Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de MORIN Edgar :
« Pleurer, Aimer, Rire, Comprendre. ler janvier 1995 - 31 janvier 1996 »
     Ed. ARLEA, Paris, 1996. 358 pages.

"Spinoza dixit: "Ne pas pleurer, ne pas rire, ne pas hair, mais comprendre". Moi je dis: "Pleurer, aimer, rire et comprendre""; 15 octobre 1995 (p. 203). C'est sans doute en évoquant cette différence révélatrice qu'Edgar Morin a trouvé le titre de son vivifiant "journal de l'année 1995", prolongée jusqu'à janvier 1996... pour méditer encore, en cheminant, sur "la complexité dans le regard sur l'homme (F. Mitterrand qui vient de mourir "divinisé par les uns et démonisé par les autres"), sur le politique et sur le mythe" (p. 355). Quatre verbes qui, conjoints, révèlent la fascinante complexité de l'intelligence humaine : que pourrait être l'acte de comprendre pour un robot humanoide qui ne saurait en même temps ni pleurer, ni aimer, ni rire ? Quatre verbes dont la conjonction dit le projet de la Méthode et de la Pensée Complexe: conjoindre l'action et l'acteur; "Ce qui est fait, ce qui fait, sont inséparables", écrivait, il y a longtemps, P. Valéry dans ses Cahiers. Edgar Morin, ici, à nouveau, nous aide à vivre cette conjonction fondatrice en s'y exerçant fraternellement, sans les afféteries d'usage: "J'ai voulu rendre compte, dans et à travers mon cas particulier, de la condition humaine. Montaigne disait justement que chacun porte en soi l'humaine condition. Il la porte, pouvons-nous ajouter, comme le point singulier d'un hologramme qui contient en lui l'information du tout dont il est une partie minuscule... Cet impératif d'auto-observation... est devenu un principe épistémologique premier: l'observateur concepteur doit s'inclure dans l'observation et la conception. La connaissance nécessite l'auto-connaissance..." (p. 7-9).

La pensée complexe n'est pas une pensée désincarnable et elle peut le savoir; elle peut s'auto-observer sans s'illusionner sur la pureté de sa sincérité. Nous ne sommes guère accoutumés encore à cette modestie créatrice de l'action de penser en vivant. Mais il me semble en lisant ce journal de l'année 1995 (qui m'a donné envie de relire "L'année Sisyphe, 1994", Ed. du Seuil, et "Mes Démons", Ed. Stock 1994, et "Le journal de Californie", Ed. du Seuil 1970, et les autres "Vécus", de "Vidal et les siens" jusqu'à "Autocritique"), il me semble que par une sorte de "réflexion réfléchissante", nous, lecteurs, devenons plus charnellement intelligents en accompagnant Edgar Morin dans son P.A.R.C. (Pleurer, Aimer, Rire, Comprendre): lorsqu'il évoque sa rencontre avec H. Von Foerster (septembre 1995, p. 184), ou sa lecture de St. Kaufman de l'Institut de Santa Fé (juin 1995, p. 103), ou sa perplexité devant "la rigueur scientifique de 1'Institut de Santa Fé éliminant les sciences humaines et sociales de son champ de connaissance" (p. 172, septembre 1995), on... "comprend"... mieux sa réflexion en l'entendant dans ce terreau quasi charnel _ pleurer, rire, aimer _ dans lequel elle se développe.

La pression de cette "humaine condition" me rend désormais Edgar Morin plus proche de Montaigne que de Spinoza _ alors qu'il y a une dizaine d'années, j'étais plus attentif à la parenté de sa pensée avec celle de l'auteur du "Traité de la réforme del'entendement". En lisant les pages où il évoque sa traversée de Paris (embouteillé par les grèves) à moto, je retrouvais aisément les images de "Montaigne à cheval" que J. Lacouture a récemment restaurées pour nous (Ed. du Seuil, 1996).

Humaine condition qui est aussi étonnamment universelle: l'attention que suscite ce "cosmopolite" entre Tokyo et Copenhague, Moscou et Barcelone, Berlin et Venise, San Francisco et Lille, ou Lyon, ou Poitiers, ou l'Université Euro-Arabe à la Sorbonne (pour ne citer que quelques expéditions de 1995) n'est-elle pas impressionnante ? Ne nous incite-t-elle pas, à notre tour, à y "faire attention", en nous promenant avec lui dans le P.A.R.C. d'Edgar. Promenade aventureuse qui nous aidera souvent à nous éloigner des "prisons épistémologiques": "La trappe épistémologique enferme la recherche dans l'alternative, soit cause externe, soit cause interne, sans pouvoir envisager la causalité inter-rétro-active en boucle de l'extérieur et de l'intérieur" (p. 195): combien d'exemples récents nous viennent en mémoire lorsqu'au détour d'une lecture, d'une rencontre ou d'un film, nous découvrons cette méditation (que lui inspire ici un texte de M. Maruyama): que l'on pense aux recherches sur le traitement du cancer ou du chômage...

Et puisque c'est au long de l'année 1995 que le Programme MCX s'est approprié le symbole de "La Reliance" pour caractériser son projet, en l'empruntant à Edgar Monn, il nous faut emprunter aussi à Edgar Morin un démenti... quant à l'origine de ce mot si heureux: il nous apprend en effet (p. 93) qu'il l'avait lui-même emprunté à son ami le sociologue Bolle de Bal... auquel il souhaite rendre justice. Et, bien sûr, nous avec lui.

J.L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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