Rédigée par J.-L. Le Moigne. sur l'ouvrage de TURING Alan et GIRARD Jean-Yves : |
« La machine de Turing » (Trad. fr. de J. Basch et P. Blanchard). Ed. du Seuil. Paris, 1995. 175 p. |
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L'Académie Française a rendu un bien mauvais service aux recherches francophones en sciences de la complexité en homologuant la traduction de "computing machine" par "ordinateur" et en donnant subrepticement à ce mot une signification sensiblement différente de celle de son "équivalent" anglais. Le concept de "Computing machine" ("machine computante", vite abrégé par "computer", que l'on pourrait fort légitimement traduire par "computeur") est introduit en 1936 par A. Turing dans un article publié dans une revue mathématique anglaise ("Proceedings of the Mathematical Society", 1936-37, vol. 42, p. 230-265 et vol. 43, p. 544-546), article qui incitera le logicien américain Alonzo Church à présenter ce nouveau concept par le nom de son créateur : l'expression "Machine de Turing" ("Turing Machine") apparaît pour la première fois dans la note que A. Church rédige pour le "Journal of symbolic logic" en 1937 sur l'article de Turing intitulé : "On computable numbers with an application to the "Entscheidungs problem"". La définition que proposait Alan Turing des "computing machines" (il parlera plus tard de "computing machinery" et de "automatic computing engine") est maintenant bien connue mais on ne souligne pas souvent combien elle se différencie de la définition française qui fait de "l'ordinateur" un concept différent de celui de "machine computante" qu'il prétend traduire : le néologisme fourni par J. Perret vers 1956 privilégie l'idée de "mise en ordre" aux dépends de l'idée de "computation symbolique" : "calculateur électronique doté de mémoires à grande capacité et de moyens de calcul ultra-rapides, pouvant adapter son programme aux circonstances et prendre des décisions complexes". Si l'on veut bien se souvenir qu'une machine computante ne peut pas s'auto-adapter à une circonstance imprévue et ne peut "computer" des symboles inconnus de son dictionnaire, ou peut anticiper les ambiguïtés et les confusions que suscitera la traduction sans précaution de "computing machine" par "ordinateur".
Cette ambiguïté va être vite sensible à la lecture de la traduction d'un des plus célèbres articles d'A. Turing que reprend l'éditeur de "La Machine de Turing" : en traduisant "Computing Machinery and Intelligence" (publié en 1950 dans "Mind", vol. L"X n° 236) par "Les ordinateurs et l'intelligence", P. Blanchard introduisait à son insu une cascade de confusions rendues possibles par le fait que la plupart des exégètes de ce manifeste n'ont pas lu le texte et l'ont interprété en se référant à son titre. Et comme, comble de malchance, ils n'ont pas vu que le mot français "intelligence" ne traduisait pas l'anglais "cleverness" mais l'anglais "intelligence", les confusions sur les interprétations épistémiques et pragmatiques de "la science de la computation" (traduction bien plus correcte que "la science informatique" de "computer science") vont s'accumuler, suscitant désarrois et querelles stériles. Stérilité à laquelle le lecteur de "La Machine de Turing" risquerait d'être sensible s'il s'attachait aux textes du "co-auteur abusif" de l'ouvrage : les pages par lesquelles le logicien contemporain J.-Y. Girard s'efforce de rétablir l'autorité de la corporation des logiciens-mathématiciens sur la pensée et l'oeuvre d'A. Turing n'introduiront pas une notable valeur ajoutée à notre intelligence contemporaine de la computation symbolique ou des fonctions de la pensée : un ton arrogant, l'abus des affirmations "d'évidence" ou de "simplicité", ou des condamnations péremptoires ("Le thème des fondements (n'a) jamais été qu'un faux nez"), ne suffisent pas à mettre en valeur l'originalité et la fécondité d'une réflexion dont nous n'avons pas encore épuisé les ressources. Mais si l'on passe vite sur ces