Rédigée par Bernard Morand sur l'ouvrage de PRINCE Violaine : |
« Vers une informatique cognitive dans les organisations. Le rôle central du langage » Masson, Paris, 1996. |
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"Cet ouvrage reflète une recherche menée depuis 1988 sur les rapports épistémologiques et techniques entre la mise en oeuvre de modéles de l'information en informatique d'entreprise et les tentatives conceptuelles traditionnellement attribuées à l'intelligence artificielle", ainsi débute l'avant-propos de cet ouvrage où l'auteur nous présente une approche résolument langagière du système d'information de l'organisation.
Après avoir, dans une première partie, tenté de mettre en avant les limites de l'approche traditionnelle des systèmes d'information, l'auteur s'attache à la définition d'un certain nombre de concepts qui sont au coeur de son propos : Information, Données, Connaissance, Savoir-Faire.
Ainsi l'information sera " un signifié transporté par une donnée " et la connaissance sera " le mode d'ernploi permettant de transformer les données en informations ". Mais ces définitions ne nous disent pas comment un (inter)locuteur reconnait a priori (avant " usage ") qu'il est en présence d'une donnée ou d'une information : peut-on séparer le signe, le signifiant, le signifié et celui qui fait signe de celui qui interpréte le signe ?
Cette approche langagière du système d'information de l'organisation pourra néanmoins apparaitre au lecteur comme trop "exclusivement linguistique".
En effet, si l'on peut considérer que " toute société humaine communique en permanence " et que " cette communication est prépondérante dans l'activité sociale. L'informatique d'entreprise qui mêle des agents cognitifs naturels et artificiels ne peut pas ne pas rendre compte de la dimension langagière ", on ne peut pas pour autant réduire toute représentation de l'organisation à sa seule expression linguistique. HA.Simon nous rappelant qu' " un court croquis en dit plus qu'un long discours ", nous invitait déjà à enrichir nos interprétations des systèmes de traitements de symboles : schémas, graphiques, icônes, maquettes et tableaux sont autant de caractéristiques saillantes de la multiplicité des formes de communications sociales. La pragmatique, attentive aux formes de méta-communication (un long silence est parfois trés (loquent) nous importe autant que la linguistique et la graphique pour interpréter les interactions des " agents cognitifs ".
Certes l'auteur nous rappelle que " nul modéle ne doit être dominant ", mais peut-étre, emportée par son intérét pour l'interprétation linguistique en a-t-elle un peu trop privilégié les modèles.
La reconnaissance au sein de l'organisation, d'une part de la diversité des modèles en situation de coexistence et d'interaction et d'autre part de la " cohabitation " d'agents naturels et artificiels sont également deux idées majeures proposées par Violaine Prince.
Cependant l'idée de " passerelles " entre ces modèles (qui pré-suppose un découpage strict [comme entre deux systèmes informatiques] au sein de l'organisation) peut paraître quelque peu ambiguë. En effet elle nous rappelle finalement l'informatique " traditionnelle " où l'on développe des " passerelles " pour faire communiquer deux" systèmes (informatiques) " différents ou deux applications différentes. En dehors des systèmes informatiques, l'idée d'hètérogénéité n'est pas forcément liée à celle d'incompatibilité, et les écosystèmes naturels au sein desquels nous vivons l'illustrent fort bien. Or le Système d'information de l'organisation ne peut être réduit au(x) seul(s) "système(s) informatique(s)" (mais bien sûr telle n'est pas la volonté de l'auteur).
Le but de cet ouvrage n'est pas de faire " le tour d'un sujet aussi vaste et aussi bouillonnant ", mais il nous incite notamment à porter un nouveau regard sur le système d'information de l'organisation, ainsi qu'à accorder une attention plus grande aux interactions entre agents naturels et artificiels au sein de l'organisation.
Comme le précise d'ailleurs Violaine Prince, il faut voir cet ouvrage comme " un jalon permettant de borner un espace et servant de repère à l'évaluation de l'évolution " . Le jalon est donc posé et une voie que nous croyons prometteuse est ouverte... à suivre et à poursuivre.
Pascal Vidal
PRINCE Violaine, Vers une intormatique cognitive dans lesorobanisations. Le rôle central du langage", Masson, Collection Sciences Cognitives.
