Rédigée par J.-L. Le Moigne. sur l'ouvrage de VAN EEMEREN F. et GROOTENDORST R. : |
« La nouvelle dialectique » (traduction coordonnée par C. Plantin) Ed. Kimé, Paris, 1996. 251 pages. |
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Nous avons tant besoin de nous servir de toutes les ressources de notre raison que tous les modes d'emploi qui permettraient d'utiliser tous ses registres - et pas seulement ceux de la logique déductive formelle, qui servent à vérifier mais pas à inventer - nous sont a priori fort bienvenus. En réhabilitant en 1970 la "Nouvelle rhétorique, traité de l'argumentation", C. Perelman nous a incité à redécouvrir cet immense continent quasi oublié depuis près d'un siècle, celui des sciences de l'argumentation. C. Peirce, K. Burke ou P. Valéry l'avaient certes exploré parfois en profondeur mais qui alors leur prêtait attention ? Aussi faut-il savoir gré à tous ceux, de plus en plus nombreux, qui entreprennent de nouveaux défrichages en s'inspirant de l'ancestrale expérience des penseurs de la Grèce antique, et en s'efforçant de la renouveler en la ré-exprimant dans nos cultures : ainsi, cette "Nouvelle" Dialectique que nous proposent les animateurs de l'école hollandaise qui anime aujourd'hui la revue "Argumentation", qui va désormais enrichir notre bibliothèque des sciences de l'argumentation, que l'on appellera peut-être, avec J.-B. Grize, "La Logique naturelle" (1983, 1996) et, avec E. Morin, "La Dialogique".
Ce titre ("La Nouvelle Dialectique"), retenu pour la traduction française de "Fundamentals of Argumentation Theory", 1996, est proposé "en hommage à l'oeuvre novatrice et magistrale de C. Perelman... Si cela n'était présomptueux, nous souhaiterions que cet ouvrage constitue la contrepartie de sa Inouvelle Rhétorique"" (p. 3), assurent les auteurs. Je crains que ce ne soit un peu abusif plutôt que présomptueux, car nous n'aurons ici qu'une partie - plutôt qu'une contrepartie - de la rhétorique-dialectique ("la signification de ces deux mots pouvant être étendue jusqu'à ce que ces termes deviennent pratiquement interchangeables", p. 9). Une partie fort intéressante au demeurant, qu'on nous propose d'appeler la "pragma-dialectique", qui vise à élaborer les règles d'une loyale et intelligible "résolution de conflit" au moyen d'une "dispute réglée". L'élaboration de ces "dix règles de la discussion critique" permettant de contourner les pièges des paralogismes (que l'usage appelle des "sophismes" nous faisant souvent oublier tout ce que la science de l'argumentation doit à la sophistique : quoi qu'en ait dit Platon, Protagoras ou Gorgias seront souvent des témoins de l'étonnant usage de la raison humaine aussi précieux pour nous que les platoniciens et les grands logiciens !), va s'avérer à la fois convaincante et fort bien illustrée : les vertus de l'inférence sont aussi grandes que celles de l'implication et l'investigation heuristique (depuis J. Dewey, A. Newell et H.A. Simon) est aussi noble et pertinente que la déduction logique. Nos auteurs, il est vrai, évitent prudemment ces comparaisons académiquement dangereuses, et ils n'explorent que le domaine de la résolution de conflits entre des parties qui acceptent qu'un arbitre les assure du respect des règles et procédures... de la pragma-dialectique. Sachons-leur gré de cette contribution, mais continuons à nous interroger : les nouvelles dialectiques ne devraient-elles pas nous ouvrir les portes d'une théorie de la délibération dont nous avons tant besoin : l'enjeu n'est pas d'abord de résoudre un conflit, il est de formuler et de reformuler les problèmes en situation que nous considérons. Le conflit suscité par le choix entre deux moyens ne peut-il à la fois susciter l'idée d'autres moyens et surtout faire reconsidérer les fins pour lesquelles ces moyens furent conçus ? Autrement dit, ne pouvons-nous demander aussi aux nouvelles dialectiques de nous aider à formuler (ou à représenter) nos problèmes avant de nous dire comment les résoudre ? Au "Je cogite donc je suis" de Descartes, P. Valéry aimait opposer un "J'invente donc je suis" (OEuvres, Pléiade "", p. 594). Pour "inventer" (concevoir et construire des représentations de nos projets), ne nous servirions-nous pas aussi de notre raison ? Pragmatique, dialectique ou logique naturelle, les sciences de l'argumentation ne pourraient-elles nous aider dans nos entreprises de modélisation de la complexité ? La "Critique de la Raison Dialectique" (1963) et "Le Paradoxe et le système", d'Y. Barel (1979-89), comme l'histoire contemporaine des sciences de la cognition et de l'intelligence artificielle nous donnent désormais de bonnes raisons d'espérer, que confortent les travaux de la nouvelle école des sciences de l'argumentation. Ne la laissons pas s'assoupir sur ces premiers lauriers.
J.-L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003