Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par Michel Cucchi. sur l'ouvrage de LEVY Pierre :
« Cyberculture »
     Odile Jacob, éditeur, 1997.

Cyberculture est le second travail d'importance de Pierre Lévy sur "l'intelligence collective", après L'intelligence collective - pour une anthropologie du cyberespace (La Découverte/Poche, 1997). Il nous invite à méditer sur la forme et la nature de l'universalité de cette fin de millénaire, qu'il conçoit ouverte, et qui va conditionner fortement le visage des temps à venir. Cette tendance de fond est exposée d'une manière pertinente, même si nous exprimons d'emblée des réserves quant à la rapidité avec laquelle l'auteur passe sur la question de la permanence des rapports de domination et de contrôle social, qui auraient plutôt tendance à se renforcer dans ce nouvel espace, et sur les problèmes que ces évolutions posent pour la liberté du citoyen.

Pierre Lévy définit le cyberespace comme "l'espace de communication ouvert par l'interconnexion mondiale des ordinateurs et des mémoires informatiques" (p. 107). C'est aussi "un processus technosocial auto-organisateur, finalisé à court terme par un impératif catégorique de connexion (l'interconnexion est un but en soi) qui vise plus ou moins clairement un idéal d'intelligence collective d'ores et déjà largement mis en pratique" (p. 236). L'auteur reprend à ce sujet la définition de l'intelligence collective qu'il avait détaillée dans Pour une anthropologie du cyberespace. C'est "une intelligence variée, partout distribuée, sans cesse valorisée, mise en synergie en temps réel, qui aboutit à une mobilisation optimale des compétences" (p. 244). Pour Pierre Lévy, il n'y a pas d'autre voie crédible pour le développement de l'humanité que celle de l'intelligence collective car ce projet "vise à rendre autant que possible les groupes humains conscients de ce qu'ils font ensemble et à leur donner les moyens pratiques de se coordonner afin de poser et de résoudre les problèmes dans une logique de proximité et d'implication" (p. 238).

La cyberculture est définie comme "l'ensemble des techniques (matérielles ou intellectuelles), des pratiques, des attitudes, des modes de pensée et des valeurs qui se développent conjointement à la croissance du cyberespace" (p. 17). Après un long travail d'extension des possibilités de communiquer entre les hommes (voir à ce sujet la somme écrite par Armand Mattelart, L'invention de la communication, La Découverte/Poche, 1997), la cyberculture nous introduit dans la synchronie parfaite de la connaissance de l'ensemble des expériences et expérimentations humaines, elle assure un mode de coordination possible entre les différentes sensibilités humaines, non pas de un vers un, de un vers tous, mais de tous vers tous.

Cependant, lorsque Pierre Lévy veut nous assurer que l'avènement d'un cyberespace nous permet d'accéder à une forme d'universalité sans totalité, sans "attracteur" particulier, il devient nettement moins convaincant. Les caractéristiques propres du mouvement social imprimé par le développement d'un univers virtuel seraient son aptitude à exister et se développer sans programme, sans but, sans contenu, mais sur la base de deux valeurs essentielles et suffisantes : "l'autonomie et l'ouverture à l'altérité" (p. 157). Il n'est pas sûr, malheureusement, que l'évolution décrite par Pierre Lévy soit si neutre, sémiologiquement parlant, et on peut invoquer plusieurs arguments à l'encontre de cette conception d'une universalité virginale. D'abord, l'Internet n'est pas - encore - cette agora aux mains de "nouveaux citoyens" en quête d'une identité planétaire. C'est encore aujourd'hui un réseau piloté par le Ministère de la Défense, des organismes comme la National Science Foundation et des entreprises privées, tous américains. Si on rapproche ces réticences des Etats-Unis à partager leur pouvoir dans la gestion d'un réseau dont ils s'estiment propriétaires avec leur zèle à promouvoir la "libération" du commerce électronique dans le monde, on admettra que ce mouvement social n'est pas "sans but" pour tout le monde, et que le profit pourrait bien fonctionner comme un attracteur implicite, de même que l'achèvement d'un marché mondial à portée des centres industriels et commerciaux a bien la forme d'une totalité. La cyberculture apparaît ainsi à l'auteur comme une "mondialisation concrète des sociétés" (p. 306), mais si c'est pour participer au désenchantement du monde en favorisant un alignement prosaïque sur la loi du profit maximum, ou de la domination maximale, accordons-nous de réserver notre enthousiasme à des idéaux un peu plus relevés.

Pierre Lévy énonce aussi la proposition "plus c'est universel (étendu, interconnecté, interactif), moins c'est totalisable" (p. 141) comme étant le "paradoxe central" d'une nouvelle "écologie des médias". Certes, cet universel-là n'est pas "contradictoire, au contraire, avec la multiplication des singularités" (p. 142), mais jusqu'à quel point les autres formes d'universel l'étaient-elles, avec quelles singularités ? Pour notre part, nous avancerons prudemment que plus c'est étendu, interconnecté, interactif, plus cet univers virtuel s'impose comme un nouveau champ de bataille contre toute tentative de totalisation.

Enfin, Pierre Lévy nous invite à actualiser dans le cyberespace l'idéal des Lumières... "La cyberculture peut être considérée comme un héritier légitime (quoique lointain) du projet progressiste des philosophes du XVIIIe siècle. En effet, elle valorise la participation à des communautés de débat et d'argumentation. Dans la droite ligne des morales de l'égalité, elle encourage une manière de réciprocité essentielle dans les relations humaines [...]. A l'ère des médias électroniques, l'égalité se réalise en possibilité pour chacun d'émettre pour tous ; la liberté s'objective en logiciels de cryptage et en accès transfrontières ; la fraternité, enfin, transparaît dans l'interconnexion mondiale. Ainsi, loin d'être résolument postmoderne, le cyberespace peut apparaître comme une sorte de matérialisation technique des idéaux modernes. En particulier, l'évolution contemporaine de l'informatique constitue une étonnante réalisation de l'objectif marxien d'appropriation des moyens de production par les producteurs eux-mêmes" (pp. 302-303). Acceptons donc cette parenté-là, approfondissons-la au-delà de notre statut d'internaute, dans la réalité "actuelle", avec nos semblables, pour que puisse s'exprimer partout "la diversité de l'humain" (p. 142) que Pierre Lévy voit dans la forme actuelle du cyberespace, au lieu de nous parer d'une innocence bien encombrante pour exister face à un ordre traditionnel des choses qui persiste - sans surprise - à se manifester dans nos réseaux les plus branchés.

Michel Cucchi.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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