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Jean-Louis LE MOIGNE : Modéliser et donc symboliser n’est pas seulement formaliser : ‘La rigueur imaginative est ma loi’ 

29 janvier 2005

MODELISER ET DONC SYMBOLISER N’EST PAS SEULEMENT FORMALISER :

LA RIGUEUR IMAGINATIVE EST MA LOI’

Jean-louis LE MOIGNE 

lemoigne@univ-aix.fr

« La rigueur imaginative est ma loi. Imaginer ce qu’on imagine lorsque je dis : Modèle … » interrogeait le jeune Paul Valéry  dés ses premiers Cahiers[1] : Il venait sans doute de lire dans les Carnets de Léonard, alors qu’il rédigeait son ‘Introduction à la méthode de Léonard de Vinci’, cette étonnante interpellation :

« Le disegno est d’une excellence telle qu’il ne fait pas que montrer les œuvres de la nature, mais qu’il en produit un nombre infiniment plus varié …Il surpasse la nature parce que les formes élémentaires de la nature sont limitées, tandis que les œuvres que l’œil exige des mains de l’homme sont illimitées[2] »

Et sans doute s’interrogeait il sur la signification du mot ‘Modèle’ (qui commençait alors à s’enraciner dans nos cultures scientifiques) ; Ne pourrait-il traduire correctement le ‘Disegno’  léonardien ? « Voyez-vous un mot français qui puisse « confondre le dessin avec le dessein » ? L’homophonie ici, n’est pas jeu de mot, elle révèle non pas un, mais des,  sens entrelacés, qui cohabitent en se rendant mutuellement intelligibles, comme le jour et la nuit, la vie et la mort, le ciel et la terre. Les séparer d’abord, comme on sépare le dessin et le dessein, le singulier et l’universel, c’est d’emblée se priver de ce sixième sens qui nous permet d’appréhender l‘indéfini, « la rencontre de l’ombre et de la lumière, … de l’intérieur et de l’extérieur [3]».

Comme Léonard  et tant d’autres, P. Valéry était attentif à l’appauvrissement de nos modes de représentations, lorsque nous nous croyons tenus de les réduire à la seule forme physique du ‘signe’  (ou du trait) et en affectant d’ignorer que ce signe n’est que la partie banalement visible du symbole.

« Le disegno est de l’ordre de l’activité, de la production potentielle d’images. … Mais rien ne nous empêche de l‘envisager selon le schéma explicatif retenu pour rendre compte du symbole. Forme visible de l’idée, le disegno peut se faire véhicule d’une pensée »

Ce qui frappe le plus dans cette conception renouvelée du disegno, c’est que sa valeur intellectuelle n’est plus exclusivement métaphysique, mais plus intrinsèque, du ressort de sa matérialité même, comme si l’esprit avait besoin, pour être, d’un support à son intelligibilité. »…

Le disegno va alors devenir « le lieu où se dégagent les fonctions fondamentales de la communication et de l’expression … par un processus toujours plus intense de symbolisation : ‘Représenter une idée par une figure qui participe à l’universalité et à l’idéalité de son objet’ dira  R.Klein [4]»

            En reconnaissant dans le Disegno, comme nous le reconnaissons aujourd’hui dans la Modélisation ‘un processus toujours plus intense de symbolisation : ‘représenter une idée par une figure’, P. Valéry nous invitait à restaurer dans nos cultures scientifiques aussi le statut de la symbolisation : Etrange et fascinante capacité de l’esprit humain, capacité d’élaboration de ‘Nombres plus subtils’ (que P. Valéry notait ‘N+S’), permettant de conjoindre intelligiblement ‘la forme, la substance et l’action’ en tout acte de modélisation: Les ‘systèmes de notation musicale’,  si formels en apparence, ne nous donnent-ils pas depuis longtemps la perception familière de cette aptitude à représenter le formellement ‘ineffable’  selon des modes que nous tenons aisément pour intelligibles : Informant, c’est à dire Communicables, Computables et Mémorisables.

            Rien ne nous contraint à réduire toujours les représentations de nos perceptions du « sentant-mouvant-pensant » à des formes passives et vides de toutes substances. Pourquoi nous priverions nous systématiquement de la richesse des symboles et des systèmes de symboles sous le prétexte - assez futile de la part d’humains qui se flattent volontiers de leur intelligence - que  le traitement  des formes dites pures (passives et sans substances) demande moins de capacités de mémorisation aux robots computant ?   Dés lors que cette capacité n’est plus ressource rare, nous n’avons plus de raisons de nous contraindre. Nos ressources rares sont bien plus nos capacités d’attention que de mémorisation, et ces dernières peuvent au contraire nous aider à ruser intelligemment avec les premières ! Au lieu de ‘purifier les formes en les vidant de toutes substances actives’ ne pouvons nous les ‘in-former’  en les incorporant dans la matrice des symboles :

            Inséparablement, à la fois  Signe physique (Syntaxique), Signifiant (Sémantique) et Signifié  (Pragmatique), « Forme, Substance, Action,  passant sans arrêt l’une dans l’autre[5] » , conjoignant irréversiblement Syntaxique (forme), Sémantique ( Substance) et Pragmatique  (Action).

