Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par Norbert Tangy sur l'ouvrage de LATOUR Bruno :
« Petite réflexion sur le culte moderne des dieux fétiches »
     Ed. Synthelabo. 92350 Le Plessis (Collection Les empêcheurs de penser en rond), 1996, 103 pages.

Poursuivant son observation des laboratoires scientifiques et de la production des innavations, Bruno Latour nous conduit maintenant à Saint Denis, au centre d'ethnopsychiatrie Georges Devereux. Pendant trois mois il y participe à la consultation de Tobie Nathan et de son équipe, saisissant cette opportunité pour avancer dans son projet d'anthropologie des modernes. C'est une entreprise qu'il avait engagée voilà plus de vingt ans, et dont Nous n'avons jamais été modernes, essai d'anthropologie symétrique (La découverte, 1991), représente le manifeste le plus actuel, avec une contribution plus récente du même auteur dans L'effet Whitehead (Vrin, 1994, sous la direction d'Isabelle Stengers).

De cette expérience d'ethnopsychiatrie surgit donc ce bref essai, publié dans la collection "Les empêcheurs de penser en rond" ; et qui est écrit en deux parties : la première rappelle au nouveau venu les expériences et les convictions de l'auteur à propos des faits, "ni construits, ni donnés". La seconde partie, qui fut établie pour être présentée au séminaire animé par Isabelle Stengers, expose à propos de faits ce qui se passe au centre Georges Devereux lorsqu'on y "soigne des malades".

Pour Bruno Latour ce n'est pas un hasard si faits et fétiches puisent leur étymologie latine aux mêmes sources : le portugais feitiço désigne les pratiques des Africains de la Côte d'Or, et c'est un adjectif dérivé du participe passé du verbe faire, lui-même importé là-bas depuis notre langue française par Chales de Brosse (Du culte des dieux fétiches, 1760), et dont le Président trouve l'origine, sans doute à tort, dans le fatum latin. Fort à propos la langue ne tranche pas lorsqu'elle donne à ce vocable les significations mêlées de "forme, figure, contradiction, mais aussi artificiel, fabriqué, factice, et enfin fasciné, enchanté" (page 16 chez Latour). Chacun sent bien en effet que ce qu'il fait le dépasse au moins un peu, et comprend dans le méme mouvement que les fétiches qu'il ordonne autour de lui, totems africains ou pendeloques christianisées, établissent toutes sortes de liens avec les aliens, de façon que les forces de ce que nous fabriquons nous dépassent légérement sans nous anéantir. Et alors ? Nous serions tous les victimes averties et consentantes d'une double croyance que nous manifesterions à tour de rôle : ainsi nous pourrions démontrer aussi habilement que les faits sont des "donnés" qui nous déterminent, et faire croire que rien n'existe en soi et que nous inventons tout à mesure que nous parlons, que nous agissons, que nous produisons. Nous serions surtout capables de nous dénoncer nous-mêmes lorsque nous nous pensons naïfs, que ce soit vis-à-vis de la force des objets faits, ou bien vis à-vis de la réalité des faits sociaux. En somme nous n'aurions jamais été modernes, et nous ne croirions pas plus aux fétiches que les habitants de Négritie découverts par les Portugais.

Bruno Latour mobilise le cas Pasteur pour indiquer avec quelle légèreté scientifique notre savant national pouvait user des deux registres : celui des faits de laboratoire, têtus et irréfutables, et celui des constructions sociales du chercheur, de ces formules qui vont leur vie autonome, telles des monstres gentils divaguant parmi nous à peine sont-ils détachés du tableau noir ou de l'éprouvette. A propos du ferment de son acide lactique, Pasteur peut à la fois révéler que l'autonomie quasi vitale de cette substance ne peut pas être démontrée irréfutablement mais qu'il devait en être ainsi, et déclarer qu'en même temps "quiconque jugera avec impartialité les résultats de ce travail et ceux que je publierai prochainement reconnaîtra avec moi que la fermentation s'y montre corrélative de la vie, de l'organisation".

