fabrication antérieure du "fait". Il est possible d'ouvrir les
yeux : avant de devenir têtus, les faits ont été faits. Mais pas de faits sans
données. Merveille de la technique moderne : il suffit d'une carte bleue, ou plutôt d'un
accès à Internet, pour retirer des données à la banque. Mais qui les a données ?
Données vraiment ? N'ont elles rien coûté ? Ne sont elles pas commercialisées, parfois
fort chères ? Les réseaux sociaux et politiques d'enregistrement, de mise en forme et de
calcul de ces données sont, eux aussi, escamotés par le passage du participe passé au
substantif. Dès lors, les faits et les données circulent, à la fois construits et
réels, d'autant plus réels qu'ils sont plus construits. Ils font les points d'appui, les
preuves, les arguments. La société n'est pas un rêve. Elle n'a pas d'extérieur. Sont
co-construites simultanément des façons de se représenter le monde, dagir sur
lui, de le mesurer et de modéliser. Les statistiques ne se contentent pas de "
refléter la réalité ", elles contribuent à la créer, à travers le langage
commun quelles proposent. Mais cette façon de les envisager se heurte à une
irrésistible demande sociale de réalité " extérieure au débat ". Comment
penser cette contradiction et la remettre dans le débat public ? Des exemples de telles
questions seront présentés, à propos des mesures du chômage et du Produit intérieur
brut (PIB) depuis les années 1930, de l " intelligence générale " telle
quelle a été mise en forme par lanalyse factorielle depuis 1904, et de
l " opinion " créée par les enquêtes par sondage depuis 1936.
Claudine ROBERT : Enseignement des
mathématiques et formation à la modélisation
A travers quelques situations, nous
montrerons en quoi, au delà des volontés affichées par les institutions,
lenseignement des mathématiques français à la fin du 20ème siècle constituait
plus un obstacle quune préparation à la pratique de la modélisation. Nous
analyserons quelques éléments susceptibles dexpliquer ce phénomène, au niveau
des temps et lieux de la pensée critique en mathématiques, des processus de validation,
de la dialectique entre explication et interprétation, mais aussi niveau des discours
sociaux (sur la complexité, linterdisciplinarité). Enfin, nous proposerons
quelques éléments visant à intégrer, dans un enseignement de mathématiques, des
éléments de formation à la modélisation
Jacques DÉSAUTELS et Marie
LAROCHELLE : L'esprit critique comme pratique discursive: le cas de l'éducation aux
sciences
Lors de récents travaux de
recherche, nous nous sommes intéressés au travail discursif accompli par des groupes
d'étudiants et étudiantes du collégial (16-18 ans) lorsqu'ils délibèrent entre eux à
propos de désaccords entre scientifiques, telle la recherche sur les thérapies
géniques. Plus particulièrement, nous nous sommes intéressés aux stratégies et
ressources discursives qu'ils mettent en uvre pour exprimer et justifier leurs
positionnements et repositionnements tout au long de leur propre conversation. Tout en
montrant comment un tel contexte d'enquête peut constituer, sur le plan éducatif, une
voie féconde en ce qu'elle permet la complexification du point de vue des locuteurs, nous
avons aussi montré comment la tendance de ces derniers à mobiliser la rhétorique
scolaire pour résoudre les désaccords n'est guère émancipatoire, dans la mesure où
ils en viennent alors à dissocier l'épistémologie et l'éthique et à les loger dans
deux mondes qui, le plus souvent, ne communiquent que par le biais de la personnalité des
scientifiques en cause. En d'autres termes, c'est comme si l'entrée en conversation de
cette rhétorique paralysait le travail discursif et amenait les uns les autres à cesser
«de suspecter, de s'interroger et de soumettre le monde à des épreuves» (Boltanski et
Thévenot, 1991, p. 54). Dans cet exposé nous examinerons les relations plus ou moins
compatibles entre l'éducation aux sciences et l'esprit critique en tant que pratique
discursive.
Luc BAUMSTARK: Coûts
environnementaux et calcul économique dans le rapport Boiteux II : léconomiste
dans la posture du passeur.
