Rédigée par Jacques Miermont sur l'ouvrage de LERBET Georges : |
« Pédagogie et systémique » PUF. Paris. 1997 |
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Dans ce bref ouvrage, Georges Lerbet propose une introduction particulièrement claire et didactique de l'apport du paradigme systémique aux sciences de l'éducation, complétée par un choix de textes des principaux contributeurs à l'avènement de ce mouvement de pensée et d'intervention pédagogiques. Il repense les théories de J. Piaget dans une perspective qui tient compte de la complexité des processus d'autonomisation du sujet connaissant, en intégrant les oeuvres de H. von Foerster, G. Bateson, F. Varela, J.-L. LeMoigne, J.-P. Dupuy, H. Atlan, qui ont su dépasser les limites conceptuelles de la première cybernétique (N. Wiener, L. Couffil nal, J. de Rosnay).
Il décrit avec subtilité les enchevêtrements hiérarchiques qui caractérisent l'assimilation (cognition de l'objet) et l'accommodation (circonscription - description de l'objet) : une telle hiérarchie entrelacée détermine l'adaptation de la personne à l'environnement, par la construction progressive du milieu personnel, qui permet le mouvement d'intériorisation - décentration. Dans le même temps, l'assomption personnelle débouche sur la reconnaissance et l'acceptation de l'incomplétude cognitive, qui permet la conjonction oscillante des domaines auto-référentiels et des domaines hétéroréférentiels.
Il explore de même l'enchevêtrement hièrarchique du "savoir-gnosis" (connaissance émergente du sujet) et du "savoir-épistémè" (connaissance exotérique de la culture ambiante). Alors-même que le savoir-gnosis apparaît ontologiquement premier par rapport au savoir épistémè en ce qui concerne le mouvement qui prend sens pour la personne, la hiérarchie s'inverse lorsque cette même personne fait émerger une partie d'elle-même au moment où elle exprime ce qu'elle a à dire et à faire partager à autrui.
Reconnaître la complexité des processus d'autonomisation revient à admettre l'incomplétude de tout système axiomatique suffisamment puissant et consistant (non-contradictoire) : à l'intérieur d'un tel système, certains énoncés restent indémontrables. De même, les systèmes autonomes autoréflexifs, ayant ainsi à gérer cognitivement des totalités infinies, réclament l'abandon du principe du tiers exclu, selon lequel les deux termes d'une antinomie ou d'une dualité impliquent nécessairement la vérité de l'un des deux et la fausseté de l'autre, sans possibilité de solution tierce. Est-ce à dire que le tiers est alors inclus dans les systèmes autonomes, comme le laissent entendre G. Lerbet et F.Lerbet-Séréni ? Je suggérerais plutôt, pour ma part, que l'accès à la métaphorisation laisse ouverte la position d'une solution tierce dans la différenciation des enveloppes topologiques : selon les contextes (autoréférentiels, hétéroréférentiels, autonomes) et les niveaux de représentation, la solution tierce maintiendra l'oscillation entre l'inclusion et l'exclusion (il n'existe pas alors de solution viable dans le réel), pourra faire évoluer les termes de l'alternative, ou déboucher sur un choix qui permet alors de prendre une décision.
Déjà, dans la dualité onde-corpuscule des particules élémentaires, il apparaît difficile d'affirmer qu'il existe une alternative tierce qui soit incluse à l'intérieur-même de cette dualité, alors-même que l'on peut admettre qu'une telle éventualité ne saurait être exclue à tout jamais : la conception du "quanton" (cf. Jean-Marc Lévy-Leblond : "Aux contraires", Gallimard, 1996) rendrait par exemple approximative les représentations classiques de l"'onde" et du "corpuscule", en faisant éclater la constitution d'un domaine délimitant les zones d'inclusion et d'exclusion : le quarton possède la propriété de non-localité, ou d'ubiquité, voire de "pantopie".
Le même débat concerne la dualité téléonomie - téléologie, au coeur des enjeux pédagogiques, thérapeutiques, organisationnels, sociaux : certains comportements sont manifestement orientés vers un but, sans pour autant que l'on puisse affirmer l'existence d'une conscience intentionnelle qui permette d'en rendre compte : la reconnaissance de procédures cognitives téléonomiques, tant chez l'animal que chez l'homme (en particulier chez le tout jeune enfant) permet de faire de multiples découvertes sur les compétences spontanées de l'être vivant. Réciproquement, l'accès aux opérations abstraites et au maniement des groupes INRC réclame une mise à distance de ces procédures téléonomiques, et l'élaboration de structures propositionnelles consciemment finalisées qui produisent un décalage téléologique. Déjà, plus précocement lors de l'ontogenèse, l'aptitude à partager des inférences sur les états mentaux d'autrui, à expliciter la diversité des procédures symboliques et des projets mis en commun procède du développement de la différenciation et de l'autonomisation. Paradoxalement, le repérage des buts conscients, l'explicitation des conduites intentionnelles incite à ne pas court-circuiter les cheminements parfois détournés qui, dans les situations complexes, sont les seuls viables pour atteindre un but longuement attendu et réfléchi, ou un projet délibérément défini : on sait les dégâts des plans reposant sur des représentations des buts et des moyens qui se prétendent exhaustivement prescriptifs : la tentation de brûler les étapes, de prendre la ligne droite dans l'idée d'obtenir immédiatement un résultat clairement représenté et bien en vue ne fait que différer l'arrivée à bon port ; elle peut même dissuader de poursuivre les efforts entrepris dans le meilleur des cas, et produire des catastrophes dans les autres. L'affinement des procédures téléologiques permet de ne pas écraser les déploiements téléonomiques, sans réduire l'ouverture à l'innovation à un simple entérinement de leurs effets. Face à cette dichotomie de la téléologie et de la téléonomie, admettons que l'autonomie des personnes et des groupes repose sur l'abandon du principe du tiers exclu. Je ne vois pas poindre, pour ma part, l'existence d'une solution tierce qui soit définitivement incluse dans le domaine défini par les termes de la dichotomie.
C'est ainsi que la proposition d'un "tiers autonome", non-inclus sans être exclu, permettrait d'envisager les relations entrelacées qui se tissent par exemple entre les processus pédagogiques initiés dans les groupes-classes et les établissements éducatifs (tant chez l'enfant que chez l'adulte) et les expériences éducatives qui émergent au sein des familles.
Quoi qu'il en soit, ce n'est pas un des moindres mérites de cet ouvrage que d'ouvrir de vastes champs d'exploration et d'inviter le lecteur à la poursuite de ses propres apprentissages, expériences et méditations : la conception des procédures de communication et de cognition des systèmes autonomes procède par la création de contextes polyphoniques.
Jacques Miermont
Fiche mise en ligne le 12/02/2003