Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de RENCONTRES de CHATEAUVALLON (Marielle Paquet, Ed.) : |
« Pour une utopie réaliste. Autour d'Edgar Morin » Ed. Arléa - Paris, 1996. 269 pages. |
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"Relever le défi d'une utopie réaliste... : penser, vivre et agir - individuellement et collectivement - pour que l'avenir advienne par les acteurs de l'avenir" (p. 60). Acteurs de l'avenir qui sont aussi acteurs du temps présent ; ceux qui ici manifestent, symboliquement, sans arrogance, dans une Rencontre qui devint un événement parce qu'elle avait lieu en juin 1995, à Chateauvallon, près de Toulon. Toulon où venait de s'afficher une politique arrogante et funeste qui prône la fermeture, la pensée linéaire, et les alternatives mutilantes ("vous êtes réalistes ? : pas d'utopie ; vous êtes utopistes ? pas de réalisme"). L'animatrice de cette Rencontre ne savait pas alors que quelques intégristes de la pensée fermante et de la purification ethnique allaient lui faire payer cruellement une initiative dont l'éditeur, J.C. Guillebaud, pressentait déjà qu'elle ne serait pas "un geste neutre" (p. 10). Raison supplémentaire de louer ce "manifeste" et d'inviter les citoyens à lire ces pages vivaces et alertes, qui témoignent de la fascinante possibilité des êtres humains en société : ils savent et ils peuvent se relier assez pour être à la fois utopistes et réalistes : "Toi qui chemine, il n'y a pas de chemin ; le chemin tu le fais en marchant". En reprenant le vers d'Antonio Machado, Edgar Morin d'emblée annonce le projet de cette Rencontre : l'utopie réaliste est dans cette marche tâtonnante qui dessine un chemin que nous voulons et dont nous savons que bientôt il s'effacera, tel "le sillage sur la mer", pendant que nous poursuivons notre marche qui inscrit sans cesse nos projets. Projets que nous représentons (chap. I, avec quelques stimulantes réflexions sur l'expérience du théâtre grec, sur la chorégraphie, sur le paysage et le jardin, sur la campagne et sur le bonheur, vu par l'ethnologue B. Cyrulnik) ; projet que nous exprimons en pensant la politique (de la recherche sur le sida, avec J.C. Cherman à la politique scientifique avec I.Stengers, etc., chap. 2) ; et en 1'inscrivant dans 1'histoire, entre différentialisme et universalisme (chap. 3, avec E. Todd, S. Nair, B. Etienne, etc.) ; projet que nous inscrivons dans "l'utopie européenne" (chap. 4, avec A. Michnik, G. Bocchi, etc.) et dans l'Economique... "refusant d'affronter la complexité" (J.P. Fitousi ou J.J. Bonnaud, PDG du GAN, etc., chap. 5). Tout au long de ces chapitres, Edgar Morin intervient, plaidant pour une pensée complexe, soulignant les défis de l'incertitude et de la reliance, et rappelant "l'alliance des deux barbaries" auxquelles nous faisons face : "La barbarie de la fermeture ethno-socio-centriste" (l'ignorance de l'humanité de la planète) ; et "la barbarie de la disjonction entre la science et la société", (la culture humaniste et les cultures scientifiques compartimentées). Puisque l'on peut ici qu'évoquer ce manifeste en tentant d'inciter les citoyens à le lire, arrêtons-nous sur cette méditation d'Héraclite par laquelle E. Morin achève son propos : "Si tu ne cherches pas l'inespéré, tu ne le trouvera pas". N'est-ce pas une proposition fort réaliste pour la quête de l'utopie ? Et n'est-ce pas une utopie plausible qui s'avère réaliste ?
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003