Le 11 mars 1999, les ministères en
charge de lenvironnement et des transports demandaient au Commissariat général du
Plan dactualiser les valorisations monétaires des effets externes du transport
proposées dans un précédent rapport de 1994 et dont les conclusions avaient été
largement reprises par le gouvernement dans plusieurs circulaires. Ces valeurs devaient
permettre dincorporer aux calculs économiques de rentabilité des investissements
publics du secteur des transports, les avantages et les coûts non marchands que ces
investissements impliquent : lépuisement des ressources non renouvelables, la
congestion et les nuisances sonores liées au trafic, les effets de la pollution
atmosphérique sur la santé, mais aussi les gains de temps et les vies épargnées.
Lélaboration de ces valeurs a nécessité une large concertation et des compromis
de la part des principaux acteurs représentés dans le groupe de travail. Le consensus
lent à obtenir sur certains dossiers, les études mobilisées pouvant conduire à des
appréciations nuancées voir contradictoires, constitue néanmoins aujourdhui,
malgré les grandes incertitudes qui demeurent sur bien des points de la démarche, une
base solide sur laquelle il est possible de sappuyer pour refondre les valeurs
actuellement en vigueur. Toutefois, léconomiste se trouve embarqué là dans une
démarche qui le met dans une posture délicate, interpellé par la prise de conscience
collective des coûts environnementaux, il se doit de proposer des passerelles entre la
discipline qui est la sienne et les grands enjeux de politiques publiques. Or, au terme de
cette concertation, on peut sinterroger sur le sens et la pertinence de la démarche
proposée. La production de ces valeurs ne souffre-t-elle pas dune dérive
technocratique au point de rendre ces valeurs inopérantes, ou permet-elle au contraire de
rendre le débat possible là où celui-ci a du mal à sinstaurer ?
François VATIN : La genèse de
léconomie mathématique et lesprit dingénieur
On a beaucoup insisté sur
limportance des ingénieurs dans la genèse au XIXème siècle de léconomie
mathématique, tout particulièrement en France. On a vu principalement dans ces
ingénieurs-économistes les agents capables, du fait de leur culture scientifique, de
transmettre, dans le champ économique, des schémas mathématiques assis sur le calcul
différentiel et intégral qui régnait dans la mécanique pure depuis Leibniz et
Newton.
Ce point de vue, sil permet de
décrire une partie de la question, tend à oublier que les ingénieurs sont dabord
des hommes de " terrain ", quils sintéressent moins à la
cosmologie newtonienne quà la science des machines, qui connaît, précisément à
cette époque, un renouveau sous le nom de " mécanique industrielle ", laquelle
emprunte beaucoup de ces questions à léconomie politique.
La démarche des ingénieurs, en
économie comme en technologie, nest pas tant de construire une science " pure
" que délaborer des instruments de mesure praticables, susceptibles de guider
laction
.
Loin de cette conception platonicienne
de la connaissance, les " ingénieurs-économistes " du XIXe siècle se
présentent comme des bricoleurs de la pensée, qui élaborent de nouveaux artefacts
conceptuels, pour contribuer à cette rationalisation du monde dont il sont les hérauts.
Dans cet esprit dingénieur, la
rationalité nest pas tant un présupposé de la pensée quun produit de
laction. Telle est en tous cas la thèse que cette communication entend défendre.
Elle sappuiera notamment sur Augustin Cournot, si proche à bien des égards des
ingénieurs-économistes, qui a, dans sa philosophie, très précisément développé
cette conception constructiviste de la rationalité, qui nous semble caractériser
lesprit dingénieur.
Jean-Pierre PÉNEAU : Quelques
aspects du recours à la modélisation pour les opérations de conception du projet
architectural et urbain
Les catégories et les procédures
mises en uvre usuellement pour la conception des projets : assemblages,
ressemblances, réminiscences
savèrent bien difficiles à formaliser.
Lactivité projetante aime pourtant à se définir au cur de ces entrelacs
fluctuants, associant les déterminismes constructifs et fonctionnels aux exigences
dordre symbolique et esthétique
.
Quelques illustrations peuvent
montrer au fil des textes fondateurs cette permanence de lhybride et
cette contamination des formalismes opératoires par des catégories beaucoup moins
maîtrisables : celles -suivant les âges du beau, du naturel, du
vrai, de lexact
Dans une actualité plus vive, il y
a lieu détablir le distinguo entre les modélisations du processus de conception
architectural proprement dit, et les modélisations à caractère technologique : celles
de la stabilité, de la mécanique des structure, de la résistance des matériaux ; ou
instrumental: celles de lespace numérique de la représentation, celles de
lordonnancement
.
