TR II

Atsuo MORIMOTO: La notion de l'implexe chez Valéry. Une notion de potentialité et la théorie motrice de la psychologie contemporaine

10 juin. 2005

LA NOTION DE L'IMPLEXE CHEZ VALERY

Une notion de potentialité et la théorie motrice de la psychologie contemporaine

Atsuo MORIMOTO,

52-2, Nakagomon Higashimachi, Nishinokyo, Nakagyo-ku,

Kyoto, 604-8471, Japon

morimoto@zinbun.kyoto-u.ac.jp

Résumé

            L'implexe est une des notions-clés de la pensée valéryenne dont la première occurence se trouve vers 1908, beaucoup plus tôt que l'on ne le croie, même si le développement plus étendu en a été fait après les années 1920. Malgré les mentions fréquentes, peu de valéryens l'étudiaient d'une manière monographique. Notre ambition consiste à en expliciter quelques aspects en remettant cette notiton compliquée et difficile à comprendre dans le courant psychologique de son époque : la théorie motrice et la réflexologie se trouvent au fondement même de cette discipline, et la réflexion valéryenne n'y est pas indifférente. Nous invoquerons aussi des penseurs éminents tels que Taine, Bergson, Ribot, Janet, etc., et à travers des remarques plus ou moins comparatistes, nous en formulerons quelques aspects essentiels qui nous permettra, nous l'espérons, de bien saisir une complexité du corps propre et de la création poétique.

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L’IMPLEXE CHEZ VALÉRY

Une notion de potentialité et la théorie motrice de la psychologie contemporaine

L’implexe est une des notions-clés de la pensée valéryenne dont les premières occurences se trouvent vers 1908 (C, IV, 295; 546, 716)[1], beaucoup plus tôt que l’on ne le croie. Mais c’est surtout à partir des années 1930 que Valéry l’a développé plus amplement. Paru au public pour la première fois en 1932 dans le dialogue, L’idée fixe, ce concept sert à Valéry de désigner tous les pouvoirs potentiels de l’être humain, à savoir, selon l’expression de ce dialogue, « notre capacité de sentir, de réagir, de faire, de comprendre » (Œ, II, 234)[2], ou selon les Cahiers, un ensemble d’« IBLE » et d’« ABLE » comme sensible, imaginable, intelligible ou faisable (C, XXII, 550). En effet, les fragments des Cahiers concernant l’implexe s’étendent sur presque tous les problèmes que Valéry s’est imposés : langage, sensibilité, mémoire, affectivité, ou création artistique.

Un autre aspect non moins important de la notion d’implexe consiste à accuser la différence entre cette potentialité valéryenne et l’inconscient psychanalytique ou psychiatrique. Quoique Valéry ait conçu le concept vers 1908 tout indépendamment de la réflexion freudienne — il ne la savait alors aucunement —, tout se passe, au moins à partir des années 30, comme s’il avait opposé au « complexe » de la psychanalyse cette notion d’implexe qui rime avec celui-ci.

Il est évidemment impossible d’analyser ici tous les aspects de cette notion très riche. Bornons-nous donc à remarquer que celle-ci s’enracine profondément dans la « théorie motrice » qui servait de schème de pensée à plus d’un psychologue du dernier tiers du XIXe siècle. Cette doctrine est un développement tout naturel de la réflexologie dont les principaux aspects ont été déjà analysés notamment par Georges Canguilhem (La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles) et Marcel Gauchet (L’inconscient cérébral). Cette réflexion sur les mouvements prend en considération les activités supérieures de l’homme qui ne peuvent pas être réduites à de purs réflexes nerveux. C’est la réaction motrice plus ou moins compliquée qui réalise la perception consciente ainsi que l’intellect, comme le montre par exemple ce passage de Théodule Ribot, un des psychologues les plus connus de l’époque : « En résumé, nous avons trouvé partout des mouvements ou des représentations de mouvements, et cela ne doit pas surprendre. L’activité motrice est la réponse que l’homme et les animaux font aux excitations qui viennent du dehors ou du dedans. C’est leur part dans l’opération qui constitue les sensations et les perceptions »[3]. Pierre Janet présente la même idée dans Névrose et idées fixes en ramenant « tous les phénomènes de l’esprit » à une dimension « psycho-moteur », à savoir « adaptation des organes, expression de la physionomie, mouvements associés, etc. »[4].

