Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par Marcelle Maugin sur l'ouvrage de JAFFELIN Jacques :
« Critique de la raison scientifique »
     Ed. de L'Harmattan, Paris.

On pourrait s'étonner de si peu de référence à Jacques Jaffelin parmi les tenants de la pensée complexe. Doit-on y voir une appréhension -au demeurant légitime- vis-àvis des "idées générales" ? (Celle dont fut si souvent victime René Girard, par exemple). On peut comprendre la réserve devant le risque de simplification, de réduction, voire de totalitarisme que comporte une tentative d'explication finale du monde, une "religion générale" qui nous ôterait toute nécessité de créer, toute liberté de penser...

Edgar Morin, pourtant, nous met en garde dans "Les idées" contre cette prévention, quand il affirme que "la récusation des idées générales est la plus creuse des idées générales" et que nul ne peut se passer d'idées sur l'univers, la vie, la politique, l'amour...".

C'est bien une de ces grandes idées que Jacques Jaffelin poursuit à travers "Le promeneur d'Einstein", son "Tractacus ecologicus" et plus récemment sa "Critique de la raison scientifique". Une idée qui surprend, décape, bouleverse la plupart des idées reçues, une "façon fondamentalement autre d'envisager et de formuler les constructions de la science" (Etienne Klein).

Sa démarche n'a rien moins que l'ambition de répondre à la question de Leibniz devant la création : "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien" et de trouver du sens à "toute cette effervescence que l'on constate sur la terre".

A la recherche, comme Einstein, comme Bateson, d'une "logique générale", Jaffelin se défend bien en même temps de nous proposer une nouvelle "theory of everything". Ce qu'il nous offre, au contraire, c'est plutôt un vaccin contre la tentation d'une compréhension définitive de l'univers ("le cauchemar du réductionnisme"). Selon lui, cependant, un seul et même principe préside à l'évolution des planètes, des espèces, comme à la production de la pensée humaine. Parcourant tous les niveaux d'organisation (du minéral à l'anthropo-social), il s'agit d'un processus unique, irréversible, qu'il appelle l'"lnforrnation Générale".

On constate en effet dans l'univers une succession d'expériences qui procèdent dans toute leur diversité à une information progressive, irréversible et de complexification croissante. Cette évolution franchit des seuils pour se poursuivre chaque fois à un niveau de complexification supérieur au précédent. Certaines tentatives se fourvoient dans des impasses (la lune - les invertébrés - les dinosaures - l'URSS !) ; certaines seulement sont sélectionnées (brevetées), celles qui permettent à l'Information Générale de se poursuivre.

Dans une telle perspective, toute théorie, toute pensée n'est elle-même qu'une expérience parmi d'autres. Aucune connaissance ne peut prétendre refléter le "monde", ni découvrir des "lois de la nature". Nous ne pouvons prétendre définir et expliquer un monde dont nous sommes issus sans nous retrouver au coeur d'un paradoxe.

Jaffelin propose donc de supprimer l'idée même d'un monde pour ne voir dans toute proposition scientifique "qu'un être humain qui parle". Les lois, les théories, les énoncés ne sont ni plus ni moins que des inventions nouvelles (sans isomorphisme avec les choses), mieux : "des propositions d'expériences". Nous sommes "du monde", il n'y a donc pas de modèles du monde possibles, seulement des concepts, lesquels ne sont que des outils en vue d'un pro jet (le modèle devient l'original) humain.

L"'Information" ne désigne rien ; elle n'est ni mesurable, ni hiérarchisable. Elle n'a pas lieu non plus "en dehors" de l'Homme ; c'est un processus indicible, irreprésentable, dans lequel il est engagé et dont il ne peut se désengager. Les théories deviennent alors des techniques de pensée humaine pour réinterpréter ce que nous appelons des phénomènes. Ni "savoir sur", ni "découverte de" quoi que ce soit, tout énoncé est d'abord une implication/transformation du sujet parlant. Aucune théorie à ce titre ne peut se prétendre plus "vraie" qu'une autre ; elle est seulement plus ou moins féconde pour résoudre un problème ou sortir d'une impasse, c'est-à-dire pour permettre la poursuite du processus d'intelligibilité en cours (l'Information Générale) que nous l'appelions la vie, le monde, le réel, la nature... Il y a seulement des expériences qui"marchent" et sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour continuer.

Il s'agit donc bien d'une éthique paradigmatique. La distinction s'efface entre sciences dures et sciences molles ("la notion de particule élémentaire est aussi humaine que la notion de chômage"). Tout savoir n'est qu'une expression d'un être humain pour d'autres humains, c'est-à-dire une implication dans la société (plutôt qu'une explication !). Tout ce que je pense : "chat" ou "fonction d'onde" n'exprime qu'un rapport humain. Toute proposition scientifique devient une proposition éthique s'appliquant en premier à celui qui l'énonce (à moins de tomber dans l'impasse des intégrales, des intégrismes, des certitudes).

Jaffelin remet ainsi en cause le concept de connaissance. Pour lui, la connaissance c'est "le bord du monde en train de reculer sous la poussée d'une expérience". Il le remplacepar celui d'Information : processus créatif irréversible et imprévisible de notre intelligibilité, et propose de fusionner en un seul concept théorie, épistémologie et éthique...

Il s'agit donc bien de passer du désir d'explication à une logique d'implication. "Il n'y a rien à savoir", affirme-t-il, "seulement un monde humain à inventer en permanence". La présente théorie se conçoit elle-même comme une nouvelle technique de pensée, dont le seul intérêt réside dans le bienfait qu'on peut en tirer. Ce bienfait apparaît déjà -nous semble-t-il- lorsque Jaffelin nous oblige à reconsidérer la plupart des concepts "clos" qui nous sont familiers (code génétique - communication - conscience - univers - système -auto-organisation, etc.) pour ne conserver que ceux qui expriment des processus et non des états. Il part à la chasse aux distinctions, préférant ne pas séparer les objets de leurs mouvements, les messagers de leurs messages. Tout mouvement, toute innovation transforme et le monde et celui qui l'opère. Il est donc plus juste de conjoindre forme et mouvement, matière et espace, espèce et environnement, etc., quitte à créer des néologismes tels que "trans-forme/mouvementation", par exemple, et de toute façon à changer radicalement d'axiomatique.

Dans sa perspective, nous sommes amenés à considérer toute quête des origines (de la vie, de l'univers) comme illégitime. Tout se transforme en permanence : "nous sommes aveuglés par 20 siècles de conception identitaire et numérique", affirme-t-il et il nous invite à considérer toute mesure du temps, qui suppose un référentiel mécanique (autoréférence), un commencement, comme "une flèche vide". L'irréversible, à ses yeux, engage par définition l'imprédictible, l'incertain...

Faute de pouvoir prédire et prévoir, cet aventurier qui "navigue dans l'ailleurs de tous les systèmes philosophiques" (E. Klein) nous invite à pratiquer essentiellement "l'art de penser" et de choisir comment continuer la transformation du monde humain ainsi que la transformation relative des mondes organiques et minéraux, sachant que "la seule esthétique qui vaille et le seul art qui mérite d'être cultivé, c'est celui des relations humaines".


Marcelle Maugin

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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