A légard du thème même du
colloque, ce bref examen devrait permettre dapprécier la valeur réelle de cet
emploi modulé de la modélisation dans la sphère architecturale et urbaine. De façon
plus directe, il devrait conduire à sinterroger sur la valeur véritablement
critique de cette posture, ressemblant davantage à une résistance collective au sein
dun domaine disciplinaire, quà un processus raisonné de questionnement et
dajustement.
Gérard HÉGRON : De la
modélisation à la conception assistée par ordinateur. La modélisation déclarative
Les logiciels de conception assistée
par ordinateur (C.A.O.) actuels sont plus des outils daide à la modélisation que
de véritables outils daide à la conception. Ils nous permettent dobtenir une
maquette numérique dun dobjet, ici un objet architectural, dont on a a priori
une représentation mentale très précise et déjà finalisée. Ils sont, par
conséquent, le plus souvent utilisés comme des outils de présentation et de
communication dun projet. Pour pallier les carences de cette modélisation dite
impérative, la modélisation déclarative, en plein essor depuis le début des années
90, autorise la description dun objet par ses propriétés : propriétés
morphologiques, structurelles, dusage, etc. À partir de cette description,
lordinateur engendre des solutions ou un espace de solutions que lutilisateur
peut explorer (prise de connaissance). On parle aussi de modélisation ou de simulation
inverse. Lespace de représentation de lobjet change radicalement. Le
concepteur ne pense plus lobjet comme un ensemble structuré de primitives
géométriques mais dans un langage de description qui traduit ses intentions (cahier des
charges) indépendamment du modèle numérique sous-jacent.
Nous montrerons dans cet exposé
comment cette approche déclarative renverse le processus classique de modélisation
.
Philippe BLANCHARD : Médiatiser le risque nucléaire.
Stratégies de contournement de la difficulté technique
L'énergie nucléaire est le produit d'une technique
complexe, exprimée par des spécialistes dans un langage hermétique. Cette situation,
qui confine l'opinion dans l'ignorance et la révérence, conviendrait aux industriels et
aux divers organismes en charge du nucléaire. A l'inverse, les stratégies de
mobilisation du public menées par les opposants depuis 30 ans tentent le contournement de
cet obstacle technique afin de mettre à jour les questions écologiques et sanitaires
massives en jeu. L'analyse rigoureuse des reportages télévisés montre l'hésitation des
experts et contre-experts, des politiques et des citoyens engagés, entre une difficile
vulgarisation, et la conformation aux exigences de symbolisation, de simplification,
d'immédiateté et de mise en spectacle exigée par le média. Faut-il désepérer du
débat démocratique sur une technique aussi complexe ? A défaut, quelle place y
attribuer aux experts et aux médias, ces deux instances de médiation décisives ? Nous
montrerons que l'insuccès des revendications des "anti" français tient pour
une part à une médiatisation défavorable, non seulement des données scientifiques et
techniques, mais aussi du contexte social et politique de leur mise en oeuvre.
Nicolas BOULEAU : La modélisation
critique: sources, enjeux et moyens de la logique externe
Dans un monde largement dominé par la
science et la technique, la modélisation peut-elle être un langage capable de mettre la
critique au niveau des problèmes d'aujourd'hui ? Nous évoquerons des origines
philosophiques de l'idée de logique externe, fondée non sur une cohérence ou une
syntaxe, mais sur la concurrence et la diversité des vues (Mill, Quine, Feyerabend,
etc.). Quelles modalités cette voie pourrait-elle prendre pour contribuer à la question
de la gestion prudentielle de l'aventure technique ? Nous dessinerons quelques outils
d'analyse critique des modèles par contre-modélisation grâce à la construction de
"co-vérités".
Michel CALLON: Agir dans un monde
incertain : essai sur la démocratie technique
Et sil fallait enfin tirer les
conséquences des crises à répétition que nos sociétés traversent lorsquelles
sont confrontées aux débordements inattendus des sciences et des techniques ?
