Rédigée par J.-L. Le Moigne. sur l'ouvrage de CHRISTIAN : |
« Art de Diriger & Art de Peindre ; Etudes comparées de l'invention de la perspective à la Renaissance, et de la prospective stratégique aujourd'hui » Editions Differ. Paris, 1997. 136 pages. |
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Peut-être vous souvenez-vous de ce vieux sage, qui avait beaucoup souffert de la méchanceté humaine, et qui conseillait à ses enfants : "Astreignez-vous chaque jour à consacrer cinq minutes à la contemplation d'un objet que vous trouverez beau, quel qu'il soit : bouquet, paysage, tableau, bibelot, édifice, visage, poème..." ? Et peut-être avez-vous déjà regretté certains soirs de n'avoir pas sous la main cette oeuvre méditable et admirable, alors que votre mémoire, lasse, ne vous restituait plus ce poème ou cette image que vous aviez engrangé en songeant à ces jours sans beauté qu'il nous faut rencontrer quelquefois ? Si le souvenir de ce regret vous émeut encore, je crois que vous aimerez mettre dans votre sac familier ce "beau" livre de D. Christian. Avant même qu'on ne s'exerce à commenter le propos, il faut d'abord vous dire combien cet objet est beau : les quelque trente reproductions qui rythment la lecture sont toutes si "admirables" que vous pourrez sans peine l'ouvrir presque au hasard pour susciter votre méditation. Sans doute s'agit-il d'un surcro"t de plaisir qui ne doit pas détourner le lecteur de l'entreprise fort "raisonnable" de l'auteur qui, philosophe et médiateur, se propose d'inviter "les acteurs d'entreprise... à comprendre le lieu et les limites de ce qu'est la stratégie, de son élaboration, de sa mise en oeuvre et de son lien à l'éthique" (p. 9). Ceci par le détour d'une "promenade picturale" qui prendra prétexte de l'invention ("invention, et non découverte", insiste-t-il, p. 57) de la "perspective" vers 1415... : ne peut-on relier cette complexe aventure de l'esprit humain à l'invention de la "prospective" stratégique dont nous sommes les contemporains et souvent les acteurs ? Prétexte pour nous inviter "à penser autrement, à fonder une nouvelle Renaissance, (si...) par la perspective, le futur est le produit du présent... (alors que)... pour la prospective, le présent est le produit du futur". Une des originalités les plus pertinentes de son propos sera de comprendre la prospective comme une composante de la stratégie (ou réciproquement ?), ce qui le conduit à nous proposer sous une forme inattendue... et je crois... fort bienvenue... une réflexion sur la stratégie dégagée de son "fond sonore "soundscape"" ("chaos, collage post-moderne de citations tronquées, de rumeurs..."), et déployée dans de nouveaux "paysages, "landscape"" : intelligence collective, complexité des représentations, émergence de nouveaux sens... bien des "ruptures" que nous révèle la méditation des oeuvres de Giotto (1300), de Brunelleschi (1415), de Van Eyck (1434) ou de Léonard de Vinci (1483) et d'autres moins illustres parfois mais toutes "admirables" : elles s'interprètent si volontiers dans nos cultures contemporaines : "Que le stratégique ne soit plus gestion de ressources limitées, mais création, processus de génération de ressources, d'émergence, production de sens". Le projet est utopique, et nous n'osons guère encore "penser... par forme symbolique, spéculaire et expressive" (p. 131). Pas plus que n'osaient les contemporains de Brunelleschi ou de Léonard. Mais ce changement de regard que nous propose ici D. Christian est si jubilatoire, "l'instant de la rencontre", que nous pouvons nous accorder "cette expérience du vertige" (p. 10). Elle suscite si vivement notre intelligence et nos échanges sur la fascinante complexité de l'action humaine, qui à la fois, provient, est, et produit des savoirs humains.
Le lecteur pensif reprendra bien sûr volontiers cette méditation que suscitent ces métaphores reliant "la pensée stratégique" et "la pensée picturale". J'ai volontiers recherché, le livre refermé, "La tempête", ce fascinant tableau de Giorgone pour me convaincre encore de l'émerveillement que suscite parfois l'ambiguïté ; et aussi quelques gravures d'Escher, qui nous incitent à méditer sur la récursivité de la pensée humaine. Autres itinéraires que chacun inventera joyeusement, en sachant gré à D. Christian de nous avoir donné l'exemple en assumant l'apparente incongruité de son exercice.
J.-L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003