On ne peut négliger la théorie motrice, si l’on veut bien comprendre les penseurs de cette époque tels que Henri Bergson et Paul Valéry. L’émergence au XXe siècle de la psychanalyse et de la phénoménologie, quelle qu’en soit la forme, semble avoir voilé cette autre épistémè qui déterminait largement et rigoureusement les investigations psychologiques du dernier tiers du XIXe siècle. Le problème de l’inconscient est à cet égard assez révélateur. En effet, les psychologues supposaient alors un inconscient qui n’est pas le résultat d’un refoulement, mais qui collabore avec la conscience. Corrélativement, l’intellect n’est pas forcément, selon eux, conscient, parce que son but consiste à atteindre à une perfection automatique de l’accomplissement.

Alexandre Herzen, traducteur de la Physiologie de l’esprit de Maudsley, récapitule clairement les principaux points de l’argument. Même si la conscience émerge du processus neuro-physiologique, son apparition indique « la présence d’une activité nouvelle, insolite, qui vient déranger l’équilibre de l’automatisme inné ou précédemment acquis, et qui ne trouve point de mécanisme préformé, prêt à la desservir ». Dans ce cas, le frayage dans le système neuronique n’est pas encore établi,  et la « résistance » à la transmission de vibrations nerveuses crée alors la conscience. Toutefois, au fur et à mesure que la même activité se répète, se facilite et s’exécute « sans retard », la conscience disparaît. Bref, « le conscient sort de l’inconscient et y rentre », et Herzen y voit « la condition du développement mental ». Il faut s’assimiler des activités inaccoutumées, jusqu’à ce qu’elles deviennent automatiques et inconscientes, pour pouvoir les maîtriser et passer à l’étape supérieure, tout comme le mathématicien compétent qui réfléchit à des problèmes plus élevés n’a plus de « conscience nette de la table de multiplication »[5].

Il en résulte naturellement une notion particulière de mémoire. Ribot[6] et Valéry (C, V, 832; CV, 144, CVII, 188)[7] partagent la même critique de la notion traditionnelle de mémoire comme « stock », « réservoir », « dépôt » ou « magasin » des souvenirs passés, et lui opposent une « mémoire fonctionnelle » qui consiste en des « résidus moteurs » organisés. Ribot allègue l’exemple de l’apprentissage d’une langue : un simple enregistrement des mots dans le cerveau ne suffisent pas, il faut répéter ces « signes acoustiques » pour qu’ils deviennent des « mouvements vocaux » volontairement et facilement reproductibles[8]. Dans Matière et mémoire, Henri Bergson parle aussi de cette mémoire qui est enfin une habitude automatique conservée « dans des mécanismes moteurs »[9].

Ces remarques préliminaires sur le contexte épistémique de la psychologie à l’époque de Valéry permettent une lecture précise des fragments des Cahiers sur l’implexe comme le suivant : « Implexes. / Un des faits les plus étonnants qui soient est l’état de disponibilité “ discrète ” qu’acquièrent les impressions et perceptions qui DEVIENNENT des éléments séparément APPELABLES et combinables, — comme les caractères mobiles. / L’ensemble des signes phono ou grapho-psychiques se constitue comme celui des “ objets ”, celui des actes. Ils sont comparables à un clavier, et ceci fait invinciblement imaginer une simultanéité cachée d’éléments » (XXII, 668). Il est évident que ce qu’avance Valéry cadre parfaitement avec l’argument psychologique de son époque. Il s’agit d’un pouvoir bien organisé qui dispose des instruments nettement distingués et élaborés. La théorie motrice a ainsi influencé profondément la pensée valéryenne, et ce point de vue semble très important pour lire le passage bien connu de L’idée fixe sur l’implexe : « — [...] ce n’est pas du tout la même chose. Ils [les psychologues, etc.] entendent par eux [l’Inconscient et le Subconscient] je ne sais quels ressorts cachés, et parfois, de petits personnages plus malins que nous, très grands artistes, très forts en devinettes, qui lisent l’avenir, voient à travers les murs, travaillent à merveille dans nos caves... [...] Non, l’implexe n’est pas activité. Tout le contraire. / Il est capacité. Notre capacité de sentir, de réagir, de faire, de comprendre, — individuelle, variable, plus ou moins perçue par nous, — et toujours imparfaitement, et sous des formes indirectes (comme la sensation de fatigue), — et souvent trompeuses » (Œ, II, 234). En alléguant l’idée de capacité, Valéry parle indéniablement de ce pouvoir potentiel organisé de nature motrice qui, ne se bornant pas aux mouvements corporels, soutient toutes les activités de l’homme, y compris l’intellectuelle. L’exemple de « la sensation de fatigue » servirait d’une preuve indirecte.

