Comment s'opère l'accès, la transmission, la reproduction du savoir ? A cette difficile question, M. Lani-Bayle donne une réponse, ou plutôt, des réponses subtiles, multiples, qui suscitent la réflexion, parfois la perplexité, en tout cas le désir de développer en soi-même cette ouverture au savoir qui ne saurait être vivant sans la découverte de soi-même et une incarnation des connaissances partagées avec autrui. La thèse principale de l'auteur est que le savoir n'est rien, s'il ne fait pas écho aux capacités d'auto-appropriation des connaissances, qui se nourrissent et se ressourcent dans ce qu'elle nomme l'inconscient généalogique. Pour étayer cette thèse, M. Lani-Bayle s'appuie principalement sur les théories de l'autonomie développées par S. Papert, F. Varela, E.Morin, J.-L. Le Moigne, et des apports aux sciences de l'éducation des oeuvres de J. Ardoino, G. Lerbet, G. Pineau, A. de Peretti.

Dans cette perspective, l'enseignement n'est plus tant une question de contenu disciplinaire que de processus (p. 162). Le maître est dans l'enfant (p. 74), tout autant que l'enfant dans le maître. Le savoir se transmet et ne se transmet pas (p. 58). On peut être à la fois autonome et ne pas être très indépendant. On peut même souligner que l'autonomie naît de la dépendance (p. 37). L'autonomie a pour contraire l'anomie, l'absence de loi, et pour contradictoire l'hétéronomie, la loi de l'autre, à quoi elle se confronte directement (p. 37). La dimension de l'échelle généalogique est essentielle à l'élaboration cognitive (p. 31). L'enfant est pré-figuré par ses origines parentales, grand-parentales et ancestrales (p. 25). Il est comparé à tel ou tel de ses parents, dans un jeu de ressemblances et de dissemblances. En position d'aîné, de cadet, de dernier, il prend sa place, l'ajuste avec plus ou moins de bonheur en fonction des présents, mais aussi des absents, statues idéalisées ou fantômes encryptés, revenants dont la trace peut hanter ou parasiter l'accès à la connaissance et à l'accomplissement de soi, du monde et d'autrui.

M. Lani-Bayle insiste à juste titre sur l'importance des liens affectifs précoces et réciproques entre l'enfant et ses proches familiers dans la constitution de la prise deconnaissance potentielle du monde qui l'entoure (p. 27). Pour accéder au savoir, il importe de posséder une histoire potentiellement sachante, nourrie dans un terreau générationnel, germinatif, génératif (p. 153). "Chacun est le seul maître de la (pré)pensée qu'il va autoproduire, et non l'héritier passif d'une tradition ou d'une opinion extérieure. La pensée est ainsi liée aux hommes qui l'énoncent, et n'a de sens qu'à travers eux" (p. 74). Je partage avec M. Lani-Bayle son incitation à la prudence concernant les causalismes simplistes qui pullulent actuellement pour expliquer les problèmes divers et variés de l'enfant par les effets de secrets de familles non divulgués(p. 98).

Ce qui peut être enseigné à autrui serait relativement inutile, et n'influencerait pratiquement pas son comportemenit ; seules, les connaissances découvertes et appropriées par l'individu lui-même seraient susceptibles de laisser une trace profonde (p. 150). "Se pencher sur sa vie donne corps à un savoir spécial qui ne s'apprend nulle part, n'est écrit dans aucun livre, hormis sur les parois de la légende familiale dont les clés sont parfois faussées" : une telle attitude relèverait d'une socio-pédagogie de l'autonomie, en tension conflictuelle avec les "sciences de la commande", promotrices des stratégies pédagogiques à visée "formative".

On conçoit que de telles réflexions sont les bienvenues dans un contexte où les formations proposent le plus souvent des doctrines ou des recettes proposées "clés en mains", et qu'il suffirait d'appliquer telles quelles pour s'assurer la maîtrise d'un domaine nouveau. Elles sont également pertinentes si l'on fait référence à la tendance à l'accumulation des connaissances qui, dans l'enseignement, cherchent à pallier désespérément l'incapacité à dessiner les grands axes d'accès à la culture générale et spécialisée. Trop souvent, une tête bien pleine, à défaut d'une tête bien faite, conduit en fait à une tête bien vide...

Est-ce à dire que les autodidactes qui ne font référence qu'à eux-mêmes dans leur quête de savoir seraient les seuls à connaître au travers d'une transformation de soi ? Jusqu'où l'enfant, l'étudiant, le disciple sont-ils à même de savoir d'emblée le type de connaissances qui méritent d'être faites siennes ? De nombreuses connaissances ne deviennent pertinentes qu'après-coup, dans des contextes parfois très éloignés de leur domaine initial d'assimilation. On pourrait suggérer que l'embrayage sur ses propres aptitudes à l'apprentissage s'étaye sur les positions et les dispositions des parents, des enseignants et des formateurs pour peu que ceux-ci, à leurs places respectives, transmettent à l'enfant, à l'adolescent et à l'adulte leurs propres relations au savoir, au savoir-faire, et à l'expérience de la vie. L'autonomie repose sur l'identification aux parents et aux maîtres reconnus comme tels. Entre l'ingurgitation passive de connaissances inassimilables (ou appliquées sans discernement), et l'autoréférence qui risque vite de tourner à l'autosuffisance, voire au délire d'auto-engendrement, peut surgir l'énigme d'une découverte de soi au travers d'autrui, et d'autrui au travers de soi. Par la finesse de ses réflexions et l'étendue de ses références et de son expérience, M.Lani-Bayle nous offre ici un ouvrage particulièrement stimulant qui rendra service aux éducateurs, aux enseignants, aux thérapeutes, aux formateurs, aux parents pour peu qu'ils soient prêts à risquer la difficile aventure de la remise en question des certitudes les mieux établies.

Jacques Miermont.