Il semble même, poursuit Bruno Latour, que nous possédons un art certain de convaincre lorsque nous faisons foi de réalisme : la panoplie de nos postures de la conviction figure à l'inventaire éthologique de nos diverses falsifications rejoignant, aux côtés des rites de Erving Gofmann, celles de trois auteurs américains qui en font une agréable description : Malcom Ashmore, Derek Edwards et Jonathan Potter dans The bottom line : the rhetoric of reality demonstrations (1994). Il y aurait donc une certaine façon de taper sur la table, ou sur la tête de son voisin, pour mieux démontrer que "les faits sont des faits !".

Les modernes s'efforceraient sans y parvenir de distinguer faits et fétiches, tout en ne croyant pas vraiment à leur propre croyance critique à propos de cette distinction. Il s'agit bien dans cet essai de choses trés sérieuses : quelle est la réalité de ce que nous en disons (précisément... de la réalité), qu'est-ce que la science, qu'est-ce que sont les faits et les idées, et qu'est-ce que la conviction ? Refusant lui-même la critique et la croyance à la fois, tout comme le dédain pour les modernes sauf un vrai mépris pour les "sociologues extrêmes", voici le point de vue que Bruno Latour propose d'adopter : c'est une position agnostique, symétrique donc échangeable, et qui réconcilierait l'homme avec ses pratiques actuelles malgré ses discours et ses croyances modernes. Le voici. Nos nécessaires faitiches, faits et fétiches, objets sujets à double face assemblant immanence et transcendance, seraient brisés d'une double brisure par la modernité : une brisure entre objet et sujet, c'est-à-dire encore entre réalité et construction d'une part, et une seconde brisure entre cette "forrne de vie théorique qui prend au sérieux cette première distinction des objets et des sujets, et une forme de vie pratique, toute différente, par laquelle nous menons nos existences, fort tranquillement, en confondant toujours ce qui se fabrique par nos mains et ce qui existe hors de nos mains" (page 56) d'autre part.

Le moderne serait celui qui mobiliserait le faitiche discrètement, sans le déclarer vraiment, en acceptant la brisure du haut entre sujet et objet, en évitant dans la pratique de trop dire que l'objet est à la fois donné et construit, produit et autonome. Si l'on ajoute à cette description du moderne contraint à ces brisures l'idée que la séparation du faitiche entre objet et sujet, et la couverture de nos pratiques par des discours discrets sont aussi deux phénomènes que nous séparons, on aura compris que cette falsification complète constitue la modernité, et qu'elle prend carrément, dans notre civilisation, la place du fétiche des Africains.

Bruno Latour complète alors ce portrait robot du moderne en y adjoignant la procession de "marques, de bouts de ficelle, de clous, de plumes, de fil de fer barbelé, de scotch, d'épingles, d'agrafes avec lesquels on a, depuis toujours, réparé le haut clivé des faitiches modernes ainsi que l'attache qui les faisait tenir sur leur piédestal" (page 59). Les réparations sont la nécessaire activité que le moderne doit accomplir après qu'il ait séparé sujet et objet et après qu'il ait facilité dans sa pratique et hors de son discours officiel la passe constante entre faits et fétiches. La réparation c'est, dans le cas extrême de l'objet sujet abandonné, la mise à mort de Frankenstein pour cause de salut public. La réparation c'est aussi le sursaut de responsabilité de Hans Jonas. Et c'est peut-être un faux pas supplémentaire du moderne surpris par les faitiches !

Et le centre Georges Devereux ? Laissons à ceux qui le souhaitent le plaisir de la découverte, mais en disant simplement ceci : là où les nostalgiques de l'anthropologie regrettent qu'on n'y parle pas davantage d'ethnicité, de pratiques villageoises, d'authenticité et de retour aux ancêtres, ce qui compte pour Tobie Nathan et pour l'observateur Bruno Latour c'est au contraire l'artificialité de ce qui se passe à Saint Denis. Et les effets de cette expérience comptent aussi, car "l'artifice est l'ami et non l'ennemi de la réalité" (page 88). On comprendra que le laboratoire ainsi conçu intéresse Bruno Latour en ce que les divinités portées par les migrants comme par les Bourguignons parisiens depuis deux générations y sont traitées avec aussi peu de négligence que les éprouvettes ou les formules du savant au tableau noir le sont chez le biologiste ou le chimiste : les frayeurs qui menacent de se fixer sur l'humain psychologisé y sont déplacées par la ruse d'un dispositif transfrayeur.

De sorte que les divinités assoient mieux ceux qui les construisent.

Norbert Tangy

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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