Mais quelle pensée précisément Valéry critique-t-il dans ce fragment ? Malgré la rime qui semble unir l’implexe et le complexe d’Œdipe, ce n’est pas l’idée d’inconscient psychanalytique, mais celle de subconscient avancée par Pierre Janet. Rappelons brièvement comment Janet a été forcé d’introduire cette notion. Dans le cas de la suggestion posthypnotique — celui, par exemple, du retour au médecin au bout de 13 jours —, le sujet qui oublie, pendant la veille, la commande suggérée, doit la garder quelque part et compter le temps. Il existe donc en lui « une conscience particulière au-dessous de la conscience normale »[10]. À la différence de l’inconscient freudien, le subconscient est une « personnalité secondaire » capable de divers jugements perceptifs et intellectuels[11]. Valéry a donc raison de constater que le subconscient n’est qu’une « activité » d’un « personnage » et de critiquer cette anthropomorphisme.

En ce qui concerne les devinettes et la prophétie dont parle Valéry, on trouve des passages où Janet explique les phénomènes de spiritisme (baguette divinatoire, pendule explorateur, lecture des pensées, table tournante, médiums, etc.) par sa théorie du subconscient : « Le point essentiel du spiritisme, c’est bien [...] la désagrégation des phénomènes psychologiques et la formation, en dehors de la perception personnelle, d’une seconde série de pensées non rattachée à la première »[12].

En parlant de l’implexe comme capacité, Valéry semble s’efforcer de rester dans le domaine qui se trouve en deçà de la formation de la personnalité (consciente ou subconsciente, peu importe) et de ses activités déjà établies. Aux yeux de Valéry, il ne faut pas supposer un sujet, quelle qu’en soit sa forme, pour expliquer les phénomènes psychiques, mais viser précisément sa genèse. Il s’agit d’un processus de construction de soi qui va, à travers divers tâtonnements, des états élémentaires de mouvements au pouvoir organisé capable d’un accomplissement quasi automatique. L’implexe au sens large du mot désigne cette dimension potentielle de ce processus organisateur, et l’implexe-capacité le pouvoir virtuel ainsi organisé.

Mais à cette discussion kinesthésique, Janet souscrirait volontiers, puisque la personnalité ne résulte chez lui aussi que de la synthèse qui agrège les sensations élémentaires : le subconscient la suppose aussi même s’il n’utilise que les sensations abandonnées par la conscience normale[13]. Que Janet tienne compte de cette genèse et que le subconscient ne soit pas une entité a priori, Valéry ne le mentionne pas, ce qui rend plus ou moins partiale sa critique.

