Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de DE BéCHILLON, Denys : |
« Qu'est-ce qu'une règle de Droit ? » Editions Odile Jacob, Paris, 1997. 302 pages. |
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC |
"Je ne sais pas ce qu'est le "juste", ni méme la justice. J'aimerais bien pourtant, mais je n'arrive à rien faire qui ressemblerait à de la science avec ces mots-là. La règle de Droit ?" (p. 7). Denys de Béchillon fait volontiers de sa perplexité le levier par lequel il relèvera "les défi s de la complexité" (titre d'un ouvrage collectif qu'il avait coordonné avec ses amis du Groupe de Recherche Transdisciplinaire de l'Université de Pau, publié en 1994 ; cf. Cahier des Lectures MCX n° 9, Lettre MCX n° 23, avril 1995). Et le Droit ("catégorie qui n'appartient pas par elle-même à la nature", p. 10) semble ne nous être initialement accessible que par les systèmes de règles dites de "régulation sociale" par lesquels nous le reconnaissons, le discutons et prétendons l'améliorer, ou le contester ou le contourner. Un savoir sur le Droit, autant qu'un savoir de tel ou tel droit (à telle période, en tel lieu) ne mérite-t-il pas alors d'être construit si nous voulons nous forger quelque entendement des impératifs d'apparence magique que nous imposent les règles de Droit, et plus généralement "le "Droit", ensemble complexe formant système" ? Produire un tel savoir sur le Droit et ses règles, n'est-ce pas contribuer à forger de nouvelles sciences de la complexité ? De Moise écrivant au Sinaï (sous la dictée ?) le texte du Décalogue sur des tables de pierre, à Kelsen proposant une "théorie pure du Droit" sans référence aucune à un droit naturel, la science du Droit affronte un objet - ou un projet - complexe et parfois presque insaisissable ("Le Droit nazi est-il du Droit ?") : et par cette entreprise presque héroïque de la raison et de la science, la science du Droit nous livre aujourd'hui quelques leçons du type "retour d'expérience" qui s'avéreront fort bienvenues je crois. Ne serait-ce que parce qu'elle nous fait méditer sur cette étonnante invention de l'humanité que nous nommons "institution" et plus particulièrement "Etat" : D. de Béchillon nous montre fort bien que s'il peut exister des règles sans Etat, nous ne pouvons guère concevoir un Etat sans règles de Droit. Règles qui feront sa force et qu'il doit sans cesse légitimer pour se légitimer lui-même. Ce qui le conduira souvent à arguer de la "naturalité" de ces règles...qui sembleront ainsi objectives (... et donc justes ?) : "Faire passer les divisions qu'il institue pour naturelles, voilà une des plus grandes forces de l'Etat" (p. 288). Que l'Etat soit institution politique... ou institution scientifique ! : l'acharnement de bien desacadémies européennes contre toutes les tentatives d'inter ou de transdisciplinarité n'a-telle pas les mêmes justifications : diviser pour régner, et, pour cela, sacraliser la divisionen cours.
On ne peut ici qu'évoquer cette méditation vivante et vivifiante sur "le rôle de nos formes de pensées sur la construction de l'Etat et des paradigmes qui le sous-tendent... Interroger la structure-même de la rationalité occidentale jusque dans ses fondements les plus archaïques... " (p. 291). Sans doute faudra-t-il pour cela, ajoute D. de B ; échillon, chercher à comprendre ... cette peur du complexe". Peur du complexe que nous assumerons en cherchant à "faire science", avec prudence et sans arrogance : ce sera en nous livrant à ces exercices "d'épistémologie critique et d'anthropologie fondamentale" auxquels devra nous entraîner prochainement la revue "Transdisciplines" que prépare l'auteur et ses amis du GRT de Pau, que nous espérons pouvoir présenter prochainement.
Dans cette entreprise, sans doute faudra-t-il revenir sur les réflexions encore insuffisamment critiques qu'il consacre à la notion de "système juridique" (p. 261 +) : en reprenant, avec la plupart de ses collègues juristes, la conception ensembliste de la modélisation systémique, (ignorant donc les caractères téléologique et récursifs, "auto-éco-réorganisant" - et pas seulement "organisé"), l'auteur semble trop "arrêter" la discussion sur des considérations cybernétiques plutôt que systémique. Il est vrai que la corporation des juristes, imprégnée peut-être à son insu par sa tradition d'un positivisme Kelsenien, a encore quelque difficulté à assumer dans leur complexité les paradigmes constructivistes dont "les principes pour une science nouvelle" de Giambattista Vico (1743) leur ont pourtant donné le "modèle d'auto-référence" : "L'humanité est son oeuvre à elle-même"... et les règles de Droit qu'elle produit et transforme sont sans doute plus intentionnellement délibérées que naturellement spontanément émergentes. En interprétant le mythe - ou la belle histoire - du "père de la horde primitive" (que racontait Freud dans"Totem et tabou", " qui dit en une demi page et un instant de rêverie un pan entier de l'essentiel sur le fonctionnement mental de l'homme en société", p. 201), on aurait pu pourtant reconnaître aussi cette invention de "la délibération" qui devient peut-être la plus civilisante des règles de Droit dont se dotent nos sociétés.
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003