Le livre de V. Prince défend et illustre une véritable thèse, au sens propre du mot : les systémes d'information des organisations peuvent être analysés comme le langage de l'organisation et modélisés à l'aide de concepts empruntés aux sciences du langage. Thèse qui pourra faire grincer quelques dents mais que l'auteur s'emploie à examiner sous toutes ses coutures et de façon méticuleuse.
Le chapitre 2 donne le ton en donnant une définition précise des notions respectives d'information, donnée, connaissance et savoir-faire ainsi que de leurs relations. Une donnée est un signifiant susceptible d'être capté, enregistré, transmis ou modifié par un agent cognitif (naturel ou artificiel). Une information est un signifié transporté par une donnée, et une connaissance est un mode d'emploi permettant de transformer les données en informations. L'auteur pose ces définitions comme de simples "conventions" mais le schéma triadique ainsi proposé nous parait essentiel. I1 devrait permettre de mettre fin aux substitutions abusives de chacun de ces termes entre eux, tant de la part des scientifiques que des ingénieurs. Distinction d'autant plus vitale que, selon le contexte dans lequel on se situe, chacun des trois pôles peut effectivement jouer le rôle des deux autres : connaissances et informations peuvent être prises comme des données et une donnée peut être vue comme résultat d'un processus cognitif. C'est d'ailleurs ce que propose le modèle circulaire de relation entre ces éléments. Lesconnaissances fonctionnent comme interprétants, moyens de transformation, dans la dynamique du processus de représentation. V. Prince ajoute à cette triade une quatrième composante, le savoir-faire défini comme mode d'optimisation de l'attribution de sens aux données, un raccourci qui évite le recours à l'explicitation du mode d'emploi (i.e. les connaissances). On pourra discuter la question de savoir si ce raccourci est bien d'une nature différente, laquelle justifierait son positionnement autonome : le savoir-faire ne serait-il pas autre chose qu'une connaissance "compilée" ?
Le chapitre 3 est consacré à l'exploitation de la "métaphore" linguistique pour les systèmes d'information des organisations (SI). Cette métaphore fonctionne aux trois niveaux de la conception des SI : en amont, le réel est perçu au travers du discours de l'organisation (écrit, oral, collectif ou individuel), en aval les résultats produits par le SI sont de nouveaux discours et enfin, le SI remplit la fonction énonciatrice de ce même discours organisationnel. En amont, I'organisation étant posée comme une entité cognitive, au même titre qu'un agent naturel producteur de langue, le discours organisationnel peut être analysé comme un fait de langue, au moyen d'un modèle linguistique. Suit une description exhaustive de ces faits de langue des organisations : communications verbales, dialogiques, langages des experts,... etc. Les besoins en analyse et traitement de ces faits de langue ont donné naissance à la méthode KOD dont l'apport épistémique, le positionnement par rapport aux méthodes plus classiques de conception de SI sont développés. Le caractère collectif du langage de l'organisation en fait une forme langagière spécialisée éventuellement munie d'un lexique particulier : "la devise est simple, poussons l'appareil langagier jusqu'au bout et nous posséderons une formidable machine à analyser le SI" (p. 855. Le modèle d'A.-M. Alquier-Blanc propose une approche similaire : modèle en couches ascendantes qui, au-dessus d'un niveau syntaxique et sémantique de description des faits et objets, ajoute un niveau linguistique et enfin un niveau cognitif.
