Rédigée par ALCARAS Jean-Robert sur l'ouvrage de GORZ André : |
« Misères du présent, Richesse du possible » Editions Galilée, Collection débats, Septembre 1997, 229 pages. |
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André Gorz nous aura prévenus dès l'introduction de la teneur du message qu'il souhaite nous adresser : "Il faut apprendre à discerner les chances non réalisées qui sommeillent dans les replis du présent. Il faut vouloir s'emparer de ces chances, s'emparer de ce qui change. ( ) Il faut vouloir la mort de cette société qui agonise afin qu'une autre puisse naître sur ses décombres" (p. 11). Cela nous rappelle forcément quelque chose ! Outre qu'il est une forme de clin d'oeil adressé post mortem à Karl Marx et à ses justifications "scientifiques" des nécessités de la révolution pour dépasser un capitalisme moribond, cet essai se situe parfaitement dans la lignée de ceux qu'André Gorz a déjà publiés ces dernières années - on pense notamment à "Métamorphoses du travail".
Peut-être se prête-t'il ainsi un peu trop facilement à la critique N'y lit-on pas encore et toujours un message du type : "le capitalisme a inventé le " travail " et le " chômage " qui lui est inexorablement associé, mais le capitalisme supprime en même temps le volume de ce travail et débouche ainsi sur " l'horreur économique ", il faut donc dépasser le capitalisme et ses contradictions internes, et créer une société dans laquelle le travail socialement nécessaire et aliénant sera réduit au strict nécessaire, en libérant ainsi du temps pour les multiples activités qui sont tout autant (voire même plus) indispensables à la réalisation et à la dignité des être humains" ? Incontestablement ! André Gorz ne se laisse-t'il pas, une fois encore, fasciner par ce que d'aucuns considèrent comme les "vieilles lunes" du marxisme, par sa vision manichéenne et réductrice d'un monde dans lequel le capital aliénerait le travail pour le compte d'une classe sociale de plus en plus inutile mais de plus en plus accrochée à ses privilèges, et prête à tous les stratagèmes (dans ce livre, l'auteur explique par exemple que les capitalistes auraient eux-mêmes détruit les bases du fordisme qui devenait un système ingouvernable - Mai 1968 serait l'illustration typique de cette "crise de gouvernabilité" inhérente au fordisme -, afin d'obtenir plus aisément de l'État et des salariés ce qu'ils désiraient, en utilisant notamment le chantage à l'emploi) pour les préserver et les accroître ? Assurément ! Ne finit-il donc pas ainsi par se répéter sans se renouveler ? Certains pourront le penser, et cette critique ne serait sans doute pas totalement dénuée de fondements
On pourra pourtant éprouver un réel plaisir à lire,
voire même à relire cet ouvrage - aussi solidement
argumenté, illustré et cultivé que les
précédents, ce qui en agrémente largement la
lecture -, car il présente au moins deux sources majeures
d'intérêt. Primo, les analyses d'André Gorz
procèdent d'un état d'esprit général pour le
moins rafraîchissant - presque indispensable par les temps qui
courent -, qui consiste à penser que le "réalisme" et
le "pragmatisme" invoqués par ceux qui voudraient nous faire accepter
le système en l'état ne sont pas des raisons suffisamment
pertinentes pour faire barrière définitivement à
l'imagination et à la réflexion critique, pour nous empêcher
"d'inventer des sociétés neuves" comme le disait
François Perroux ! Admettons que nous soyons aujourd'hui dans
une situation où l'économie fonctionnerait plutôt bien,
mais où les citoyens ne sauraient plus très bien à quoi
cela pourrait servir, où ils souffriraient d'un certain nombre de
conséquences sociales de ce bon fonctionnement économique
- et tout particulièrement du fait que le travail nécessaire
au fonctionnement de ce système soit à la fois aliénant,
réducteur et trop rare pour servir de clé à l'insertion
sociale des individus - : dans un tel cas de figure, qui devrait-on
qualifier d'utopiste ? Ceux qui cherchent à redonner du sens
à la vie, au travail, à l'économie en ayant recours
à l'imagination ? Les utopistes ne sont-ils pas plutôt
ceux qui font appel sans cesse au "réalisme", quitte à appauvrir
le sens de la vie économique et sociale dans nos sociétés
contemporaines ? André Gorz retourne ainsi l'argument facile
de l'utopie contre ceux qui l'utilisent généralement :
"ce qui se met en place autour de nous est une utopie au sens
étymologique du terme : une sorte de déréalité
réelle (
), de monde dématérialisé,
acentré, (
) aliéné au besoin des sens de se construire
en construisant par un travail toujours inachevé une réalité
qui s'oppose à eux et leur résiste" (p. 180).
Secundo, même si ce livre s'inscrit dans la continuité
des précédents essais d'André Gorz, il n'en contient
pas moins des propositions nouvelles, améliorées, affinées
qui méritent d'être méditées et discutées.
Elles s'articulent en gros autour de trois axes. Tout d'abord, il faut
réduire massivement le temps de travail, non pas pour gérer
la pénurie, mais afin d'être l'un des fils conducteurs d'un
réel projet de société dans laquelle l'harmonie politique
et sociale ne reposerait qu'en partie sur le processus collectif de
création de richesses matérielles. L'auteur ne focalise plus
autant qu'auparavant son attention sur la réduction de la durée
hebdomadaire du travail : il cherche en fait à faire de la
précarité actuelle du travail un véritable mode de vie
harmonieux ! Afin que la précarité ne soit plus vécue
comme une contrainte mais comme un véritable choix, on pourrait octroyer
à chacun une allocation universelle "suffisante" : c'est le
deuxième axe. Encore une nouveauté chez André Gorz :
cette allocation devrait avoir un caractère inconditionnel - ce
changement ne serait-il pas dû en partie à une lecture attentive
du livre "Refonder la solidarité" (1996) que Philip Van Parijs
lui avait dédié ? Enfin, dernier axe, il faut se donner
les moyens d'un réel développement des activités
hors-travail pour l'ensemble des citoyens, notamment en "changeant la ville"
et en favorisant la création de communautés de taille
réduites (à l'instar des SEL's par exemple) : l'auteur
semble ici s'inspirer de propositions socialistes pré-marxistes, à
la manière de Proudhon, voire de Fourier
On ne peut décidément pas rester indifférent à l'oeuvre originale d'André Gorz. Quand bien même fût-elle perçue comme irritante et imprégnée d'un incorrigible marxisme (!), elle se lit toujours avec autant de plaisir car André Gorz a le triple mérite de refuser le défaitisme ambiant - une denrée plutôt rare de nos jours, convenons-en -, d'accorder une place primordiale à la production de sens dans le fonctionnement et les évolutions complexes de nos sociétés, mais aussi - chose remarquable pour un marxiste - de ne pas se laisser forcément enfermer dans une vision trop déterministe et énergétique de l'histoire sociale : en évoquant dans ce livre la "richesse du possible", ne se démarque-t'il pas très nettement des positions de Karl Marx sur ce qu'on pourrait appeler par contraste "la force du nécessaire" ?
Jean-Robert ALCARAS
Fiche mise en ligne le 12/02/2003