Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de FERBER Jacques : |
« Les systèmes multi-agents. Vers une intelligence collective » Ed. Interéditions, Paris 1995. 522 pages. |
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC |
"... La Génétique (science de l'interaction) propose une vision nouvelle à la fois de la construction des logiciels informatiques, mais aussi... de la résolution de problèmes.... qui pense tout comme interaction et comme émergence de fonctionnalités liées à ces interactions. Les systèmes multi-agents proposent une révolution tranquille... dont le sconséquences sont radicales..." (p. 489). Aussi ambitieux que vous paraisse le projet de J. Ferber, laissez-vous tenter par ces 500 pages. Vous découvrirez avec admiration et effroi que le livre recèle d'autres projets non moins ambitieux qui débordent du champ apparemment modeste de l'informatique dans lequel il se présente -sans doute vous percevrez-vous comme un de ces "individus de moeurs désuètes (qui) programment encore comme nos grands-parents" qu'évoque le brillant conte de science-fiction décrivant la culture de l'an 2045 (p. 490). Mais vous pourrez vous rassurer un peu en notant l'admiration non feinte avec laquelle J. Ferber (1995) parle de son ancêtre (?) F. Ferber (1906) qui croyait, contre tous les modèles de son temps, qu'il était possible de "faire voler plus lourd que l'air" ("Pas à pas, saut à saut, vol à vol", chez Berger Levrault, 1906). Après tout peut-être parviendrons-nous à prendre au sérieux les capacités "intelligentes" d'interaction des agents... qu'ils soient humains ou automates. On est tenté d'y croire lorsqu'on lit J. Ferber : il met une telle force de conviction, une telle documentation, une telle culture multidisciplinaire dans son propos qu'on ne peut pas ne pas être séduit. Certes, on sera souvent irrité par sa précipitation : il veut tant dire qu'il écrase et qu'il nivelle sans beaucoup de scrupules, à coup de définitions plus assenées qu'argumentées. Sa page sur la systémique, par exemple, m'a fait frémir d'indignation (p. 60) tant elle ignore l'essentiel de son projet, la modélisation de la complexité perçue. Ignorance qu'il paiera dans le reste du développement en tentant maladroitement de se désempêtrer des définitions de l'action, du processus, du comportement, de l'état, ou de l'auto-éco-organisation dont il va sans cesse avoir besoin pour progresser. De la même façon, en ignorant la capacité téléologique d'un système complexe (endo finalisation multi critères évolutive), va-t-il devoir le contourner en tirant un parti original mais réducteur du concept d'intentionnalité (de l'acteur ou del'action ?) qu'il développe de façon très moderne. Mais ces discussions critiques n'affectent pas l'essentiel, qui est la présentation et la discussion des divers formalismes permettant de simuler les comportements collectifs de systèmes multi-agents réactifs (car, en pratique, il y aura très peu de chose sur les S.M.A. cognitifs, intentionnels ou créatifs... heureusement aide presque envie de dire !). Cette limitation aux SMA réactifs ne me semble pas une faiblesse puisqu'il y a encore très peu de travaux sur ce thème qui nous fera "sortir" du champ des simulations "déterminantes" pour entrer dans celui des simulations "réfléchissantes". Tout au plus peut-on regretter qu'emporté par son enthousiasme et par la masse impressionnante des documents et références qu'il apporte au crédit de son propos (non sans quelque arbitraire parfois : 4 pages seulement sur les architectures de "tableau noir", pour plus de 10 pages sur les "actions situées"), il ne souligne pas assez explicitement cette limitation. Sans doute parce qu'elle l'irrite et qu'il cherche passionnément à la contourner en sollicitant presque toutes les disciplines des sciences humaines, quitte à sacrifier les nuances épistémologiques qu'impliquent pourtant de tels emprunts ? Mais pourquoi bouderions nous notre plaisir ? L'exercice est si rare encore qu'on a plutôt envie d'encourager J. Ferber que de le critiquer d'abord. Sans doute faudra-t-il s'y exercer aussi, mais ensuite seulement. "Ce livre est un commencement" conclut à juste titre J.F. Perrot son préfacier. Si nous ne voulons pas qu'on nous considère dans dix ans comme "des individus aux moeurs désuètes", pourquoi ne pas commencer par lui, tout de suite ?
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003