Le chapitre 4 est plus particulièrement consacré aux caractéristiques du modèle linguistique d'analyse des discours organisationnels. On y met en évidence un certain nombre de dysfonctionnements de ce discours tels que les différents niveaux de malformation des énoncés, des décalages cognitifs entre différentes communautés épistémiques d'agents au sein d'une même organisation. Les artefacts eux-mêmes souffrent de la diversité des approches comme en témoigne "la tour de Babel des modèles" : oppositions statique / dynamique, heuristique / déterministe, cognitif /informationnel, diversité qui entraîne les difficultés bien connues de validation et de cohérence des modèles. Pour diagnostiquer et "réparer" ces dysfonctionnements V. Prince propose les deux concepts de contraction et expansion. Une contraction se produit lorsque le contenu intentionnel (i.e. voulu par l'émetteur) d'un message est plus riche que son contenu informationnel (ce que le récepteur peut en interpréter en fonction des données-contenu du message et des connaissances qu'il possède). Ce sont les phénomènes d'anaphore ou d'ellipse (niveau syntaxique), de litote ou d'euphémisme (niveau sémantique). Une expansion se produit lorsque l'émetteur, craignant d'être incompris, augmente le contenu informationnel par ajout d'explications : paraphrase, hyperbole, emphase. Dans les deux cas de distorsion, c'est toujours un principe d'économie cognitive qui est à l'oeuvre, soit chez l'émetteur, soit à l'intention du destinataire. V. Prince en tire la conclusion importante que cette multiplicité des faits de la langue organisationnelle ne doit pas être réduite. En effet, la réduction ne pourrait se faire qu'au prix d'une augmentation du coût cognitif de chaque opération pour chaque agent dans le dialogue et donc conduirait en définitive à un appauvrissement de l'échange. D'où le plaidoyer pour une distribution du coût cognitif entre les agents d'une part, entre ceux-ci et l'organisation d'autre part, plaidoyer pour "une modélisation plus souple qui définit les passerelles et fédère les dialectes" (p. 44). L'auteur en appelle alors à "une modélisation conférence multilingue avec traduction simultanée", faite par un modélisateur "polyglotte". La fédération est organisée dans un méta-modèle qui reprend les trois dimensions familières aux linguistes (syntaxe - sémantique - pragmatique) pour les appliquer aux diverses composantes des SI : agents (naturels ou artificiels), données, connaissances, informations et modèles. Chemin faisant, des recommandations en matière de règles de construction du langage ou de passerelles entre modèles sont données.
La double thèse de la nature linguistique des SI et de la pertinence de leur étude au moyen d'un modèle linguistique est indiscutablement séduisante. Le livre la défend avec rigueur, constance et conviction ; il l'argumente dans le détail. Pour alimenter le débat nous ajoutons quelques réflexions inspirées par cette approche.
Sans entrer dans le détail ici, posons que le langage est une faculté, une capacité individuelle des êtres humains à s'exprimer et à communiquer entre eux. La langue est, quant à elle, un phénomène collectif, ou mieux social, qui dépasse ces mémes individus et dont ils doivent faire l'apprentissage. Les sciences du langage essaient d'établir les structures, les moyens et les lois selon lesquelles le langage se forme d'une part, selon lesquelles les langues fonctionnent d'autre part. Enfin, ces mêmes sciences étudient les modalités selon lesquelles la parole individuelle et la langue collective se déterminent mutuellement (la négation de cette co-détermination étant une autre loi possible). Question : dans quelles conditions tout ceci est-il transposable aux organisations ?
Une première idée consiste à considérer que l'organisation entretient dans son rapport au SI, le même rapport qu'entretient l'individu au langage. Ceci suppose donc une identification de l'Organisation à l'Individu, notamment sous l'angle des processus cognitifs. C'est l'option défendue, nous semble-t-il, par V. Prince et qui est d'ailleurs attestée par l'usage constant du singulier et de la majuscule pour le terme "Organisation" dans son livre. Une telle hypothèse mériterait approfondissement : une organisation est un groupe social intermediaire, lui-même composé de sous-organisations (départements, services, ateliers versus bureaux, ...) dans lesquelles se trouvent des individus. Sous l'angle de la cognition, une organisation peut-elle relever des mêmes structures, lois, et comportements que l'être humain lui-même ? De quelle société l'Organisation-Individu participe-t-elle ? (I1 nous faudrait alors considérer que la World Company des guignols de l'info est plus qu'une métaphore). Dans une telle approche, il nous manque une sérieuse incursion dans les théories des organisations.
C'est d'ailleurs ce que semblent percevoir certains chercheurs de la communauté Systèmes Multi-Agents (voir par exemple l'ouvrage récent de J. Ferber).
