Rédigée par J.-L. Le Moigne. sur l'ouvrage de VOGE Jean : |
« Le complexe de Babel, crise ou maîtrise de l'information ? » Ed. Masson, Paris, 1997. 176 pages. |
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Il est hélas peu probable que les responsables d'organisations sociales complexes, entreprises ou administrations fassent attention à ce livre publié dans une "collection technique et scientifique des télécommunications du CNET" : ouvrage technique pour nos techniciens penseront-ils a priori. Comme les dits techniciens, fiers de leur compétence strictement technique, ne s'intéresseront pas souvent aux aspects culturels, économiques et civiques de leurs activités, nous risquons tous de négliger cette réflexion exceptionnelle et véritablement transdisciplinaire sur le phénomène manifestement le plus étonnant - et peut-être le plus inquiétant - de notre temps. (Il ne serait pas aussi inquiétant si les connaissances et les réflexions que propose Jean Voge étaient "connaissances communes". Mais, l'arrogance des économistes et des techniciens, l'affairisme des médias et le pessimisme des penseurs se liguent pour que nous pensions à autre chose !). Arriverai-je à vous convaincre que la réflexion richement documentée de J. Voge sur les formes d'émergence possibles d'une civilisation qui "dans un monde saturé de signes se consacre à la quête intuitive et collective du sens, cherchant à tirer avantage de l'adaptation sur la compétition" (p. X") ? Peut-être y parviendrai-je en rappelant que J. Voge fut en France un des très rares pionniers des sciences de la complexité dans la période héroïque 1975-1985 ? C'est à lui que l'on doit, pour une large part, l'initiative de l'Université des Nations Unies organisant en 1984 le premier colloque international sur "Les sciences et les pratiques de la complexité" (actes édités sous ce titre à "La Documentation Française" en 1986), colloque dont le "Programme Européen Modélisation de la Complexité" est indirectement issu. L'attention avec laquelle il sait interpréter les organisations sociales complexes (... par exemple le "réseau mondial des 700 millions d'abonnés au téléphone" !) en terme de "réseaux à structure non linéaire" susceptibles de manifester des capacités auto-organisatrices émergeant de ce "chaos", s'explique certes par cette riche culture sans cesse en éveil, qui permet au socio-économiste d'intégrer aisément les travaux de l'Intelligence et de la Vie artificielle (d'H.A. Simon à S. Kaufman...) autant que ceux de la présumée "socio-culture du cyberspace" par les discours à la mode de la gestion (qu'il a peut-être un peu trop tendance à prendre trop au sérieux : cf. p. 125-130). La philosophie humaniste qui l'inspire, qui nous invite à penser les rapports sociaux en terme de coopération (ou de métissage, cette ruse de l'humanité pour échapper au suicidaire syndrome de la babelisation-punition-de-l'uniformisation), l'incite à restaurer la capacité humaine à produire du sens dans l'échange de signes (plutôt qu'à produire des signes qui n'ont plus de sens !) : "Si des agents intelligents à l'affût des réseaux et des bases de données, se montrent capables de porter des jugements et de conduire des raisonnements, c'est désormais en se fondant sur la solidarité et une intuition collective, créative de sens et d'harmonie...". Propos bien naïfs dirons les vieux cyniques. Et si ce n'était pas si naïf que ça ? Voyons-nous d'autres alternatives intelligentes ? Et qui disconviendra que cette méditation sur l'harmonie des contraires est fort solidement argumentée et documentée ? Je recommande en particulier aux économistes la lecture du chapitre 2 sur "les rendements décroissants de l'information et le capital humain (l'inflation des clercs)" : J. Voge y développe un petit modèle très convaincant pour mettre en valeur les effets contre productifs de l'excès d'information productiviste, dont on voudrait que tous les économistes s'inspirent un peu plus, plutôt que de disserter encore sur les mérites (?) comparés des thèses de M. Friedman et de G. Becker !...
J.-L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003