Rédigée par J.L. LE MOIGNE sur l'ouvrage de GUBA Egar G. : |
« The Paradigm Dialog » Sage Publications, Newberry Park, CA, USA,1990. 424 pages. |
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC |
Peut-on parler de "paradigmes de recherches (inquiry) alternatifs", et si
oui, peut-on mettre ces paradigmes alternatifs en communication, voire en
dialogue ? C'est autour de cette question d'apparence académique qu'a
travaillé une conférence rassemblant principalement des chercheurs
en sciences de l'éducation réunis à San Francisco en
mars 1989, conférence dont rend compte ce livre au titre trop sibyllin.
Son lecteur potentiel, surtout s'il est européen, risquait fort de
ne pas y être très attentif, malgré son intérêt
épistémologique manifeste : peut-on identifier et mettre
en débat les principaux paradigmes épistémologiques
contemporains, à savoir, selon E. Guba, le positivisme, le
post-positivisme, le constructivisme et un quatrième fourre-tout,
curieusement appelé "la théorie critique" (peut-être
la voiture-balai ramassant les épistémologies dont les trois
grandes n'ont pas voulu ou su s'encombrer ?) ?
Je dois à A. Findeli, qui enseigne les sciences de la conception à
l'université de Montréal, d'avoir tardivement découvert
ce volume qui, m'assure-t-il, connaît aujourd'hui une certaine audience
dans les cultures nord-américaines : occasion fort bienvenue de nous
exercer à cette stratégie de reliance que forgent aujourd'hui
les sciences de la complexité.
On peut, grâce à ce recueil (dont l'inspiration dominante est
celle d'une affirmation du statut épistémologique du
constructivisme face à son respectable concurrent déjà
assermenté par les académies, le post-positivisme) mieux
repérer les caractéristiques de la genèse originale
d'un constructivisme nord-américain et identifier ainsi les forces
et les faiblesses de ses cousins germains européens : exercice de
reliance épistémologique qui active l'intelligence au risque
de quelques jugements trop abrupts que d'ultérieurs "dialogues"
permettront peut-être de nuancer. Ce recueil a été
rédigé il y a 7 ans, et on peut présumer que pendant
ces années ses auteurs (au demeurant nombreux et divers) ont eux aussi
vu évoluer leurs propres références. Mais les deux
principaux animateurs, E. Guba et Y. Lincoln ont fait l'effort de présenter
de façon organisée leur conception d'une épistémologie
constructiviste, manifestement mûrie au long des année 80, et
1'on bénéficie ainsi d'un exposé suffisamment construit
pour qu'on puisse le tenir pour publiquement "présentable" sinon pour
achevé.
Présentation qui autorisera sans doute bien des "mauvais procès
du constructivisme" : les arguments et les hypothèses ("Le système
des croyances de base"-"basic belief system") sont inégalement
développés et semblent trop inattentifs aux contextes
épistémologiques et pragmatiques dans lesquels ils seront
interprétés par les interlocuteurs. Que les textes fondateurs
des épistémologies constructivistes contemporaines publiés
par Jean Piaget il y a trente ans (dans son "Encyclopédie Pléiade",
1967) soient ostensiblement ignorés, le fait conduit même à
s'interroger sur la crédibilité de la présentation d'E.
Guba : il pouvait certes les discuter, mais pouvait-il les ignorer alors
que les textes de référence du constructivisme sont si peu
nombreux encore (si on les compare à ceux du positivisme et du
post-positivisme). On me dira que J. Piaget fut initialement publié
en langue française et que sa pensée a diffusé relativement
lentement dans les cultures anglo-saxonnes. Mais un de ses plus dynamiques
exégètes, E. Von Glasersfeld, qui enseigne depuis trente ans
les sciences de l'éducation aux Etats Unis (comme E. Guba, qui ne
peut pas ne pas connaître ses nombreux articles et ouvrages) publie
lui en anglais. J'ajoute que la contribution personnelle d'E. Von Glasersfeld
au constructivisme est par elle-même suffisamment originale ("radicale"
même !) pour qu'un "cher confrère" ne puisse pas au moins la
mentionner. Tant d'autres auteurs sont mentionnés que de telles omissions
semblent presque inadmissibles. Ajoutons que les contributions décisives
de G. Bateson, de P. Watzlawick ou de H.A. Simon sont également
oubliés, si les pragmatiques nord-américains (de C. Peirce
à J. Dewey, avec quelques mentions à R. Rorty) sont
évoqués
(souvent trop superficiellement à mon gré, mais le genre
littéraire (32 articles en 378 pages) était contraignant. Il
va sans dire que P. Valéry, G. Bachelard ou E. Morin sont également
complètement inconnus...
Ces critiques peuvent sembler quelque peu académiques : après
tout, on oublie toujours de citer au moins quelques confrères qui
ont eu l'aplomb de vous méconnaître !... Mais derrière
ces noms propres il y a quelques arguments conceptuels forts : la réduction
de la gnoséologie (ignorée) à l'ontologie fait perdre
au constructivisme son hypothèse phénoménologique
fondatrice : nos connaissances sont perceptions-conception d'expérience
d'un sujet formant projet ; le refus du dualisme cartésien implique
un monisme qui ne peut pas ne pas assumer son propre caractère
téléologique (ignoré). L'appréhension de la
complexité (ignorée) implique une explicitation des principes
de la modélisation systémique et une réflexion exigeante
sur les axiomes de référence de toute rationalité
(à peine abordée). Autant d'à peu près qui
affaiblissent le dossier des épistémologies constructivistes
et qui inciteront les conservateurs scientistes à lui faire de "mauvais
procès" qui ne sont pas mérités. Le paradoxe tient à
ce que le "bon procès" du positivisme et du post-positivisme, m'a
semblé bien argumenté bien qu'un peu trop elliptique dans sa
forme. Mais H.A. Simon le rappelle souvent, il ne suffit pas de démontrer
qu'une théorie régnante est inadéquate pour qu'elle
disparaisse d'elle-même. Il faut être en mesure de lui proposer
une théorie alternative effectivement adéquate. C'était,
explicitement, le projet d`E. Guba et de ses collègues. Je ne suis
pas sûr qu'ils aient réussi à convaincre. mais ils ont
essayé, en cherchant le dialogue. Puisse ce dialogue se poursuivre
pour notre plus grande intelligence de notre relation au monde.
"The paradigm dialog" d'E. Guba s'est développé au sein des sciences de l'éducation aux USA (peut-être même s'y est-il, involontairement, enfermé). Six ans après, en France, G. Lerbet publiait "Les nouvelles sciences de l'éducation, au coeur de la complexité" : je crois que la communauté des sciences de l'éducation, en méditant sur ses fondements épistémologiques et en s'ouvrant aux cultures latino-méditerranéennes, nous montre qu'en peu d'années, une progression conceptuelle effective peut se développer autorisant une instrumentation pragmatique. Puissent ces dialogues paradigmatiques se poursuivre en ne s'enfermant pas dans telle ou telle discipline. Pour ce faire, la relecture du chapitre d'E. Morin sur "La Paradigmatologie" (dans le tome IV de "La Méthode") ne nous sera pas inutile.
J.L. LE MOIGNE
Fiche mise en ligne le 12/02/2003