Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.-L. Le Moigne. sur l'ouvrage de MEINESZ Alexandre :
« Le roman noir de l'algue "tueuse". Caulerpa taxifolia contre la Méditerranée »
     Ed. Belin. Paris, 1997. 320 pages.

Le scientifique peut-il ignorer qu'il est aussi un citoyen ? Et s'il assume sa citoyenneté, peut-il ne pas s'exercer en permanence à cette "critique épistémologique interne" qui seule légitime, pour le citoyen, les savoirs qu'il produit en tant que scientifique ? Questions banales, dont les réponses sont de bon sens : bien sûr, le scientifique, qui demande aux citoyens de le faire vivre dans une merveilleuse liberté de pensée créatrice et critique, ne veut être ni un charlatan, ni un irresponsable, surtout si les connaissances qu'il établit concernent l'état et l'avenir de la planète et de la société qu'elle entretient (et qui est présumée l'entretenir en harmonieuse coévolution). Question difficile pourtant en pratique, si la responsabilité juridique du scientifique s'arrête à la publication - éventuellement confidentielle - de l'article-parapluie qui présente les connaissances qu'il a établies. Les affaires du sang contaminé, du nuage radioactif de Tchernobyl ou de la prolifération de l'algue verte en Méditerranée sont encore dans nos mémoires et illustrent cette difficulté : les scientifiques qui "savaient" n'étaient pas responsables de l'inattention des citoyens et des politiques qui préféraient "ne pas savoir" !... Et l'inculture épistémologique des responsables des institutions civiques et scientifiques contemporaines ne permet guère d'espérer une prochaine atténuation des effets pervers de cette situation qui n'est pas propre à la France, mais qui y est peut-être plus intense (cartésianisme réductionniste oblige !). C'est à des méditations de ce type que nous invite ce "roman noir de l'algue tueuse" rédigé par un des protagonistes de ce récit, qui se posait... et qui nous pose de telles questions naïves sur la responsabilité civique des chercheurs scientifiques. Récit d'une curieuse affaire, qui fera les délices des sociologues de la science : superbe étude de cas qui montre, de façon fort vivante, et parfois drolatique (le prince de Monaco a-t-il mangé une salade de caulerpa taxifolia ou de caulerpa mexicana ?), l'étonnante inculture épistémologique des détenteurs des pouvoirs de la cité. Si vous ne connaissez pas l'histoire, je ne vous la raconte pas... car elle est triste : repérée en 1989-90, l'algue tueuse résistant au froid va proliférer en tapissant les fonds de la Méditerranée et en dégradant très notablement la biodiversité marine, de façon telle que son éradication manuelle est devenue quasi irréalisable. A. Meiniesz, chercheur en botanique des milieux marins (et spécialiste des algues de la famille des caulerpes) nous ouvre ici quelques pages de son journal de bord pendant ces six années au fil desquelles il a, avec de nombreux concours, identifié et étudié sous tous leurs aspects les phénomènes écologiques suscités par cette prolifération (d'origine accidentelle : avant 1984, nul n'avait repéré cette "algue tueuse" en Méditerranée), puis examiné leurs conséquences prévisibles à terme. Il va aussi nous raconter les résistances des responsables politiques (qui n'aiment guère les problèmes... dont les solutions sont financières !) et, plus surprenante, des scientifiques (qui n'aiment pas tous la plongée sous-marine : n'ayant pas "vu", ils ne veulent pas croire !). L'Académie des Sciences de Paris n'aura pas le beau rôle dans cette affaire, où elle aurait dû montrer l'exemple du civisme scientifique. Il va enfin nous narrer son difficile apprentissage des relations des scientifiques et des médias : sans journalistes, l'affaire serait restée ignorée, mais du fait des journalistes, les pouvoirs se sont crispés dans des attitudes stériles, arguant de la démagogie et du simplisme des discours de la presse.

Que vous soyez écologue, ou simplement attentif à l'évolution de la biodiversité sur notre pauvre petite planète dérivant dans un cosmos indifférent à ses malheurs comme à nos bonheurs, lisez ce reportage fort vivant. Ce n'est pas vraiment un roman noir, quoi qu'en dise le titre, mais c'est un récit bien documenté rédigé par un témoin conscient du fait qu'il est aussi un acteur : les faits qu'il rapporte sont incontestés semble-t-il, et les interprétations qu'il propose semblent plausibles au citoyen-lecteur de bonne foi. Mais c'est par la dernière partie de ce livre ("Les 3 leçons de caulerpa") que ce récit va intéresser nos réflexions collectives sur l'intelligence de la complexité. Trois leçons : 1) une réflexion sur le sens de la biodiversité pour les citoyens de la Terre-Patrie, qui mérite au moins d'être considéré, à l'heure où chacun en appelle à un développement durable ; 2) la biologie contemporaine, en s'enfermant dans un réductionnisme de méthode (hors du moléculaire, pas de salut), auto-sclérose les recherches en sciences de la vie et en sciences naturelles et marginalise l'écologie à l'heure où nous aurions tant besoin de la développer sérieusement ; 3) la responsabilité du scientifique qui ne peut pas ignorer qu'il travaille dans une société de citoyens : il ne suffit pas de renvoyer au "jugement de l'histoire" lorsqu'on diagnostique un risque majeur croissant irréversiblement. Le manque de civisme des institutions scientifiques peut avoir des conséquences terrifiantes ; certes nul ne détient la vérité seul contre tous... mais depuis quelques millénaires, les humains savent délibérer ensemble leurs comportements : c'est ce qu'on appelle... la démocratie !

Leçons que A. Meinesz présente et argumente sommairement mais fort clairement et de façon convaincante. Pourtant je confesse un certain malaise en achevant ce dernier chapitre. Par prudence ou par indifférence, A. Meinesz ne reconsidère pratiquement sa propre culture épistémologique et celle de la communauté scientifique dans laquelle nous vivons : les conventions positivistes (voire scientistes) qui sont présumées fonder la vérité scientifique enseignable ne seront pas réexaminées : cette vérité, objective et explicative, est tenue pour existante et certaine. Dans ces termes brutaux, chacun protestera "Mais non, je ne suis pas positiviste !". Quels sont alors les fondements, les croyances, les conventions, auxquels nous nous référons ici et maintenant pour légitimer les énoncés enseignables que la science produit ? Tant que les scientifiques ne procéderont pas à cette "critique épistémologique interne" (J. Piaget) de leurs propres savoirs et disciplines, et tant qu'ils n'expliciteront pas ces discussions critiques, ne devons-nous pas craindre que la prolifération des caulerpa taxifolia ne se poursuive ? Les comités d'éthique ne devraient-ils pas s'interroger aussi sur leur propre inattention épistémologique (qui n'est probablement pas indépendante de leur quasi obligation de consensus interne) ? E. Morin leur rappelait il y a peu cette pensée de Pascal sur laquelle nous pourrons tous méditer : "Travailler à bien penser, voilà la source de la morale". Bien penser, n'est-ce pas d'abord méditer sur le sens - ou l'épistémè - de ce que l'on fait ?

J.-L. Le Moigne.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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