A 15  Atelier  15- Cahier du Colloque Intelligence de la Complexité, Epistémologie et Pragmatique

André  DEMAILLY : Variations sur la contribution de J.P. Martins Barata : Mégalopoles et gratte-ciel entre disegno et ingegno :

22 fevrier2005

VARIATIONS SUR LA CONTRIBUTION DE J.P. MARTINS BARATA

Mégalopoles et gratte-ciel entre disegno et ingegno… 

André DEMAILLY

 

La contribution de J.P. Martins Barata sur « les dynamiques complexes des métropoles », qui se nourrit d’une riche expérience des systèmes urbains, ne peut manquer de susciter l’évocation des considérations de H.A. Simon sur la modélisation des grands systèmes sociaux.

Dans le chapitre 6 de « The Sciences of the Artificial » (éditions de 1981 et 1996[1]), Simon s’attache au volet prospectif de cette modélisation, en soulignant qu’il est indissociable des volets de conception et de régulation.

En gros, la conception s’appuie toujours sur une certaine représentation du phénomène (comme celles-ci sont multiples, il vaut mieux en choisir une qui soit « satisfaisante » et « partagée »). S’agissant de systèmes sociaux, cette conception doit se projeter sur le futur, dès lors qu’elle concerne au premier chef les générations à venir. Dans ce cas, la prévision doit s’appuyer non seulement sur une représentation satisfaisante de ces systèmes mais aussi sur des données empiriques fiables concernant leur dynamique. Celles-ci sont disponibles 1) quand on a une bonne compréhension théorique du phénomène ; 2) quand celui-ci se reproduit régulièrement ; 3) quand on connaît ses conditions d’occurrence. Quand ces données sont absentes ou rares, la prévision reste néanmoins nécessaire, à condition de déboucher sur des scénarios alternatifs, déclinés sur plusieurs horizons temporels, afin de pouvoir les confronter en permanence à la théorie ou à de nouveaux flux de données. Simon souligne aussi que la prévision n’est pas le seul outil de pilotage de ces systèmes complexes, dans la mesure où ceux-ci sont souvent pourvus de mécanismes homéostatiques de régulation à court terme et de mécanismes rétroactifs à plus long terme (caractéristiques des « systèmes adaptatifs »). Ce triptyque « conception-régulation-prévision » s’appuie donc en amont sur une phase de « description-évaluation » qui permet de se faire une prime représentation du phénomène et de rassembler quelques données y afférant (notamment quant à ses ressources homéostatiques et rétroactives).

En fait, la carrière de Simon a débuté par cette phase, qui plus est sur des systèmes métropolitains. On citera notamment son étude sur les risques d’incendie dans la baie de San Francisco où il met en corrélation l’occurrence des incendies avec le mode construction et d’usage des immeubles concernés[2]. Cette étude passa inaperçue en son temps, mais quarante ans plus tard Simon eut le réconfort de recevoir une lettre d’une compagnie d’assurances attestant qu’elle était en avance d’une génération[3].

On peut penser aussi que cette étude des risques d’incendie est à l’origine de sa métaphore de la diffusion de la chaleur pour illustrer son modèle de l’architecture de la complexité (1962, repris dans « The Sciences of the Artificial[4] ») : cette diffusion est rapide en cas de liaisons intrasystémiques fortes (les diverses pièces d’un appartement) et bien plus lente en cas de liaisons intersystémiques faibles (les divers appartements d’un même immeuble).

Ces propos prennent une étrange résonance à la suite du drame des « Twin Towers » du World Trade Center. On savait depuis longtemps qu’il était contreproductif et dangereux de construire des gratte-ciel de plus de 80 mètres. Contreproductif puisque, au-delà de cette hauteur, les liaisons intersystémiques (ascenseurs, escaliers de secours et parties communes) grignotent une part croissante de l’espace disponible et marchand (près du tiers dans le cas des « Twin Towers »). Dangereux puisque, au-delà de cette hauteur, les pompiers ne peuvent plus intervenir de l’extérieur. Les concepteurs des Twin Towers connaissaient ces données. En apparence, ils ont tiré parti du modèle simonien de l’architecture de la complexité en décomposant chaque tour en 3 modules d’une quarantaine d’étages chacun, réduisant d’autant leurs liaisons intersystémiques : au rez-de-chaussée, des ascenseurs « RER » desservent les 40 premiers étages (module 1) tandis que des ascenseurs « TGV » desservent directement les 41ème et 81ème étages qui servent à leur tour de « hubble » pour les modules 2 et 3. Mais ils se sont éloignés de ce modèle en allégeant au maximum les liaisons intrasystémiques de chaque module, notamment les planchers (fine dalle de béton sur des éléments métalliques robustes mais mal ignifugés) et les escaliers de secours (mal répartis)[5]. En principe, ces tours étaient également capables de résister à l’impact d’un Boeing 707 en cours d’atterrissage sur l’aéroport voisin (à faible vitesse et réservoirs vides) ou à de fortes rafales (au moyen d’éléments de structure externes)[6]. On sait 1) que l’impact d’avions (à pleine vitesse et réservoirs pleins) a surtout provoqué, outre le cisaillage de plusieurs piliers de la structure externe, un violent incendie qui a fait « flamber » les structures métalliques de plancher (déclenchant un effondrement général différé) ; 2) qu’une bonne partie des victimes auraient pu être sauvées si les escaliers de secours avaient été mieux répartis.