Une seconde idée consiste à considérer au contraire que, essentiellement déterminées par les individus qui les composent, les organisations produisent des faits de langue qui ne sont autres que ceux de leurs agents. L'accent est alors mis sur l'aspect communication et échanges langagiers, internes et externes. Nous appellerons cette hypothèse celle de la langue de spécialité : le SI est une variante de la langue naturelle, un dialecte, qui par nature relève des sciences du langage et n'a donc pas de statut autonome de plein droit. Les modèles et les résultats de ces disciplines sont ipso-facto applicables. C'est l'hypothèse fondatrice de KOD, également reprise à son compte par V. Prince (chap. 3). Elle nous semble cependant en contradiction avec la précédente.
Ne pourrait-on donc envisager une troisième voie ? Si le contenu des messages textuels échangés au sein du SI peut effectivement être analysé au moyen de concepts de la linguistique, si par ailleurs des mécanismes cognitifs du même ordre que ceux des individus sont bien à l'oeuvre dans les organisations, ne sommes-nous pas surtout en présence ici d'un système spécifique et original de signes ? Tous ne sont pas nécessairement verbalisés, et encore moins rédigés en phrases écrites de la langue : des commandes, des factures, des "bons" et "ordres" de toutes sortes, des tableaux de chiffres, des bilans comptables, des budgets ou encore des écrans d'ordinateurs. Le phénomène prototypique des SI, l'achat-vente, n'est-il pas autre chose que le développement sous des formes informationnelles enrichies et modernes du signe élémentaire "Topez-là" concluant la même opération dans les foires aux bestiaux d'antan ? Pour comprendre, on pourrait alors imaginer une autre discipline candidate : la sémiologie. Convenons que ceci n'est pas de nature à faciliter l'entreprise : il resterait à établir les rapports entre sémiologie et linguistique. Et ces rapports vont bien au-delà du traditionnel rôle de résidu attribué à la pragmatique dans la tri-répariition commode mais inopérante entre syntaxe, sémantique et pragmatique. Les "modèles" eux-mêmes, produits par les concepteurs, ne sont-ils pas autant d'objets informationnels (terme neutre) relevant du même système de signes que ce dont ils sont signes (formule plus engagée) ? Y a-t-il par exemple quelque différence de principe entre le tableau (modèle) des vacances scolaires présenté dans l'ouvrage de V. Prince et l'information "brute" qui "donne" les valeurs de ces vacances ? On aura compris que nous plaidons à notre tour pour une indispensable Théorie de l'information qui nous paraît faire actuellement défaut, quoi qu'aient pu en dire Shannon et Weaver. Le chapitre 2 du livre de V. Prince en pose les prémisses sans peut-être en pousser ensuite toutes les conséquences jusqu'au bout. La triade données-connaissances-informations ouvre à notre sens vers un autre paradigme que celui du "traitement" des données pour des sorties (auquel il manque le troisième terme d'interprétation). Cependant, c'est bien cette vue linéaire et à plat qui est implicitement reprise dans l'expression de Système Cognitif de Traitement de l'Information (SCTI), avec son amont et son aval, lesquels ne laissent comme place au cognitif que l'entre-deux. La substitution à l'ancienne formule de Système de Traitementde l'Informatiion (STI) ne changerait alors que peu de choses.
Violaine Prince aime bien les passerelles. Son livre en est une autre. Une passerelle est un endroit propice à la réflexion. On peut y regarder en arrière, vers la rive d'où l'onvient mais aussi vers l'avant, en direction de la rive où l'on va. On peut encore y regarder sur les côtés pour éventuellement décider de s'y rendre. "Vers une informatique cognitive dans les organisations" nous montre que l'ingénierie en informatique des organisations souvent considérée, à tort, comme une discipline appliquée pose en réalité des questions théoriques essentielles. Ce livre nous montre aussi que l'activité scientifique des chercheurs en Intelligence Artificielle n'est pas tenue de choisir entre le fondamental et l'appliqué, le théorique altruiste et le pratique rentable, la philosophie et la technologie : elle doit nécessairement couvrir tout le champ dans son domaine. Enfin, une passerelle est encore un point de passage obligé. Aussi recommandons-nous vivement la lecture de cet ouvrage aux ingénieurs, ou enseignants ou chercheurs. Le "ou" est bien sûr non exclusif mais il ne revendique aucun héritage, fût-il multiple : passerelles obligent !
Bernard Morand
Fiche mise en ligne le 12/02/2003