Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de EKELAND Ivar : |
« Le chaos, un exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir » Ed. Flammarion. Collection dominos. Paris1995. 123 pages. |
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"La théorie du chaos est, comme la géométrie euclidienne ou la théorie des nombres, un ensemble de résultats mathématiques, qui a sa vie propre, indépendante du fait qu'elle s'applique ou non à des phénomènes observés... Elle est donc, avant tout, un pas dans le progrès continu des mathématiques" (p. 92 +). Nous voilà d'emblée, loyalement informés : ne mélangeons pas les genres et ne mettons pas la théorie du chaos à toutes les sauces d'application (après les théories des catastrophes, du flou ou du "bootstrap" etc...). Mais cette déclaration louable ne va guère résister au contexte : "...Pour une fois la confiance du public n'est pas mal placée. L'impact majeur de cette théorie est encore à venir ; il ne se limitera pas aux rnathématiques, mais se fera sentir sur l'ensemble de la science" (p. 94). Une fois encore, ce gadget pour mathématiciens en mal de nouveaux sujets de recherche va nous être proposé comme nouvelle clef nous ouvrant de nouveaux champs de la connaissance... utile hors des mathématiques ! Après tout, pourquoi pas ?
Même si son enthousiasme révèle un peu trop le goût des mathématiciens pour l'impérialisme scientifique, (que justifierait un "miracle permanent", sic, p. 96), il faut convenir que le propos d'I. Ekeland suscite à la fois le plaisir et l'attention : le plaisir parce qu'il s'exprime avec un brio pédagogique rare ; et l'attention parce qu'après tout, l'étude de la dynamique des systèmes non linéaires (et de leur sensibilité aux conditions initiales) suggère de nombreux champs d'application dont la prévision météorologique constitue, depuis E. Lorentz, l'exemple le plus convaincant. Plaisir et attention renforcés en quelque sorte par la volonté de probité épistémologique affichée par l'auteur qui veille à jalonner son territoire en mathématicien scrupuleux. Probité qui ne parvient pas toujours à endiguer sa passion : "Admirable et subtil dosage du hasard et de la nécessité !... Voici résolue d'un seul coup toute une armée (sic) de faux problèmes concernant la liberté humaine dans un univers déterministe" (p. 104). Sont-ils si faux, ces problèmes concernant la liberté humaine ? Entre Hasard et Nécessité, n'y a-t-il pas place pour le Projet ? Entre Ordre et Désordre, pour la Téléologie ? Pour quelques faux problèmes présumés résolus, combien de vrais problèmes nous faut-il aborder, en nous aidant de nos pauvres connaissances : drogue, souffrance, pauvreté, intégrisme... la liste est longue des problèmes qui ne se laisseront pas plus réduire par la théorie du chaos qu'ils ne se résolvaient par la théorie de la mécanique céleste ! Peut-être faut-il trouver dans le judicieux glossaire qu' I. Ekeland a ajouté à son ouvrage la raison de son enthousiasme... et celle des dangers de son involontaire scientisme : le mot "Modélisation " est défini ainsi : "construction (intellectuelle) d'un modèle mathématique c'est-à-dire d'un réseau d'équation censé décrire la réalité" (p. 115). Si son lecteur se propose une définition un peu différente (bien qu'englobant celle-ci), son propos sera-t-il aussi catégorique ? : "Modélisation, processus de construction intentionnelle représentant par un système de symboles quelque perception d'une expérience de la réalité perçue par le sujet modélisant" ("Observing System". H. VonFoerster 1983).
Que cette discussion sur le caractère téléologique de la modélisation -ou sur la liberté humaine- ne détourne pourtant pas le lecteur du remarquable petit essai d'I. Ekeland : sur la théorie du chaos il en apprendra plus et mieux dans ce livre que dans les volumineux recueils qui nous viennent d'Amérique ! Encore une pièce de choix pour notre bibliothèque des sciences de la complexité.
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003