Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de COMETTI Jean-Pierre :
« Le philosophe et la poule de Kircher. Quelques contemporains »
     Ed. de l'Eclat, Paris, 1997. 167 pages.

"Le philosophe se trouve dans une situation qui le place... dans la position de la célèbre poule de Kircher, laquelle restait hypnotisée par le cercle de craie tracé autour d'elle..." (p. 10). "Qui peut savoir quel effet cela fait d'êtré une poule couchée au milieu d'un cercle de craie ?" (p. 17). Hypnotisée, paralysée, incapable même de se lever, n'est-elle pas dans la position dans laquelle nous sommes, paralysés par "notre façon de penser l'histoire, l'art, la métaphysique... Comrnent l'idée nous viendrait-elle de nous lever pourfaire un pas de côté ?" (p. 17). Sans doute espérions-nous que les philosophes nous aideraient à briser l'hypnose en nous montrant d'autres possibles, en relativisant la perception contraignante que nous nous donnons de ce cercle de craie symbolique que nous appelons notre culture ou notre croyance collective. Mais le philosophe n'est-il pas lui aussi tétanisé par ce cercle de craie ? Reprenant une méditation proposée par J. Bouveresse relisant sur "l'homrne sans qualité", l'oeuvre de R. Musil ("un des rares penseurs qui, face... au syndrome de Kircher, ont... recherché la voie d'une alternative", p. 17), J.P. Cometti va nous proposer quelques lectures de philosophes contemporains "qui appartiennent à un horizon géographique et intellectuel différent du nôtre", en recherchant les chances que peut avoir la philosophie (... et par là-même les citoyens !)" d'échapper au sort du malheureux volatile" (p. 13). Ces "regards lointains" (p. 15) nous aideront peut-être à revenir sur la conception que nous nous faisons, fort pratiquement, des rapports de la politique et de la philosophie, en participant en citoyens responsables et solidaires à la démocratie par laquelle nous voulons habituellement établir nos sociétés.

Ces changements de regard vont nous permettre de prêter aisément attention, en quelques brefs chapitres, aux réflexions - et aux discussions - de quelques penseurs auxquels la philosophie académique européenne attache aujourd'hui encore peu d'intérêt, sans doute parce qu'ils occupent encore "une positon à part" (p. 11). C'est pour cela peut-être que J.P. Cometti nous en parle dans sa collection originale "tiré à part" !).

James Dewey, Richard Rorty, John Rawls, mais aussi J. Habermas, Charles Taylor, ou J. Bouveresse soulignant la pertinence des réflexions des "étrangers" à la philosophie que sont R. Musil, P. Valéry ou L. Wittgenstein, vont ainsi nous introduire à de riches méditations sur le bon usage de la raison dans les affaires humaines... et en particulier dans la reconstruction permanente d"'une société juste et stable de citoyens libres et égaux, profondément divisés par des doctrines religieuses, philosophiques et morales raisonnables quoique incompatibles" (J. Rawls, 1971. Ici p. 138). Le philosophe "au regard lointain" peut-il enfin aider le citoyen à "non pas répondre à un nazi, mais (à) le convertir" ? (p. 129) autrement que par des "appels... à la seule logique ou à des normes tenues pour transcendantes et universelles" (R. Rorty, ici p. 129). "Les idées que les pragmatistes (1. Dewey, R. Rorty...) ont introduites dans le débat philosophique"(p. 154) s'avèrent décidément fort bienvenues pour éclairer aujourd'hui la construction et la gestion de la cité (la politique) : "Une philosophie de la croyance - par opposition à une philosophie de l'idée... Pour les pragmatistes, une croyance s'apprécie à la lumière des conduites qui lui sont liées. La mesure n'en est donnée ni dans des principes a priori, ni dans un modèle, des règles ou une réalité qui en déterminerait le sens de l'extérieur"(p. 155). "... Evaluations qui ne permettent sans doute pas de savoir de quoi nos lendemains seront faits ou devraient être faits, mais qui nous oblige à les préparer en sachant bien que c'est la seule chose que nous puissions faire" (p. 161).

Ces réflexions des pragmatistes nous invitant à un changement de regard et à reconnaître "l'inévitable incertitude" (W. James, 1898 ; ici p. 162) de toute entreprise humaine, fut-elle celle de la science, n'est-elle pas pour nous aujourd'hui d'une grande vertu ? : Appel à "une conscience plus vive, plus ouverte, de ce que nous souhaitons à la fois pour nous-mêmes et pour les générations ultérieures". Sans doute faut-il sans cesse la reprendre et l'enraciner davantage dans nos cultures que ne le fait ici J.P. Cometti, qui voulait plus ici montrer que plaider : relire Wittgenstein ou Valéry n'incite-t-il pas à lire enfin H.A. Simon ; relire Dewey, à lire J. Piaget ; et relire J. Rawls et Rorty à lire E. Morin et Y. Barel ? Mais en nous proposant ces relectures le philosophe ne nous suggère-t-il pas implicitement de telles reliances, nous invitant ainsi à "une conscience plus vive, plus ouverte, de ce que nous souhaitons" : relire pour relier !

J.L. Le Moigne.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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