Lenjeu est de taille : faire
apparaître les conditions dans lesquelles les sociétés démocratiques vont se rendre
capables daffronter les défis des sciences et des techniques, redéfinir un espace
public réunissant non pas des individus désincarnés mais des femmes et des hommes pris
dans des histoires singulières. Après lâge de la démocratie délégative, celui
de la démocratie dialogique ?
Isabelle STENGERS: Les malentendus
de la vulgarisation
Le rapport difficile entre
énoncés proprement scientifiques et modélisations ad hoc implique évidemment d'abord
le problème du rôle joué par l'expertise scientifique dans nos sociétés. Mais la
manière dont ce problème se pose pourrait bien à son tour
déboucher sur une question plus difficile à cerner, mais vitale lorsqu'il s'agit de
l'enseignement : celle de la plausibilité a priori accordée à des réponses d'allure
scientifique, celle de l'identification
entre science et rationalité qui nous rend généralement vulnérables à de telles
réponses. Telle fut la préoccupation centrale de Whitehead lorsqu'il écrivit
"Science and the Modern World", explicitement centré sur l'incohérence propre
à la pensée moderne, admettant la suprématie de causalités de type physique pour ce
qui concerne "le monde", et de finalités individuelles pour ce qui concerne les
humains. "Cette incohérence radicale à la base de la pensée
moderne rend largement compte de ce qu'il y a d'hésitant, d'indécis dans notre
civilisation. Ce serait aller trop loin que de dire qu'elle affole la pensée. Mais la
pensée est affaiblie par cette incohérence qui se tapit dans ses
arrières" (SMW, 76 en anglais, 97 en français). La proposition de Whitehead, en
appelle d'abord à l'imagination, à l'appétit esthétique, à ce qu'il appelle des
"valeurs vivantes", et non à l'esprit critique axé sur la question de la
validité des savoirs scientifiques et de leurs limites. C'est pourquoi il faut la dire
dangereuse, susceptible de susciter un rejet violent. Mais la violence de ce rejet traduit
peut-être une autre violence, celle que nous avons, dès l'école, subie et acceptée
lorsque nous a été inoculée la vision du monde moderne
5. «CAR LA METHODE NUIT A
L'INGENIOSITE, ET L'INGENIUM A ETE DONNEE AUX HUMAINS POUR COMPRENDRE,C'EST A DIRE POUR
FAIREf
Puis je synthétiser symboliquement cette note par cette formule emblématique de G Vico ? La méthode (de modélisation) à laquelle se réfère explicitement G.Vico dans son discours de 1708 est la méthode de modélisation analytique que commençaient à populariser en Europe les 4 préceptes du Discours de la Méthode sur lesquels repose encore la conception platonicienne de la modélisation par application de modèles formels.
Retrouvant une grande tradition de la pensée critique en Occident, qui va dés rhéteurs de la Grèce antique à la prodigieuse expérience modélisatrice de Léonard de Vinci par les Topique d'Aristote, G.Vico nous invite à restaurer dans nos cultures une modélisation ingénieuse assurée par une argumentation épistémologique argumentée et explicitée, celle qui fonde les sciences d'ingenium.
Puis je enfin ajouter, en guise d'apostille trois formules d'H.A. Simon qui inciteront peut etre par surcroît les chercheurs attentifs à ce qu'ils font lorsqu'ils modélisent, à lire enfin sa Conférence Turing (informatique et I.A, 1975) et sa conférence Nobel (économie, 1978) ? :
- «Modeling is a principal perhaps the primary tool for studying the behavior of large complex systemsf (1990)
- «"Modeling " is neither more nor less logical than "reasonning"f(1989)
- «There may be formal models which however rigorous, do not ressemble very closely any of the models using traditional mathematics f (1965-67)
***
*
[1] «Merveilleuse et pourtant compréhensiblef dira H Simon citant S.Stevin de Bruges
[2] http://www.ccic-cerisy.asso.fr/langages02.html
[3] G. Bachelard «Le Nouvel esprit Scientifiquef, PUF, 1934, p.147-145.
[4] Article "Sciences et discours rationnel" de J.Ladriére dans l'Encyclopédia Universalis
[5] J'emprunte le mot au sous titre du livre de l'agronome B.Vissac : Les vaches de la République, Saisons et Raisons d'un chercheur citoyen, INRA éditions, 2002..