Dans une perspective simonienne, le gratte-ciel peut servir de métaphore de modélisation des grandes métropoles. D’un côté, leur croissance est contreproductive et dangereuse puisqu’une part croissante des espaces doit être consacrée aux liaisons intersystémiques (artères de circulation, parkings, correspondances) au détriment tant des zones de production et de logement (qui ne fonctionnent correctement qu’à petite échelle, sous forme de modules bien délimités et à forte connexité interne) que de la régulation générale. De l’autre, cette croissance constitue un véritable « aspirateur » de capitaux en quête de profits immédiats, jouant à la fois un rôle de régulation à court terme (vitalité économique, effets d’échelle) et de dérégulation à plus long terme (envol des prix de l’immobilier, grignotage des espaces artisanaux et industriels par les logements et les bureaux, reflux des plus jeunes et des plus pauvres vers les banlieues éloignées).

Mais, paradoxalement, le gratte-ciel peut constituer une réponse pertinente pour contrer cette dérégulation à long terme en favorisant la mixité sociale en centre-ville (à condition de ne pas dépasser 80 mètres[7] et d’être suffisamment avenants et rapprochés pour favoriser une vie sociale intense et conviviale)[8].

Ce qui sous-entend que la modélisation et le « comprendre » sont indissociables de l’action et du « faire ». A cet égard, Simon n’avait que mépris pour les penseurs « en fauteuil » qui tressent des idées détachées de tout support empirique…et de toute réelle volonté d’action…. Et « comprendre sans faire » nous paraît tout aussi pervers que « faire sans comprendre » !



[1] Cf. pp. 248-297 de l’édition française de 2004 (Gallimard-Folio) et pp. 131-134 de mon ouvrage « Herbert Simon et les sciences de conception » (L’Harmattan, 2004).

[2] Cf. H.A. Simon, W.R. Shepard & F.W. Sharp (1943). Fire Losses and Fire Risks. Berkeley, Bureau of Public Administration, University of California.

[3] Cf. H.A. Simon (1991, 1996) « Models of my Life ». Cambridge, The MIT Press, p. 82.

[4] Cf. pp. 342-345 de l’édition française de 2004.

[5] Cf. Z.P. Bazant & Y. Zhou (2001). Why did the World Trade Center Collapse. Evanston, Northwestern University. Cf. aussi, France5 (www.france5.fr). Les Twin Towers, autopsie d’un effondrement (diffusé le 10 Septembre 2004).

[6] Le nouveau gratte-ciel de Taipeh traite différemment ces risques sismiques et cycloniques, en développant ses ressources homéostatiques (un énorme balancier intérieur susceptible de contrebalancer les rafales extérieures, qui s’apparente d’ailleurs au mécanisme anti-tangage – horizontal dans ce cas - du porte-avions Charles de Gaulle).

[7] Il s’agit, bien évidemment, d’un seuil de sécurité qui correspond aux limites d’intervention actuelles des pompiers. On peut penser aussi que les gratte-ciel de bureaux peuvent être plus élevés que les gratte-ciel de logement, bien que le programme récent des gratte-ciel de Villeurbanne montre qu’on peut  vivre très agréablement en hauteur dans un environnement intelligemment conçu.

[8] Tout aussi paradoxalement, le conseil municipal de Paris vient de « plafonner » à 30 mètres la hauteur des futurs immeubles parisiens : compte tenu du prix du foncier, les futurs propriétaires et locataires de ces appartements devront avoir un portefeuille bien rembourré pour prétendre y accéder !