Après celles de P. Valéry, nombreuses seront les  méditations sur la complexité triadique du Symbole, de CS Peirce à celle de C.Morris, de W Weaver, d’A. Turing,  d’H. A. Simon & A. Newell, d’Y. Barel ou d’E. Morin et de bien d’autres qui prenaient conscience de l’intelligible inséparabilité de l’action de former et de son résultat.

            Le dictionnaire des TLF ne nous rappelle t il pas que le mot ‘Information’ se définit d’abord par « l’action de donner et de recevoir une forme ». Et Yves Barel nous rappelle que « la symbolisation est quelque chose de beaucoup plus fort que ce que l’on entend par là quand on dit que le lion symbolise le courage. …  Le symbole est une méta technique d’action sur le monde et de pensée du monde[6]… » 

On comprend alors l’appauvrissement potentiel que susciterait une réduction systématique

             - de la symbolisation à la formalisation, ou

             - du symbole (entendu dans  de  complexité triadique) à la forme (entendue dans  sa pureté insensée : dénuée de sens) ;

Ceci au nom de la rigueur formelle , pour représenter intelligiblement et pour interpréter, les phénomènes que nous percevons complexes (irréductibles donc à leur forme pure).

Pourquoi alors ne suivrions nous pas le sage conseil de P Valéry : « Au lieu de ‘Formel’, mettre généralement ‘ fonctionnel’[7] » ? N’a-t-il pas raison de nous inviter à «  considérer avec plus de complaisance, et même avec plus de passion l’action qui fait que la chose faite[8]» ?

            Et pour ce faire, la symbolisation ne se prêtera –t elle pas mieux à nos entreprise de modélisation de l’action - ou des fonctionnements – que la formalisation ?  Ses ressources sont innombrables, du sfumato de Léonard à la technique de la perspective depuis Brunelleschi, par la formation des « figures dont s’inquiétait l’antique Rhétorique[9] ». Dés lors que nous ne séparerons plus les dessins de leurs desseins, les modèles de leurs projets, l’action qui fait et la chose faite, en restant capables de les distinguer sans pourtant les dissocier, ne pourrons nous nous exercer  avec autant de rigueur intelligible à nos raisonnements sur les modèles que nous construisons ? Ne savons nous pas raisonner aussi bien sur des schémas, figures et dessins aussi correctement (de façon reproductible et communicable)  que sur un système formel d’équations ?

            Pour raisonner par et sur ‘le disegno’, G. Vico en appelait à l’Ingegno (qu’il faut sans doute en français appeler de son nom latin : ‘l’ingenium’, par lequel s’exerce ‘la rigueur imaginative’, laquelle n’est pas moins (ni plus) rigoureuse que la rigueur formelle que préconise trop exclusivement l’analyse.

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Puis-je proposer quelques développements sur cette invitation à la modélisation fonctionnelle par symbolisation en renvoyant à un récent éditorial de l’Inter Lettre Chemin Faisant MCX-APC, « La Modélisation est désormais notre Mot Clé » que l’on trouvera sur le site à  http://archive.mcxapc.org/docs/reperes/edil26.pdf

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[1] P. Valéry, Cahiers .94-14, Tome  I p. 69

[2]  Dans le Codex CU, f.116r

[3] J’emprunte cette évocation à l’ouvrage « UN ART PARADOXAL. La notion de DISEGNO en Italie (XVème- - XVIème siècle) » de CIARAVINO Joselita,  Editions L’Harmattan, 2004, ISBN 2 7475 7132 7, 280 p.cf. (p.82 et p.193)

[4] id., p. 111 -112

[5] Judith Robinson Valéry, dans un article ‘L’Homme et la Coquille ‘qui reprend le titre d’un célèbre essai de P. Valéry, article publié dans : J Hainaut, Ed.  « Valéry, le partage de midi » (actes d’un colloque du Collège de France, 1995), Ed. Honoré Champion, Paris, 1998, p207-208, cite ce passage que l’on trouve à la fin du (dernier) ‘Cahier’ de P. Valéry, dramatiquement intitulé ‘Turning Point’.

[6] Dans un article publié par ‘la Revue interuniversitaire des sciences et des pratiques sociales’, n° 1, janvier 1991, qu’Yves Alleau à su retrouver et qu’il présente dans son article « Le concept de transversalité dans l’épistémologie critique d’Yves Barel », publié dans « Systèmes et Paradoxes, autour de la pensée d’Yves Barel’ , ed.  du Seuil, 1993.

[7]Cette formule apparaît au Cahier XIX, p. 591, mais l’argument apparaît si fréquemment dans la pensée de p Val2ry que l’index de l’édition Pléiade des ‘Cahiers’, à l’entrée ‘Formel’, ajoute : (ou ‘Fonctionnel’).

[8] P. Valéry, ‘Variétés’, in O.C. Pléiade, T II, p.1343

[9] P. Valéry, ‘Variétés’, in O.C. Pléiade, T II, p.1440