Or, cette notion d’implexe de nature motrice ne demeure pas simplement dans le domaine limité de la réflexion psychologique. Le terme de « poïétique » proposé par Valéry dans la Première leçon du cours de poétique au Collège de France (Œ, I, 1342) montre clairement l’importance des idées d’acte et de poïein qui ne sont pas sans rapport avec le mouvement corporel. Les fragments des Cahiers classés sous la rubrique de Gladiator — le nom d’un cheval de course très connu —, nous font comprendre ce point. La poésie est en effet comparée à diverses activités corporelles telles que danse, escrime, équitation (C, VII, 399), ou bien, à l’exécution habile du musicien (C, XII, 428; Œ, I, 1400). Une autre comparaison : puisque la littérature est l’« art du langage », « le meilleur [poète] est, selon Valéry, celui qui possède le mieux son langage » à la fois intérieurement et objectivement, « comme athlète ses muscles » et « comme anatomiste, les muscles ». La tâche du poète est alors de « joindre l’anatomiste à l’athlète » (C, IX, 748). Pour Valéry, le poète ne possède pas préalablement un sujet qui lui permette d’écrire. Comme un pianiste doit se procurer l’habilité de ses doigts par des exercices répétés, le poète doit se construire comme un sujet d’écriture à travers divers tâtonnements. Valéry lui-même essaie ainsi de se faire poète lors de la rédaction de La Jeune Parque qui ne fut achevée qu’après plus de quatre ans de travail.

Nous avons parcouru, quoique de manière pointillé, les réflexions de Valéry qui vont de la psychologie à la poïétique. Ces recherches théoriques et poétiques ont une cohérence parfaite grâce à la théorie motrice qui sert d’une sorte de charnière entre ces deux domaines. Valéry n’a jamais cessé de s’interroger sur le niveau potentiel de notre être où, en se mêlant, les images et les mouvements organisent notre pouvoir corporel, imaginatif et intellectuel. La notion d’implexe désigne ce domaine virtuel de complexité qui nous reste toujours essentiel.

Atsuo MORIMOTO

Chercheur à l’Institut des Recherches en Sciences humaines de l’Université de Kyoto



[1] Cahiers, édition intégrale en fac-similé, 29 vols., C.N.R.S., 1957-1961 (désignés ci-dessous par le sigle C, suivi de l’indication du tome et de la page). Au même moment, Valéry développe ce germe conceptuel de l’implexe dans les Copies manuscrites des Cahiers (concervées à la Bibliothèque Nationale de France, t. VII, n. a. fr. 19471, ff. 191-199), puis vers 1910 dans les Copies dactylographiées des Cahiers (t. X, n. a. fr. 19482, ff. 8-11).

[2] Œuvres, édition établie, présentée et annotée par Jean Hytier, 2 vols., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t.I, 1987 [1957], t.II, 1988 [1960] (désignés ci-dessous par le sigle Œ, suivi de l’indication du tome et de la page).

[3] Théodule Ribot, La vie inconsciente et les mouvements, Paris, Félix Alcan, 1914, p. 26. Cette ouvrage date de 1914, mais l’idée remonte à 1879 (« Les mouvements et leur importance psychologique », Revue philosophique, 1879, p. 371-386).

[4] Pierre Janet, Névroses et idées fixes, réédité selon la 4ème éd., Paris, Société Pierre Janet, 1990 [1898], p. 21.

[5] Alexandre Herzen, Le cerveau et l’activité cérébrale au point de vue psycho-physiologique, Paris, Librairie J.-B. Baillière et fils, 1887; reprint : Boston, Adamant Media Corporation, « Elibron Classics series », sans datation, p. 267-274.

[6] Ribot, La vie inconsciente et les mouvements, p. 57-58; Les maladies de la mémoire, deuxième éd., Paris, Labrairie Germer Baillère et Cie, 1883 [1881], p. 112.

[7] Cahiers 1894-1914, édition établie, présentée et annotée sous la co-responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri, Judith Robinson-Valéry (jusqu’au tome III) et Robert Pickering (à partir du tome VIII), 9 vols. parus, Gallimard, 1987-2003 (désignés ci-dessous par les sigles CI, CII, etc., suivis de l’indication de la page).

[8] Ribot, Les maladies de la mémoire, p. 126.

[9] Henri Bergson, Matière et Mémoire [1896], in Œuvres, textes annotés par André Robinet, édition du centenaire, Paris, PUF, 1959, p. 224 et 227.

[10] Janet, L’automatisme psychologique [1889], Paris, Éditions Odile Jacob, « Opus », 1998, p. 296-306.

[11] Ibid., p. 358-359.

[12] Ibid., p. 445.

[13] Ibid., p. 348 et 360.