petits travers corporatifs de l'édition scientifique, on trouvera, enfin aisément accessible en langue française, une bonne traduction de l'article "fondateur" de la théorie de la machine computante (et donc de l'informatique et de l'intelligence artificielle). Traduction (due à J. Basch) judicieusement notée et documentée, qui intègre les errata publiés en 1937 par A. Turing et qui parvient à être aussi fidèle que possible au texte original malgré la traduction de "computable" par "calculable" (une N.d.T. rappelant scrupuleusement certaines au moins des nuances qu'appelle cette interprétation) et malgré l'ambiguïté de la traduction du titre : "Théorie des nombres calculables suivie d'une application du problème de la décision" ne traduit pas exactement "On computable numbers, with an application to the "Entscheidungs problem""... Les guillemets ici ont d'autant plus d'importance qu'ils renvoient explicitement au dernier "problème de Hilbert"... (et donc au problème de la "démontrabilité" d'un énoncé formel) et non au problème de la décision en général (que J. Perret traduira "problème de la décision complexe"). Comme ce texte n'était pas encore, soixante ans après sa publication, disponible en langue française (après avoir été ignoré par l'Académie des Sciences de Paris à laquelle il fut pourtant soumis en priorité en 1936, rappelle le biographe d'A. Turing, Andrew Hodges, 1983, p. 111-113. Ouvrage traduit en français en 1988 chez Payot Ed.), cette édition est fort bienvenue pour quiconque veut réfléchir sur la fascinante et pourtant intelligible complexité de l'acte de computation symbolique, auto-poïèse du symbole travaillant sur lui-même.
L'ouvrage reprend aussi la traduction de l'article "Computing Machinery and Intelligence" (1950) due à P.e Blanchard, sans rappeler expressément qu'elle est extraite de l'édition française d'un recueil édité en 1964 par A.R. Anderson ("Minds and Machines"), traduite et publiée en 1983 aux éditions de Champ Vallon (par le même traducteur). On ne regrettera pas, bien sûr, de retrouver un accès facile à ce texte essentiel qui servit de "base de départ" à A. Newell, J.-C. Shaw et H.-A. Simon concevant à partir de 1952 la théorie des "Heuristiques programmables" qui allait, en 1956, rendre effectives les premières réalisations programmées de l'Intelligence artificielle. Mais, connaissant les contraintes de l'édition des traductions de textes rares, on est tenté de suggérer aux directeurs de la collection qui publie courageusement ces textes rares (T. Marchaisse et J.-M. Levy-Leblond) de nous faciliter l'accès à des textes encore peu accessibles plutôt que de reproduire des textes déjà traduits et publiés depuis dix ans : les "OEuvres complètes" d'A. Turing sont disponibles depuis 1992, et le volume 3, consacré à ses travaux sur "les machines computantes" (entre 1945 et 1954) est fort bien édité sous le titre "Mechanical Intelligence" (D.C. Ince Ed., North Holland 1992). On y trouve en particulier le texte d'un rapport de vingt pages intitulé "Intelligent Machinery" (1948) qui propose "le chaînon manquant" entre les deux articles que reprend "la machine de Turing", et qui introduit en particulier le concept de "self-modifying machinery". Et si l'éditeur français veut faire oeuvre utile pour nous aider à développer notre intelligence de la complexité de la computation symbolique, il pourra ajouter à la traduction de ces textes qui montre "la pensée se faisant", la traduction de la "Conférence Turing" d'A. Newell et H.A. Simon (1976), qui constitue sans doute le témoignage le plus convaincant de la fécondité d'"une science qui, pour peu qu'elle ne se réduise pas à une affaire de spécialistes (fussent-ils logiciens mathématiciens !), ne cesse jamais de penser" : cette conclusion du texte de présentation de la collection "Sources du savoir" dans laquelle est publié ce livre ne constitue-t-elle pas un projet passionnant ?
J.-L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003